Les yeux fermés, Vijendra se concentrait sur sa respiration. Le vent soufflait dans ses oreilles. Il le sentait exercer une force terrifiante sur son corps de taille ridicule et il lui semblait qu'au moindre instant de déconcentration, il risquait de s'envoler à nouveau. Tous ses muscles étaient durs et douloureux. Cela faisait des heures qu'il était coincé ici, debout, plaqué entre la fenêtre glissante de l'immeuble et le mur. Ses doigts saisissaient fermement l'angle de béton afin de lui assurer une bonne prise. C'était le seul moyen pour lui d'être certain de ne pas tomber, d'une manière ou d'une autre.
Ca et surtout, ne pas regarder en bas.
"... Il y a quelqu'un ? S'il vous plaît... Au secours... N'importe qui..."Il suppliait depuis qu'il avait atterri ici, en vain. Personne ne l'avait vu s'envoler. Personne ne l'avait entendu. Il était épuisé. La seule raison faisant que ses cordes vocales n'étaient pas encore cassées, c'était qu'il n'était vraisemblablement pas en train de les utiliser (... En avait-il seulement, sous cette forme ? C'était une question qu'il n'avait pas encore eu le temps de se poser, assez littéralement pris dans le feu de l'action). Il s'entendait donc produire des sons de clochette sans comprendre comment il y parvenait, ni même comment fonctionnait la connaissance intuitive de leur signification. Jusqu'à présent, ça ne l'avait pas tant perturbé. C'était pourtant extrêmement perturbant. Mais ce n'était toujours pas sa priorité.
Vijendra ouvrit à peine un oeil. Il avait peur de voir l'horizon, et que cette seule vision suffise à le faire basculer. Quelques rayons clairs traversèrent sa paupière entrouverte.
Ce n'était pas les lumières de la nuit, ça. Ce n'était même pas la lune. C'était trop chaud. Trop solaire.
"AIdez-moi s'il vous plaît... J'ai peur... Je ne veux pas mourir ici..."Un sanglot passa sa gorge (Était-ce un véritable sanglot ou un équivalent tintinabulant ? Il n'était même plus certain). La perspective de finir sa vie coincé contre la fenêtre d'un building (ou écrasé par terre au pied de ce même building) ajoutait à sa terreur, mais cette dernière devint subitement secondaire à une autre émotion plus urgente.
Une émotion qui enfla d'un coup et qui écrasa tout le reste. Vijendra ouvrit brutalement les yeux, balayant toute prudence. Le vertige l'obligea à écraser son dos plus fort contre les parois de l'immeuble et à se laisser glisser afin de baisser son centre de gravité. Il aurait dû faire ça plus tôt mais tétanisé, il n'y avait pas pensé.
Devant lui, la ligne d'horizon rougeoyait des couleurs de l'aube. Le ciel commençait déjà à devenir bleu. Le soleil se dressait bien au dessus de la courbe terrestre. C'était le matin tôt, mais le matin tout de même. La nuit était passée. Tout le monde était certainement déjà rentré.
Les paroles de la reine des fées lui revenaient. Il n'avait pas tout bien écouté mais ce bout là, il s'en rappelait. Il s'était promis de ne pas faire de bourde, de ne pas prendre de risques afin d'être certain que ça ne puisse pas arriver. Et puis il y avait eu cette stupide bourrasque et maintenant il était coincé dans l'Ordinaire sous l'effet d'un sortilège qui incessamment sous peu allait le transformer en fée pour de bon.
Panique. Forte. Subite. Les yeux écarquillés, pour s'empêcher de hurler (... ou équivalent) il porta les deux mains sur sa bouche.
Et il hurla quand même, en fait. Puis il tenta de se parler, parce qu'il n'y avait que lui pour le faire. Il était tout seul et il avait besoin d'être rassuré.
"Non... Non... Ca va aller... C'est un accident, un malentendu, il y a certainement une solution. Et puis elle n'a jamais parlé de la nuit de l'Ordinaire, n'est-ce pas ? Si ça se trouve tout le monde n'est pas encore rentré, il reste sans doute du temps... Oui du temps... Ca ne peut pas faire si longtemps que je suis coincé, ici..."La douleur dans ses muscles lui disait le contraire, mais il s'était tout de même efficacement convaincu : Rien ne lui disait que sur l'île, on considérait la nuit terminée. Il n'allait pas rester coincé. Enfin... Ca, c'était si quelqu'un finissait par le trouver.
"AU SECOURS ! AIDEZ-MOI ! EST-CE QUE QUELQU'UN M'ENTEND ??!"La conscience de ce qu'il risquait lui avait redonné un peu de poil de la bête, mais il avait aussi l'impression que quelque chose avait changé dans l'air. Il entendait au loin des sons inhabituels, cristallins... Des grelots ? Une voix de fée ?
"Vijendra ? Vijendra ! Où es-tu ?!"Est-ce qu'il hallucinait ? Non. Il avait bien entendu, bien compris. Il rampa sur le bord de la fenêtre, déterminé à se rapprocher du son.
"PAR ICI ! S'il vous plaît venez me chercher j'en peux plus... Par ici... Enfin... Merci..."Voyant les lueurs volantes approcher, bien visibles encore sur fond de ce jour naissant, il s'effondra de soulagement et laissa couler ses larmes de tension. Bientôt, tout cela serait enfin terminé. Il allait rentrer chez lui.
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Il n'était jamais rentré chez lui.
Aujourd'hui, on lui avait donné un nouveau nom. Vijendra n'en voulait pas. L'oeil morne, il fixait les étendues urbaines de la Citadelle depuis la fenêtre d'un couloir du palais. La cérémonie était achevée depuis de longues minutes (ou leur équivalent) mais il n'avait pas réussi à se convaincre de faire plus que ces quelques pas.
Il ne savait pas vraiment où aller. Ou plutôt il savait, mais il n'avait pas envie de s'y rendre. Plus le temps passait, plus il acceptait de suivre la guidance des fées, plus il avait l'impression de perdre son identité.
Cette étape à peine réaliseé semblait vouloir gommer le peu de ce qu'il restait de son humanité. Il n'utiliserait pas ce mot qu'on lui avait arbitrairement associé. Il refusait d'y répondre. Il aurait voulu pouvoir l'effacer de sa mémoire afin de ne jamais risquer d'en prendre l'habitude, voire de s'y identifier.
Le processus était déjà allé trop loin à son goût : il avait un nom de fée. Il le sentait dans sa chair et dans tout ce qu'elle avait désormais de différent, de la pointe de ses ailes à la suppression choquante de certaines de ses fonctions physiques. Il se sentait souillé, corrompu, cela même si ces créatures lui étaient sympathiques : il ne voulait pas être des leurs.
"... Vijendra ?"L'ex-pirate écarquilla les yeux, surpris d'entendre son véritable prénom ici. Vijendra s'était imaginé que cela n'arriverait plus jamais (... c'était plus ou moins le sens de cette cérémonie qui venait d'avoir lieu). Il se tourna pour faire face à une fée nimbée d'un halo multicolore. Ce n'est pas ce détail, ni la tenue tapageuse en plumes de corbeaux parsemée de touches aux couleurs de l'arc en ciel qui attira son attention. Il fixait le visage de la créature en gardant la bouche entrouverte, peinant à croire ce qu'il voyait.
"Morgan.. ?! Non. Rowan ? Attend."La fée qui ressemblait à deux amis tout à la fois émit un rire ravi face à Vijendra médusé.
"Les deux. Je suis Morgan et Rowan, mais ça ne doit pas se savoir sur le Port. Tu ne le diras à personne, n'est-ce pas?- Mais... Tu es une fée ? Tu n'as pas réussi à rentrer à temps toi non plus ou.. ? Attend..."Ca ne collait pas avec ce que Morgan/Rowan lui disait. La fée ne pouvait décemment pas être le frère et la sœur tout en même temps, à moins que...
"Non ! Je suis né comme ça, mais j'aime bien faire comme les humains... longue histoire. Je m'appelle Prisme. Enchanté de faire à nouveau ta connaissance !"Un long silence passa durant lequel les deux fées se jaugèrent. Vijendra ne parvenait vraisemblablement pas à avaler l'information. Prisme semblait en train d'hésiter à aborder un sujet sensiblement plus difficile.
"Il paraît que tu n'as pas fait exprès...- ... C'est peu de le dire. Je n'ai vraiment pas fait exprès.- Pourquoi tu es venu si tu avais le vertige ?- Je suppose que je pensais pouvoir impressionner Maelle si j'arrivais à dépasser ma peur du vide..."Prisme croisa les bras, contrarié. Il poussa un râle agacé.
"Non mais c'est pas vrai... Ca ne t'as pas suffi la dernière fois, la course poursuite avec le nid de frelons ?"Vijendra échappa un rire qui tenait à moitié du sanglot.
"Visiblement non... J'aurais vraiment dû m'abstenir cette fois, hein..."Prisme s'arrêta et inspecta encore le visage de son ami. Vijendra avait les yeux mouillés et il les tournait désormais vers le sol.
"Tu sais tout maintenant, alors il faudra que tu me viennes me voir, hein ? Ma chambre est juste à côté ! Tu veux y faire un tour ? Oh tiens et je vais pouvoir te montrer ce que je peux f... Tu veux des couleurs dans tes cheveux ? Sur ta peau ?- Euh...- Non tu as raison. Tu es très bien comme tu es. Je vais juste te montrer ! Allez avance, tu vas voir, ça va être trop bien."C'était brutal et ça avait pris Vijendra de court, mais c'était vraisemblablement une tentative pour lui remonter le moral. Il n'avait pas envie de se rendre où il devait aller. Le détour était donc bienvenu. Il se laissa traîner par Prisme, lequel paraissait bien décidé à le kidnapper pour lui montrer ses quartiers. Dans le fond, cela lui faisait du bien de retrouver ce visage connu, même s'il découvrait du même coup qu'une fée avait incarné pendant tout ce temps deux personnes de son entourage qu'il avait crues séparées l'une de l'autre. C'était un peu perturbant.
... Il y avait des fées sur le Port, alors ?
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TW : ... Je sais pas exactement comment nommer ce TW mais c'est en lien avec la transformation en fée que Vijendra vit physiquement mal, ce que je détaille un peu comme il fait un état des lieux pour vérifier l'étendue des dégâts. Je pense que ça peut éventuellement piquer aux entournures donc je préfère prévenir.
Il ne savait pas ce qui lui avait pris. Ce n'était pas du tout quelque chose qu'il avait prévu de faire, ou en tous les cas pas comme ça, pas sans préparation. Pourtant lorsqu'il lui était apparu qu'il avait réussi à retrouver sa taille normale avec succès, Vijendra n'avait pas pu s'en empêcher : il avait saisi les vêtements préparés à son effet et il avait pris ses jambes à son cou.
Le tuteur fée, lui aussi changé en elfe, lui avait couru après un moment en vociférant mais il n'entendait plus ni sa voix ni son trot agacé. Vijendra avait vraisemblablement réussi à le semer. Épuisé par son sprint imprévu, l'ex-pirate posa sa main contre le tronc d'un arbre, bientôt suivie par le reste de son corps. Il était essoufflé. Il entendait l'air passer dans sa gorge qui faisait légèrement vibrer ses cordes vocales. Il reconnaissait sa voix.
Sa voix, bien à lui, bien humaine, qui lui avait terriblement manqué. Il aurait fallu qu'il parle pour en être certain, mais il avait l'impression qu'elle était égale à ce qu'elle avait toujours été. L'impression d'être constamment drogué avait disparu : ses émotions s'écoulaient normalement, sans se heurter, sans enfler au-delà du raisonnable, sans se succéder selon un sens des priorités aussi étrange qu'absolu.
Un sentiment monta, entre joie furieuse et violente envie de sangloter. Il y avait trop peu de choses en lui qui s'en étaient tirées indemnes. C'était merveilleux de retrouver ces points d'ancrage car il avait l'impression de redevenir lui-même, mais d'un autre côté, cela soulignait tout ce qui était encore anormal et qui ne serait plus jamais comme avant.
Il se laissa glisser par terre, les genoux relevés. Il allait falloir qu'il s'habille mais pour le moment, ce n'était pas sa principale préoccupation. Après être resté quelques instants immobile à regarder dans le vide, Vijendra leva les mains devant lui et les tourna dans tous les sens.
Sa peau était plus sombre qu'elle ne l'avait été avant que tout ça ne lui arrive, mais elle l'était bien moins que sous son apparence miniaturisée. Cette teinte là, au moins, paraissait naturelle. Cela éviterait qu'on remarque à 400m de distance qu'il n'était pas... qu'il n'était plus aussi humain qu'il l'aurait souhaité.
Il se tortilla pour toucher son dos et confirma ses impressions : ses ailes avaient disparu. Alléluia.
Au-delà de ça, cela dit, ce n'était pas brillant.
Ses doigts montèrent contre ses joues, suivirent anxieusement la ligne de sa mâchoire puis atteignirent ses oreilles. Trop longues, trop pointues. Elles semblaient ne jamais vouloir s'arrêter et il n'y avait absolument aucun moyen pour lui de les empêcher de dépasser de ses cheveux. Il serra les dents et poussa un gémissement contrarié avant de saisir ces affreux bouts de cartilage et de tirer dessus, comme s'il avait hésité à les arracher.
"Tout le monde va le voir... Il n'y aucun moyen qu'ils passent à côté de ça..."Oui, c'était décidément bien sa voix. Ce constat le soulagea légèrement malgré le déplaisir de se découvrir affublé d'attributs inopportuns. Il soupira et laissa retomber ses mains.
Il fallait vraiment qu'il s'habille s'il voulait retourner au Port. Problème : ça lui faisait peur. Il savait déjà ce qu'il allait découvrir s'il baissait les yeux au dessous de son nombril. L'idée de s'être invariablement transformé en playmobil au-delà de cette limite n'était pas quelque chose qu'il se sentait prêt à admettre. Il avait espéré qu'en redevenant plus grand, plus humain, la situation s'améliorerait aussi de ce point de vue. Il était très déçu. S'il avait fallu qu'il regarde ce problème en face plutôt que de le reléguer quelque part entre son subconscient et les tâches de fond qui lui occupaient l'esprit, ses nerfs auraient lâchés. Il ne voulait pas y penser. Jamais. Comment ça, il ne pouvait pas fuir éternellement les conséquences du changement ?
"Ok. On y va progressivement. Allez, je peux le faire..."La chemise, c'était pas trop dur. Il la passa au dessus de sa tête et ajusta les manches. Il remit bien ses cheveux qui flemmards essayaient de rester coincés dans le col.
Puis, vint le moment plus compliqué. Vijendra observait les bouts de tissu restant comme s'il s'était agi d'un animal dangereux prêt à lui sauter à la figure. Il passa le pas brutalement, sans regarder ce qu'il faisait. Mettre des vêtements familiers sur un corps presque familier. Ça aurait pu être agréable voire thérapeutique s'il n'y avait pas eu ce "presque" qui venait tout gâcher.
La gorge nouée, plié en deux comme pour cacher l'inacceptable réalité, Vijendra retourna s'appuyer contre l'arbre. Neutre et lisse, inhumain. Il se sentait spolié. Il avait honte. Est-ce que la différence allait se voir autant qu'il la sentait ? Allait-on se moquer de lui ? Avoir pitié de lui ? Pouvait-il réellement rentrer comme ça ? Où aurait-il dû aller ?
Il n'était plus certain de ce qu'il était en train de faire. Succombant progressivement à la panique, l'elfe plongea son visage dans ses mains.
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Ses pas rapides battaient le pavé du Port. Il sentait son cœur battre à tout rompre. Le sang pulsait dans ses tempes. Vijendra se sentait trop exposé.
Il avait une conscience extrêmement vive de l'air qui glissait contre ses oreilles dénudées. Il savait de quoi il avait l'air et cela l'inquiétait. Il aurait voulu avoir une cape. Là-dessous, il aurait pu mieux se cacher.
Il regardait ses pieds en avançant mais de temps à autre, un regard nerveux coulait sur les pirates alentours. Où se trouvait la limite entre angoisse et réalité ? Il s'attirait beaucoup de regards. Au mieux, les habitants paraissaient surpris de le voir. Certains lui donnaient l'impression d'être carrément hostiles à sa présence.
Ce n'était pas si différent d'avant, n'est-ce pas ? Parmi les moins bien lunés, beaucoup d'anciens orbleus. Des pirates du Jolly Roger. Ceux qui lui avaient toujours fait peur. Il n'était tout simplement plus habitué à leur présence, voilà tout. Il était ici chez lui. C'était là qu'il avait sa maison et c'était là qu'il travaillait. Un incident lui avait valu quelques changements cosmétiques (... on allait accepter cet euphémisme), mais il restait humain. Il était né dans l'Ordinaire, comme presque tout le monde au Port. Il y avait un parent, des amis, un passé. Quant à son présent, il était ici, avec les autres pirates.
Il était humain et tous ces gens le savaient. Il ne fallait pas chercher plus loin que ça. Il voyait des groupes de commères se former dans son sillage mais ça non plus ce n'était pas vraiment nouveau. Si ?
Il passa la porte de la librairie avec l'impression d'échapper de justesse à un banc de piranhas. Il la referma derrière lui et resta figé un instant, la main sur la poignée. Le son d'un gros tas de livres tombant au sol l'obligea à tourner la tête. Ses yeux écarquillés rencontrèrent ceux d'Henrik, qui avait accidentellement lâché le chargement qu'il portait.
"... Mais c'est pas v... Vij ? C'est toi ?- Qui veux-tu que ça soit d'autre.. ?"Il avait peut-être été un peu sec. C'était involontaire, seulement il savait que les traits de son visage avaient légèrement changés. C'était une modification de plus qu'il assumait mal. Sans miroir, il n'avait pas pu vérifier si sa forme d'elfe était plus proche de son ancienne apparence humaine où s'il avait conservé son nouveau faciès. A en croire les réactions du libraire, il partait plutôt sur la seconde option, et ça ne lui faisait pas très plaisir.
"Qu'est-ce que tu fais ici ?- Selon toi ??! La boutique a rouvert, non ? Il doit y avoir du travail ! Alors je viens faire mon travail, voilà. Quoi d'autre ??"Au bord d'une panique qui le prenait aux tripes, Vijendra coassait des mots de plus en plus agressifs. Il y avait dans les questions d'Henrik des sous-entendus qu'il ne voulait pas comprendre. Il essayait de se donner l'air courroucé, mais la seule émotion que son attitude parvenait à exprimer, c'était la terreur d'être mis face à l'inconcevable. Henrik avait retrouvé contenance et s'approchait désormais de lui. Il tentait de lui parler sur un ton calme.
"Viju. Tu ne peux pas revenir ici comme ça. C'est dangereux. On pourrait vouloir te faire du mal.- Non.. Qu'est-ce que tu racontes... Haha... N'importe quoi. C'est chez moi. Je veux retourner chez moi et je veux juste continuer mon travail. Je n'ai même pas fini la dernière commande, elle a dû prendre un retard fou...- Vij."Prononcer son nom paraissait relativement efficace. Cela amenait la fée à redresser les yeux dans ceux de son mentor. Elle allait très vite à perdre son focus et à papillonner tout autour, l'air hagard.
"Les choses ont changé... Tu ne peux plus vivre sur le Port. Il faut que tu restes avec les autres fées. Et puis tu n'as pas pu apprendre tout ce qu'il fallait en si peu de temps. Elles savent que tu es là ?- JE NE SUIS PAS UNE FÉE."La réaction avait été aussi radicale qu'immédiate. Les murs tremblaient encore de ce hurlement aux accents métalliques. Henrik retint brièvement sa respiration.
La fureur de Vijendra fondit aussi vite qu'elle avait éclaté, laissant place à la détresse qu'elle cachait réellement. Une inspiration paniquée. Il tremblait et fut subitement pris par le besoin de fuir cette discussion. Vijendra fonça dans les escaliers qui permettaient de grimper à l'étage, dans sa pièce rien qu'à lui, avec ses encres, et ses livres inachevés, et ses parchemins. Henrik ne pouvait pas l'empêcher de s'y rendre. Il lui semblait qu'une fois qu'il serait en haut, le libraire ne pourrait plus rien lui interdire du tout.
La fée s'effondra dans un coin de la pièce, au niveau d'une poutre contre laquelle elle s'accrocha avec autant de détermination que si elle avait été perchée à 300m de hauteur. C'était comme si cette prise avait été sa seule garantie de garder les pieds sur le sol. Vijendra entendait Henrik approcher prudemment. Il ferma les yeux et voulut boucher ses oreilles, mais ses mains étaient déjà prises. Alors il supplia pour que son mentor change de ton :
"... Je ne suis pas une fée. Tu me connais tu sais que je suis humain... Je veux revenir ici. J'ai besoin de revenir... S'il te plaît ne me met pas dehors. Je n'ai qu'ici où aller... Je ne veux pas retourner avec elles, je ne suis pas comme elles ! Ne dis pas que je suis comme elles. S'il te plaît..."Raisonner Vijendra lorsqu'il était dans cet état paraissait clairement impossible. Henrik se résigna : pour le moment et tant qu'il ne parvenait pas à le convaincre de rentrer, mieux valait probablement que son protégé reste avec lui. L'idéal serait qu'il sorte le moins possible de la boutique afin qu'il ne risque pas de croiser des pirates aux intentions douteuses. Il plaqua une main caleuse sur l'épaule du scribe et fit ce qui était prioritaire : il fallait le rassurer.
"D'accord. Hey... ça va aller, ok ? Je ne vais pas te mettre dehors. Bien sûr que tu peux rester ici... "... Pour l'instant.
"J'aurai bien besoin de ton aide, il y a pas mal de commandes en retard, tu as raison."Les propos du libraire paraissaient avoir modérément calmé Vijendra. Cela dit, la fée n'était pas entièrement rassurée, à en croire la façon dont elle s'accrochait toujours à la poutre. Vijendra chercha le regard d'Henrik, à la recherche d'une confirmation.
"... Je suis humain. Regarde, je suis grand et je n'ai pas d'ailes. Et je parle normalement. Je suis humain ! Tu le sais, hein ?"Henrik retint un très gros soupir. Il répondit par un sourire, mais le coeur n'y était pas. Il y avait une lueur dangereuse dans le regard de Vijendra et le libraire la prenait pour ce qu'elle était : un signal d'alerte. S'il le contredisait, il le perdait.
"Hm hm. Tu veux vraiment continuer cette discussion par terre ? Où est passé ton laïus habituel sur le danger des allergies à la poussière ?"Rassuré quant à son avenir immédiat, Vijendra laissa brutalement retomber ses épaules. Et puis tout le reste suivit. Ses nerfs ne tenaient plus le coup, il les laissa donc craquer. Le visage sombre, marqué par une fatigue et une émotion mal assumée, le vieux libraire ébouriffa les cheveux de la fée sanglotante et lui offrit son épaule, même si ça ne le mettait pas très à l'aise. Il était probablement l'un de ses seuls repères actuels et c'était une lourde responsabilité.
Cette histoire pouvait très mal se terminer.
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TW : Humiliation sournoise destinée à le faire se sentir encore plus mal sur les points qui fâchent (merci Maelström)
Henrik ne voulait pas qu'il sorte, mais Vijendra n'avait pas l'intention de rester enfermé ad vitam aeternam dans son atelier. Il voulait voir ses amis. Il voulait vivre une existence normale. Il avait besoin de respirer. Ce soir, il allait prouver au libraire qu'il se faisait trop de souci : il allait se rendre à la Taverne et tout allait très bien se passer.
Vijendra poussa la porte de l'établissement. De nombreuses discussions cessèrent. Beaucoup de regards mal lunés se tournèrent sur lui et il eut quelques sueurs froides. Le jeune homme baissa les yeux, embarrassé. Il rabattit sa capuche sur sa tête, soucieux de ne pas laisser ses oreilles trop en vue. La théorie était décidément plus facile que la pratique.
Son cœur manqua un battement lorsqu'il reconnut qui se trouvait au comptoir vêtue d'une magnifique tenue de soirée, jambes croisées et à la main un verre tenu entre deux doigts avec cette nonchalance ravageuse qui lui était caractéristique. Maëlle... Cela faisait si longtemps qu'il ne l'avait pas vue ! La seule vision de la danseuse lui réchauffait le cœur, et ce d'une façon qui n'était plus arrivée depuis longtemps.
La fée qui ne se sentait pas aussi à sa place qu'elle voulait bien l'admettre se faufila discrètement jusqu'au bar. Vijendra prit un tabouret vide à côté de Maëlle. Il crut entendre un raclement de gorge moqueur, mais ça devait être son imagination.
"Salut Maëlle... ça fait un bail..."Cette timidité ne lui était pas habituelle, mais Vijendra craignait les réactions de la chanteuse. Il avait beau tout faire pour se convaincre qu'il était presque le même qu'avant, il savait au fond de lui que beaucoup de choses avaient changées. Avec Maëlle, encore plus. Il ne savait pas vraiment comment leur relation pouvait évoluer maintenant qu'il était comme ça, mais il voulait rester proche d'elle. Il avait besoin d'elle.
Elle se tourna vers lui avec une expression indéfinissable. Une lueur froide luisait dans ses yeux malgré son sourire invariablement séducteur. Elle le toisa avant de répondre :
"Tiens donc, un revenant... Et par quel nom doit-on t'appeler, maintenant ?"Vijendra jeta sur Maëlle un regard blessé. Tout son corps se crispa et il regretta de n'avoir encore rien à boire car il aurait aimé avoir un verre avec lequel jouer pour se donner une contenance. A défaut, il triturait ses propres mains posées sur le bois, et il les fixait.
"Pourquoi est-ce que j'aurais besoin d'un autre nom ? J'aime mon nom. Il est très bien.- Oh, c'est juste qu'il me semblait que Mab en faisait une tradition...- Ça n'a aucune forme d'importance...- Laisse moi deviner. Hmm... Obsidienne ? Ça irait bien avec tes yeux, et ça rend mieux que Tourmaline. Basalte, peut-être ? A moins qu'on ne soit sur tout à fait autre chose... Grelot ? Fougère ?- Mais ARRÊTE. On s'en fiche. Je m'appelle Vijendra, c'est tout... Pourquoi tu fais ça ?"Elle tourna sur lui un regard étonné.
"Faire quoi ? Je me renseigne sur ce que tu deviens, pardonne ma curiosité..."Il y eut un court silence embarrassé (au moins du côté de Vijendra. Maëlle ne semblait pas spécialement perturbée, elle le fixait même plutôt intensément).
"Alors... Qu'est-ce qui te ramène sur le Port ?- Pourquoi est-ce que tout le monde me pose cette question, enfin... Je vis ici !"A force, il était devenu très susceptible à ce sujet. Pourquoi était-ce si étonnant pour tout le monde de le voir revenir à son ancienne vie ? Il n'avait jamais demandé à en changer ! L'air impassible et sans le regarder, Maëlle prit une gorgée dans son verre.
"Hm hm. Bon courage, je suppose.- Maëlle... Je veux que ça soit comme avant. Je veux te voir et parler comme on le faisait..."Elle se tourna vers lui très lentement, comme s'il venait de dire une énorme absurdité. Un gloussement ouvertement moqueur lui échappa et elle le toisa (encore) des pieds à la tête. Il se sentait réduire sur sa chaise. Il ne l'avait jamais sentie aussi méprisante.
"Tu veux ""parler"" comme on le faisait.- ... Quoi ? Qu'est-ce que ça a de si étrange ? Tu sais que c'est important pour moi, ce qu'on avait. Et... ... .."Prédatrice, elle s'approchait de lui lentement. Elle repoussa sa capuche du bout d'un doigt à l'ongle très effilé, et elle approcha très subitement sa bouche de celle de Vijendra, pris par surprise. Il eut le réflexe d'entrouvrir la sienne à son tour, mais le reste ne se passa pas comme il aurait fallu. Il eut un frisson d'effroi, associé à un mouvement de recul qu'il tenta en vain de cacher.
Le problème ne venait pas de Maëlle. Le problème venait de lui et de cette absence, ce vide qui existait désormais à l'intérieur de lui dans des situations où ses hormones auraient dû bouillonner. Il ne ressentait rien, aucune envie, aucune attraction physique en direction de la chanteuse qui pourtant écrasait ses formes voluptueuses contre son bras. Ses doigts griffaient doucement sa joue, et tout ce qu'il était capable d'éprouver, c'était sa propre aliénation. Son néant physiologique faisait appel à d'autres sensations de manque physique. Absence. Insensibilité. Encéphalogramme plat. C'était frustrant et humiliant. Les larmes aux yeux, il entendait des rires fuser depuis quelques tables adjacentes.
Elle s'était arrêtée en le voyant freiner des quatre fers mais elle ne s'était pas éloignée de lui. C'était insupportable de la sentir si près, séductrice comme elle savait le faire, et de ne pas être en mesure de répondre sur le même ton. Vijendra n'arrivait même plus à se souvenir de la sensation du désir, lui qui pourtant en avait été très familier. Elle tapota sa joue à deux reprises.
"... C'est bien ce que je pensais."Elle retourna sur sa chaise. Vijendra retrouva la faculté de parole. Impatient de s'expliquer, il s'enflamma un peu.
"Mais attend, Maëlle... On peut quand même se voir. On peut faire tout le reste...- Comme quoi. Empiler des briques ? Jouer aux cartes ? Viju, regarde les choses en face. T'as troqué la seule chose qui nous rapprochait contre une paire d'ailes. Et des petites oreilles pointues mignonnes... Tu arrives à les faire bouger ?"Horrifié, il ne releva même pas son dernier commentaire, pourtant relativement désobligeant. Comme il restait silencieux, Maëlle approcha un doigt de l'une des dites oreilles pour jouer avec. Il éloigna la main de la chanteuse comme s'il s'était agi d'un moustique et couvrit le cartilage peu discret avec sa main.
"Mais je tiens à toi moi...- Tu sais très bien quel était le deal. On a été très clair là-dessus dès le départ. C'est juste un jeu. Pas de sentiments. Je ne t'ai jamais promis l'inverse.- Mais je croyais que...- Tu es un idiot si tu y as cru, Vij.- ... Il y a encore des choses que je peux faire...- Oh pitié... Tu es désespéré à ce point ? Ne te force pas, ça ne vaut pas le coup. C'est fini alors fais toi une faveur et accepte le comme un gentil garçon. Une gentille fée ? Bref."Pétrifié, Vijendra était incapable de répondre. Maëlle venait de lui mettre un coup qui l'avait terrassé. La chanteuse se leva et glissa la fin de son verre entre les mains de l'elfe.
"Arrête de t'accrocher à des illusions. Rentre chez les tiens, Viju, je dis ça pour ton bien. Regarde autour de toi. Tu n'es pas le bienvenu ici. A te prendre pour ce que tu n'es plus, il va t'arriver de grosses bricoles."Les mains crispées contre le verre, Vijendra observait le liquide trembler au fond du récipient. Il ne vit pas Maëlle partir. L'angle ne lui aurait de toute façon pas permis de voir le sourire cruel étiré sur les lèvres de la sirène.
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L'atelier sentait bon les encres fraîches et le papier. Un rayon de soleil passait au travers de la fenêtre creusée dans le toit et illuminait le plan de travail. Il caressait agréablement la joue de Vijendra, soigneusement assis devant son établi. Touche de noir sur la plume. Sa pointe glissait souplement sur le papier, traçant des traits aux courbes et aux angles précis. Touche de rouge. Le grincement satisfaisant animait le silence autant qu'il remplissait le vide à l'intérieur de lui. Le sentiment de paix était ténu, fragile, ponctué de mélancolie, mais il était réel.
L'elfe soupira et posa ses outils. Il venait d'en finir avec la dernière enluminure de ce manuscrit. Il était prêt à être livré au client. Vijendra se pencha en arrière. Ses yeux parcouraient bêtement le plafond. Plus aucune pensée parasite ne traversait son esprit et il en profitait. Il savait que ça ne durerait pas.
Dans cette pièce, il se sentait au calme, en sécurité, isolé des réalités dangereuses qui l'attendaient dehors. Henrik aurait voulu qu'il ne sorte pas d'ici. Dans ce genre d'instants, la chose lui paraissait presque possible à envisager. Il ne restait jamais de cet avis longtemps.
Vijendra se redressa. Il était temps pour lui de faire une pause. Il alla se mettre sur le couchage qu'Henrik lui avait installé dans un coin de sa pièce. Il y avait une petite lucarne au niveau de la tête du lit. Vijendra fourra son nez au travers pour regarder la vie qui animait le Port.
Un gros soupir lui échappa. Il avait beau faire des nuits plus de dix heures et manger sans se restreindre, il n'avait jamais été aussi épuisé. Il savait pourquoi même s'il ne voulait pas mettre les mots dessus, ne serait-ce qu'en pensée. Les nourritures humaines ne fournissaient plus à son corps l'énergie dont il avait besoin. Il lui fallait autre chose, sans quoi la situation allait devenir compliquée sous peu.
Roulé en boule sur les draps, il fermait les yeux et somnolait. Il ne savait pas exactement à quel moment il était tombé. Trois petits coups tapèrent contre le carreau. Vijendra cligna des yeux, loucha, et enfin les ouvrit tous ronds lorsqu'il reconnut la lueur éclatante qui lui faisait coucou depuis l'extérieur.
Il ouvrit la fenêtre à la hâte et laissa entrer la fée, laquelle opta pour un vol stationnaire à quelques dizaines de centimètres de son visage.
"Prisme ? Qu'est-ce que tu fais là ?- Je viens voir comment tu vas ! Tu sais qu'on s'inquiète pour toi ?- ... C'est pas la peine. Je suis juste rentré chez moi."Prisme, qui se baladait pourtant régulièrement sur le Port sous les traits de jumeaux bermudons, n'avait pas l'air très convaincu.
"Tu as vraiment une sale tête. Tu vas faire comment quand tu seras à sec ? Verglas a dit que tu ne maîtrisais pas du tout la transformation."Un peu froissé, Vijendra fit la moue et détourna les yeux.
"Je... vais trouver une solution.- Tu parles ! Heureusement, je pense à tout. Je t'ai ramené de quoi manger, regarde !"Prisme tendit un sac dans la direction de son ami. Il était gros pour une fée, mais à taille humaine il paraissait petit. Étonné, Vijendra fouilla à l'intérieur. Il y découvrit quelques récipients contenant les nourritures magiques qu'il n'avait plus vues depuis son retour au Port. Son estomac sa tordit, sa bouche saliva, et il en fut très contrarié. Cependant, il était conscient de ce que cela représentait : Prisme lui fournissait un délai.
"... Merci, mais... Pourquoi tu fais ça pour moi ?"L'Irisé.e haussa les épaules.
"Si tu t'évanouis dans la rue et que tu rapetisses, tu auras l'air bête et les pirates pourraient en profiter. De toute façon, on m'en donne beaucoup en ce moment. Je ne peux pas tout manger. Mais tu sais, je ne sais pas si je pourrai le faire tout le temps. Tu devrais penser à rentrer.- Je suis chez moi ici...- Alors apprend à te transformer correctement pour être capable de venir chercher la nourriture tout seul quand tu as faim. D'accord ?"Vijendra poussa un soupir agacé. Une petite partie de lui savait que Prisme avait raison mais c'était encore trop dur à admettre. Il ne voulait plus jamais être minuscule. L'unique chose qui l'empêchait de perdre son calme, c'était la séance de travail qu'il avait réalisée juste avant. Son esprit effaça la proposition aussi vite qu'elle était arrivée.
Il vida le contenu du sac comme s'il s'était agi d'une gourde remplie d'eau et qu'il marchait dans le désert depuis des heures sans se sustenter. Vijendra se sentit instantanément mieux. Il soupira et se laissa tomber contre le matelas, en croix sur le dos. Prisme se cala dans son cou et il plissa légèrement les yeux. La satiété le rendait somnolent, mais c'était très différent de l'épuisement précédent.
"Merci d'être venu Morgan...- Tsst. Rowan, si tu veux jouer à ça. Tu ne m'as pas bien regardée !"Un rire nerveux échappa à l'ancien pirate qui se tourna sur le côté, les yeux posés sur la fée haute en couleurs.
"Désolé. Tu veux bien rester un peu, Rowan ?- J'ai l'air d'aller quelque part ?- Non, c'est vrai... Merci..."La présence de la fée était étrangement réconfortante. Tous ses autres amis étaient au Port, mais les côtoyer était devenu difficile. A chaque instant, sans forcément le faire exprès, ils lui rappelaient sa différence.
En moins de temps qu'il ne le fallait pour le dire, il s'endormit comme une masse. Pour la première fois depuis des jours, c'était un sommeil reposant.