Jerk n’avait pas encore pris sa décision lorsqu’il a pris la route mais ses pas l’ont conduit ici malgré lui.
Il faut croire qu’au fond de lui, son choix était fait depuis longtemps. Depuis qu’il a surpris cette conversation entre deux guerriers Piccaninny, il n’a plus pensé qu’à la voir et son souhait commande ses gestes.

Loutre Sage.

Il sait qu’il n’a pas le droit d’interférer dans cette histoire : les affaires du clan ne le concernent plus. Il a fait une promesse à Peter, une promesse qu’il lui est difficile de tenir dans ces conditions. La cohabitation entre peaux rouges et enfants perdus l’oblige à se tenir à l’écart, à participer à toutes les missions qui l’éloignent de ses proches.

Il s’arrête devant une line creusée dans le sol. C’est la délimitation d’une zone de sûreté atour de l’antre de la princesse : un petit tipi isolé de tous les autres. Tour autour, des totems grimaçants semblent le mettre en garde, dissuader quiconque d’approcher. Dans les visages taillés, il reconnaît la signature de tous les clans : ceux des Piccaninny sont les plus inquiétants, les Delaware les plus décorés et les Hurons lui sont les plus familiers.

L’enfant hésite. Un capuchon de laine blanche dérobe ses traits mais il sent un regard sur lui, sur son visage. Il tourne la tête vers les derniers tipis en bordure du camp mais ne décèle aucune présence. A cette heure-ci, tout le monde se rassemble autour du feu pour partager un repas.

Après une brève inspiration, il s’avance. Ses pas bien que légers trouble le silence pesant des lieux, trahit sûrement sa présence.

Il s’arrête devant l’entrée :

— Loutre ?

Ton incertain, gorge serrée.

— C’est moi.

Il oublie que sa voix est la même que celle de son frère et que personne ne devinerait qui il est. Il l’oublie car il n’y pense plus.

Il a peur maintenant.
Sans même savoir pourquoi.

— Entre…

Sa voix lui fait l’effet d’un plongeon dans un lac gelé. Il reconnaît le timbre doux et chaud de Loutre, sa sœur de cœur. Pourtant quelque chose a changé. Toute chaleur semble l’avoir déserté. C’est peut-être que ce qu’il imaginait.

L’enfant se glisse à l’intérieur et cette vision le glace : la longue silhouette d’une femme, presque courbée sous le poids des fourrures qui ne semblent lui procurer nul réconfort. Son visage austère, creusé. Jerk ignore pourquoi mais il n’a pourtant aucun doute sur son identité : c’est bien Loutre. Elle est méconnaissable mais c’est bien elle. Comment a-t-il pu la reconnaître alors que rien de ce qu’elle a été ne semble avoir survécu ? C’est qu’il doit bien rester quelque chose pourtant. Il le sent.

— Loutre…

Elle est là. Cela fait si longtemps. Pour un instant alors, il oublie son chagrin, les pertes, et le froid qui lui enserre le cœur depuis la disparition de son frère. Il oublie la déchirure, la solitude, et l’obscurité qui entoure la princesse huronne. Il oublie tout. Car tout ce qui compte c’est qu’elle est là. En face de lui. Et qu’il ne l’a pas revue depuis si longtemps.

Une bouffée de chaleur emplit son cœur souffreteux et l’amour attendrit son regard. Sans plus réfléchir, il se met presque à courir. Ses bras entourent sa taille, sa tête se pose contre elle. Peu importe qu’elle soit aussi froide, peu qu’il mérite ou non cette marque d’affection.

Sa sœur est là.
Il l’aime.
Et ces quelques braises le font tenir.

Il savoure chaque instant de cette étreinte. Enlacer Loutre, c’est comme renouer avec l’Enfance, une époque où le bonheur leur était dû. Mais sa mémoire enjolive le passé et le corps de Loutre reste froid et rigide. Pourtant, il ne lâche pas sa prise et enfouit son visage dans les replis de son vêtement. Chaque instant qui passe et une attente, celle d’une réponse de sa sœur : quelques mots ou un geste. Loutre reste muette, immobile. Mais il ne lâche pas prise, non. Il refuse d’accepter cette solitude, de voir qu’elle a changé.

— Loutre Sage n'est plus, ton espoir est vain, ton amour est dérisoire.

Cette voix étrange et ses mots cruels lui glace le sang. Chaque inspiration devient plus difficile alors qu’il sent une pression sur sa poitrine. Il croit que c’est la peine ou la peur mais il est forcé d’admettre que c’est autre chose quand il se sent malgré lui repoussé.

Il recule. Chaque pas lui est arraché malgré sa résistance et cette impuissance le frustre et l’horrifie. Un mur se dresse entre eux sans qu’il ne puisse rien y faire.

Sa retraite s’arrête à l’entrée du tipi. Il sent le vent glacé de l’extérieur dans son dos et une force bien plus inquiétante devant lui. La force a cessé de le repousser mais l’empêche d’avancer.

— Pourquoi tu dis ça ?

Il a entendu les rumeurs mais il ne voulait pas y croire. A moins qu’il n’ait besoin de l’entendre de sa bouche.

— Tu es là, devant moi.

Il veut faire un pas mais bute contre quelque chose. Il veut se battre mais il n’y a pas d’adversaire. Pourtant il y a bien quelque chose qui s’interpose entre eux.

A ces mots, les lèvres brunes de Loutre Sage se fend d’un sourire. C’est une expression qu’il ne lui a jamais vue et qui lui fait l’effet d’un bain glacé. Il sent qu’il n’oubliera pas de sitôt cet horrible rictus qu’il n’aurait jamais imaginé dans ses pires cauchemars. La princesse exhale quelque chose de noir et poisseux, quelque chose de terriblement et profondément mauvais.

« Celle que tu vois sous tes yeux n'est plus que la coquille d'un nouvel être. Loutre Sage a servi à la création de quelque chose de plus grand, plus fort. Attends un peu, enfant, et tu verras éclore la plus belle et puissante fleur noire. »

Elle rit mais ce n’est pas le rire doux et chaleureux  de Loutre Sage, plein de vie et de bienveillance. C’est un rire qui sonne creux, puissant et bref comme une averse. Sans ce regard, ou ce maudit sourire, il aurait refusé d’y croire. Mais devant lui s’accumulent des signes qu’il ne peut plus ignorer. La Loutre Sage qu’il aimait n’est pas là.

Il déglutit.

« Donc ce n’est pas toi. »

Il déteste lui donner raison mais il est bien obligé de l’admettre.

« Alors qui est-tu ? Une metee-kolen-ol ? Comment faut-il t’appeler ? »

Chaque minute de plus où il s’attarde, il sent son cœur et ses souvenirs de Loutre salis. Mais il ne veut pas l’abandonner, pas sans en avoir appris le plus possible.

« Je ne sais pas encore comment m'appeler… »

Cette phrase retient son attention. Cette chose n’a pas de nom, c’est presque une faiblesse qu’elle lui admet. C’est si peu mais c’est une information qu’il retiendra.

Dans une parodie de sourire, la créature reprend d’un ton presque mielleux :

« Veux-tu me donner un nom, Porc-Épic Impétueux ? »

Il déglutit. Est-ce une bonne idée d’accéder à cette demande ? Certains disent que donner un nom à quelque chose c’est lui donner une réalité. D’autres disent que connaitre le nom donne au contraire du pouvoir sur la créature. Il décide de croire cette deuxième théorie et laisse échapper d’une voix qui ne tremble pas, jurant avec son regard douloureux :

« Sica. »

Cela veut dire mauvais, et c’est tout ce que cette chose lui inspire. Elle fait mal à Loutre et ne sait faire que du mal autour d’elle. Sica, la Noire. Sica, la malédiction de Loutre Sage.

La créature se défait de son sourire cruel et prend un air songeur. Une expression douloureusement familière qui lui rappelle celle de Loutre Sage lorsqu’il lui demandait conseil. Elle l’écoutait toujours attentivement, ne répondait jamais sans réfléchir et savait trouver les mots justes. Loutre… Il sent son absence creuser un trou dans sa poitrine alors qu’elle se tient face à lui.

« Sica. Sica... » répète inlassablement la créature.

A chaque reprise, quelque chose semble enfler autour d’eux alors qu’elle s’empare du mot le fait sien, il devient puissant entre ses lèvres et il la rend plus réelle qu’elle ne l’a jamais été.

L’enfant n’arrive pas à détourner son regard de ce spectacle réellement dérangeant. Mais un soulagement bref l’envahit lorsqu’elle s’arrête. Elle sourit :

« Sica je serais. »

Et alors que ce nom est désormais le sien, il ancre une vérité que Jerk doit finalement accepter : ce n’est pas Loutre Sage, c’est Sica. Il ressent soudain sa peine dans toute sa réalité alors que cette pensée coule en lui comme une pierre. Mais elle soulève une détermination timide mais solide : Loutre Sage est quelque part, et elle attend d’être ramenée.

« Sica. »

Ce mot ordinaire est comme transfiguré, plus lourd à prononcer, plus tranchant dans le silence.

« Je dois te laisser pour aujourd’hui. » Il pense à tout le travail qui l’attend. Si Loutre était encore là pour le lui dire, elle l’enjoindrait de ne pas délaisser ses responsabilités par inquiétude pour elle. De toute façon, en l’absence de solution, se morfondre ne sert à rien. « Mais je reviendrai te voir. »

Aussi douloureux que cela puisse être, plus il en apprend, plus il cerne son adversaire, et plus il croit en une chance de la sauver.