Le sourire d’Apache s’efface pour laisser place à une expression que Just ne lui connaissait pas encore : la surprise. Ses yeux bruns s’arrondissent comme deux billes tandis que sa bouche tressaille sans émettre un son. Durant ce court instant où le punk semble avoir perdu l’usage de la parole, Just se surprend presque à sourire. Apache est un peu du genre à avoir le dernier mot, alors forcément, il y a du mérite à le prendre de court.  Même si c’est involontaire.

Se reprenant assez vite, l’Hérissé s’arme d’un drôle de sourire, le regard pétillant :

« Putain, tu fais pas dans la dentelle toi ! »

Pas vexé pour un sou, le punk a retrouvé toute son assurance à tel point que c’en est presque agaçant. A croire que rien ne l’effraie, lui. Mais après tout, tant mieux, non ? Pourquoi voudrait-il qu’Apache ait peur ? Est-ce si désagréable pour lui d’être sous-estimé par ce petit provocateur ? Quelle importance ? Non, c’est autre chose. Ce sourire qu’il n’est pas sûr de comprendre a l’air de lui dire : Allons mon coco, je t’ai cerné, maintenant. Je sais exactement quel genre d’individus tu es, et je sais de quoi t’es capable. Je vois tout clair en toi, plus la peine de te cacher. T’es un nerveux, un impulsif, une tête brûlée. Je sais ce que t’es.

C’est sans doute ça, qui le gêne dans le regard du punk. Il y a une lucidité qu’il redoute, qui le décourage à jouer la comédie. Si on est pas attentif, le naturel, aussi déplaisant soit-il, revient au galop. Et pour quelqu’un comme Just, c’est quelque chose de très déroutant. Le sentinelle ne s’en est pas rendu compte mais il ne sourit plus, lui.

« Nan j'voulais dire, reprend Apache. Tout à l'heure t'avais l'air d'avoir de meilleures idées sur les manières de procéder pour... Genre… Faire chier l'autorité.
— Ah. »

D’un coup tout est clair. C’est ça qu’il voulait dire par apprendre les bonnes manières. Tout ça, c’est à cause de ce qu’il lui a dit tout à l’heure : se battre de la bonne manière. Qu’est-ce qu’il avait dû avoir l’air arrogant quand il lui avait sorti ça… Comme s’il était mieux placé que tout monde pour savoir comment mener un combat. Non, c’est surtout qu’il sait reconnaître une grosse erreur quand il l’a sous les yeux.

« Tout ce que j’essayais de te dire c’est que… ça ne sert à rien de foncer tout seule vers les ennuis… De jouer aux kamikazes, si tu préfères. Si tu pouvais faire profile bas, au moins le temps qu’on soit assez nombreux… »

Il s’arrête, porte les doigts à ses tempes qu’il frictionne. Comment aller à l’essentiel ? Ou plutôt, comme lui dire sans lui dire de but en blanc : arrête de jouer les délinquants. Autant demander à un diplomate de faire vœux de silence ou un courtisan de péter plus bas que son cul.

« Je crois que tu m’as compris. »

Ou plutôt, il espère, pour ne pas avoir à développer davantage.

C’était à s’y attendre : Apache n’a pas l’air convaincu. Enfin, s’il était aussi influençable que ça, il ne lui serait d’aucune utilité. Le sentinelle capte un regard qui en dit long et lui rappelle une dure réalité avec laquelle il va devoir composer : Apache est un fouteur de merde.
C’est ce qu’il fait, c’est tout.

Mais Apache l’ouvre et le défilé des excuses et explications commence :

« C'est ma façon à moi de tuer le temps. »

Just hoche la tête, compatissant, mais il n’y sur sa tête rien d’autre que la gravité et la lassitude devant ce  qu’il pressent comme un débat qui pourrait durer des années sans trouver de conclusion.

« Et comme j'te disais, on sait pas, ça peut en inspirer. »

Il opine à nouveau. Mais bien sûr, Apache a pensé au long terme en couvrant ces arbres de graffitis. De toute évidence.

« Si personne tient tête à ces brutes de connard cheffaillon, alors c'est comme s'ils avaient gagné pour de bon ! »

Le sentinelles ferme les yeux comme pour chasser un vilain mal de crâne. Et puis quoi, bientôt ça va être un martyr ?

« T'façon j'peux pas m'en empêcher. »

La première vérité qui sort de sa bouche.

« Puis nombreux... On fera quoi exactement, quand on sera nombreux ? »

Le sentinelle rouvre les yeux alors que cette conversation reprend un ton sérieux. Et cette question aussi dérangeante soit-elle, est excellente.

« Pour moi, c’est encore trop tôt pour le dire. Mais je sais pas par exemple… »

Il écarte soudain les bras comme pour lancer quelque chose de dramatique mais sa voix reste posée et grave :

« Faire sauter la baraque ? »

La réaction d’Apache dépasse toutes ses attentes. En fait, l’enthousiasme du punk lui fait même l’effet d’une douche froide quand il réalise qu’il vient peut-être de prendre un engagement énorme qu’il va devoir tenir même si c’est complètement dingue ou stupide. Pourtant, alors que l’Hérissé s’emballe, lui reste immobile et se mord l’intérieur de la joue.

Il trouvera une solution… plus tard.

« Et on foutrait la tête de tous les chefs sur des piques. »

« ………………………… grave. »

Engagement plus raisonnable mais ça reste toujours aussi peu évident de se projeter dans l’avenir. Est-ce qu’ils en seront seulement capable ? Sans parler de tous les compromis nécessaires après une victoire…

« Ce qui est sûr, c’est qu’on devra faire un sort au petit tyran. »

Qu’il rajoute, sur le ton de la conversation. Il ne sait pas encore comment opérer mais il est prêt à parier qu’une bonne partie du pouvoir de Peter Pan provient du soutien de ses sujets. Une fois perdue, il pourrait faiblir ou au pire provoquer un beau bordel. Dans tous les cas, une opportunité se présenterait.

Soudain, la brise qui semblait s’engouffrer à l’intérieur de la Salle de Jeu se change en une brève bourrasque qui soulève quelques fripes. La flamme de la lampe se tortille un instant avant de s’éteindre, les plongeant dans le noir.

« Merde. »

« C'était quoi ça ? »

Il balaye cette question du tac au tac avec un de ces réponses sans originalité qui a le mérite de clore efficacement une conversation.

« Un courant d’air. »

A l’aveuglette, il tâtonne d’une main hasardeuse. Le vent a soufflé la flamme de la lampe, tout simplement. D’un coup net, bizarrement. Mais c’est sûrement ce qui est arrivé.

Du bout des doigts, il croit sentir le métal encore chaud de l’objet et croit avoir mis la main dessus mais ça lui glisse entre le doigts. Il entend l’objet rouler puis tomber par terre dans un bruit de métal creux qui lui rappelle des cymbales. Merde.

Au même moment, pour des raisons bien différentes, Apache sursaute et s’accroche presque à lui en glapissant :

« Putain ! Et CA c'était quoi ??? »

Il pourrait lui dire qu’il a fait tomber la lampe en la cherchant dans le noir, que sa main s’est heurtée à l’objet qui a roulé jusqu’au bout de la table pour finalement tomber. Cela ne serait pas tout à fait la vérité. Son geste était lent et sûr. Il avait presque refermé ses doigts sur la poignée mais l’objet lui avait presque filé entre les doigts. Comme poussé par une force invisible. Mais plutôt que de compliquer la situation dans une réponse détaillée, il opte pour un vieil argument qui a fait ses preuves par le passé :

« Un gros courant d’air. »

Il lâche un soupir, tant par agacement que par besoin de cacher la nervosité qu’il sent dans son crâne. Il n’a rien contre l’obscurité mais ici… ça l’oppresse.

« La lampe est tombée. Aide-moi à la chercher. »

Il se détache du punk, se baisse pour progresser à quatre pattes sous la table. Elle a sûrement roulé de l’autre côté. Peut-être même qu’elle a atteint l’autre bout de la pièce.

Just balaye l’espace devant lui d’une main, à la recherche de la lampe mais aussi de n’importe quel obstacle. Quand ses doigts trouvent quelque chose de dur, il se crispe légèrement. Mais en remontant sa main jusqu’à atteindre le dessous de la table, il devine qu’il s’agit en fait d’un de ses pieds en bois. Classique.

« Merde... »

Il entend la voix du punk s’élever et déjà il pousse un soupir.

« Quoi encore ? »

« Euh.. Mec, y’a un truc bizarre là. Je crois qu'on nous a enf... »

Enf ? Enflé, enfumé, enfoncé, enfilé, enflammé, enfariné ? Apache se tut d’un coup, laissant sa phrase en suspens. Just qui s’est immobilisé, attend la suite, exaspéré.

« Enfermés... »

Just reprend son exploration, balayant cette histoire d’un mouvement de tête.

« C’est impossible. »

Son ton ne laisse place à aucun doute. Il énonce une réalité. C’est impossible qu’ils soient enfermés.

« Just … ? J'crois... Qu’on n’est pas tout seul ici. »

La voix du punk n’était plus qu’un murmure comme s’il craignait d’être entendu.

« C’est impossible, insiste Just. La porte n’a ni serrure ni loquet. »

Ce crétin a sûrement poussé au lieu de tirer c’est tout. De toute façon, ce qui compte maintenant de trouver, c’est cette foutue lampe.

« Tu m’aides ou pas ? »

La voix de Just trahit de l’exaspération. Il a l’impression d’être le seul à crapahuter dans le noir tandis qu’Apache commence à délirer.

Le sentinelle s’arrête devant un genre de commode. Il n’a rien trouvé jusqu’ici. Soit la lampe n’a pas roulé droit et il est passé à côté, soit elle est en dessous de ce meuble. Le cowboy s’écrase au sol, tend le bras et se met à balayer l’espace. Il frôle un truc. C’est peut-être ça ! Il rapproche sa main.

Soudain, une douleur point alors qu’il sent le liquide poisser lui couler entre les doigts. Pris par surprise, Just sursaute et se cogne violemment la tête contre la commode dont le contenu se met à tinter sous la secousse.

« Bordel ! »

Just retire sa main porte l’autre à son front. C’est bon, il ne va pas avoir une bosse pour si peu. Par contre, il s’est bien coupé là-dessous !

« C’est rien, je me suis coupé. » Il explique, préférant ne pas donner à Apache de la matière à sa psychose. « Je crois que je suis tombé sur du verre pété ou un truc comme ça. »

Et maintenant, il n’a pas envie de remettre la main là-dessous. Il faudrait qu’il trouve un genre de bâton pour tirer ce qu’il y a en dessous.

« Ok, attend j’arrive. » fait Apache à l’autre bout de la pièce.

Just va pour lui demander de lui rapporter quelque chose de long mais il se ravise. Le punk a déjà dû mal à ouvrir une porte, il ne faudrait pas lui en demander trop.

« Je l'ai trouvé..! »

Tapis au sol, Justice se fige. Si son camarade pouvait le voir, il en rirait : ses traits se sont affaissés d’un coup sous l’effet de la consternation. Puis, sans amorcer le moindre geste, il jette :

« Quoi ?
— J'ai la lampe, Just, reviens ! Sors de la ! » le presse Apache.

La Main soupire, s’étonne, soupire. Il était persuadé que la lampe avait roulé jusqu’ici. C’était sa progression logique et il avait entendu le bruit d’un objet qui roule dans cette direction. Et Apache la trouvait à l’opposé. Bizarre.

Le sentinelle se redresse sur ses coudes pour se redresser mais son dos heurte le dessous de la table dans un bruit sourd agrémenté de tintements de verre. Il lâche un juron. Non, il n’a pas la place de faire demi-tour. Il n’a plus qu’à y aller à reculons.

« Tu l’allumes pas ? » qu’il demande en rampant en arrière, se poussant à la force de ses bras.

Le sentinelle parvient à se frayer un chemin vers la sortie. Par deux fois, son dos heurte le dessous de la table et par deux fois il se demande pourquoi cette putain de lampe reste éteinte.

« J'ai pas de f... » Mais alors qu’il se cherche des excuses, le punk laisse échapper un juron, la pièce s’éclaire soudain et le bruit d’un objet métallique qu’on laisse tomber ricoche sur les murs.

Toujours à terre, le sentinelle ferme les yeux et lâche un soupir. Il a croisé toutes sortes de gens durant sa courte de vie et il a vu le meilleur comme le pire. Mais là, il tient un champion.

Se redressant, il époussète machinalement ses genoux mais la douleur d’une plaie fraiche se rappelle à son bon souvenir. A la lumière de la lampe, il découvre une petite plaie propre et nette qui bavouille d’hémoglobine. Rien de trop grave mais quand même, on ne l’a pas loupé.

« T’aurais pas un… » Il lance mais il se ravise. Non, y’a peu de chances. « Je pense qu’on devrait aller se coucher. On reprendra cette discussion un autre jour. »

Apache semble un peu secoué et le décor ne se prête pas vraiment à une conversation sérieuse. Qui plus est, la fatigue se fait sentir.

« Non. » fait un voix aiguë.

Le sentinelle se tourne vers Apache. Comment ça « non » ? Mais les lèvres du punk ne remuent pas et la voix reprend derrière eux :

« Il n’y aura pas d’autres jours. »

Le sentinelle se penche sur le côté pour aviser une petite silhouette qui se tient derrière Apache, dressée de toute sa hauteur sur une commode chargée de peluches. Il met un instant à reconnaitre le visage dérangeant mais familier de la poupée qu’il avait remarqué tout à l’heure, son sourire glaçant, ses boucles rousses désordonnées. Elle se tient pourtant là, debout.

« Traitres. » Elle articule de sa voix enfantine.

Elle tire des replis de sa robe poussiéreuse une forme blanche et anguleuse que le sentinelle identifie comme un éclat d’assiette dont le rebord tranchant semble déjà avoir servi.

A peine s’est-il fait cette réflexion que la créature bondit sur eux en poussant un petit cri de guerre.

Comme toujours, Apache réagit au quart de tour : il décoche un coup de poing à l’apparition et dévie sa trajectoire. Cette dernière finit sa course dans un coin de la pièce pour mieux disparaitre dans un fatras. Le regard fixé dans cette direction, Just s’attend à la voir ressurgir mais la possibilité qu’elle ait eu son compte semble de plus en plus raisonnable. Ce n’est qu’une poupée après tout.

Le sentinelle jette un regard vers le punk qui semble encore sous le choc. Malgré ses réflexes fulgurant, il n’en reste pas moins bien humain. Just ouvre la bouche pour lui glisser un compliment sur son crochet du droit qu’il devrait exercer plus souvent plutôt que d’agiter son épée dans tous les sens.

Il se ravise lorsqu’il entend le bruits de petits pas sur le parquet. Les sons ricochent sur les murs si bien qu’il se sent cerné. Impossible de dire par où elle va sortir.

« AAAaah ! Putain Saloperiiie !!! »

Apache esquive de justesse un nouvel assaut. Just aperçoit la coupure nette du pantalon, ce simple fragment de faillance s’avère aussi tranchant qu’un rasoir. La réalisation évidente et soudaine que c’est cette petite garce qui lui a planté la main lui fait soudain l’effet d’un coup de poing. Si elle avait voulu, elle aurait pu le…

Soudain elle était là, sur sa jambe. Sa petite main empoigne le tissus de son jean, l’autre lève son arme prête à frapper.

Le sentinelle bondit sur ses jambes pour mieux se laisser tomber sur ses genoux. La chute est rude et il peut sentir à la douleur qui lui transperce le genoux qu’elle a été plus rapide. Mais il peut entendre le bruit de porcelaine qui craque et un cri étouffé, et ça, ça fait plaisir. Alors qu’il sent que ça gesticule là-dessous, il remue le genoux histoire de bien l’enfoncer.

Just finit par se relever, souffle coupé, genoux tremblant et dégoulinant. Son regard descend et tombe sur un tas de chiffon et de débris. La tête semble avoir éclaté, son torse est enfoncé et ses jambes sont pliées dans un angle surnaturel, même pour une poupée. Le sentinelle pousse un soupire. Cette fois, ils l’ont eue.

« Trrrrraitres… »

Ou pas.

Just fronce les sourcils. Non mais c’est une blague. La chose se met à ramper en direction de la table pour y trouver refuge. Elle n’a plus de tête pour s’exprimer, plus de jambes pour la soutenir, mais ses petits bras poussent de toute leur force pour la trainer à l’abris. Un râle grave presque métallique mais étouffé s’échappe du tas de chiffons qui sépare ses membres. Elle ressemble à un genre de tortue.

Cette comparaison arrache un sourire au sentinelle qui la rattrape en une enjambées boitillantes, lève sa jambe valide pour mettre un point final à cette histoire.

Cette fois c’est fini.

Sous sa semelle, il l’entend craquer. Un bras de porcelaine se rompt et glisse de la manche de sa robe. La minuscules mains blanche se retourne, paume vers le sol avant de ramper vers sous la table comme une araignée.

« Là j’en ai vraiment marre. » maugrée le sentinelle.