Porc-Epic à 7 ans et son avenir semble déjà tout tracé. Son visage affiche sérieux et concentration, une expression tendue qui ne le quittera jamais. Chacun de ses gestes trahit l’effort de ne pas s’emporter, de faire preuve d’une délicatesse qui ne lui est pas naturelle. Il essaye de toute ses forces d’être un peu plus comme son frère : souriant, placide, spirituel. Mais il sait qu’il ne trompe personne.

Assis parmi les autres papooses, il essaye de se détendre, de rester concentré. Mais c’est toujours pareil : son corps proteste, tout en lui veut courir et lâcher une énergie trop longtemps contenue. Il doit serrer les poings pour ne pas laisser ses doigts s’agiter, il doit serrer les dents pour ignorer les fourmis dans ses jambes.

— Les enfants maintenant vous allez prendre une très grande inspiration et la bloquer d'un coup avant de la relâcher le plus lentement possible tout en fermant les yeux.

Il se plie à l’exercice mais il devine qu’il s’y prend mal. Autour de lui, les enfants s’emplissent des bruits de la forêt, l’ombre de Phasme semble les englober comme un voile nocturne. Porc-épic leur glisse un regard curieux. Ils semblent tous s’accorder, respirer d’un seul souffle.

Alors que lui… Il prend une grande inspiration entrecoupée qu’il tente de faire durer le plus longtemps possible. Il bloque l’air dans ses poumons et sens la chaleur lui monter à la tête. Lorsqu’il entend les autres enfin expirer, son souffle se relâche brusquement. Non ce n’est pas comme ça qu’il faut faire, il aimerait recommencer. Seulement, il n’a pas envie d’attirer l’attention sur lui ou de les ralentir.

Il aurait préféré que son frère soit à ses côtés. Sa présence l’aide. Mais Hérisson Chanteur était introuvable, sûrement quelque part à s’amuser dans les bois. Porc-Epic désapprouve son attitude désinvolte mais il doit bien l’admettre : contrairement à lui, son jumeau est doué, il peut se permettre quelques incartades.

— Elle a pas besoin de fermer les yeux elle, fait remarquer Ratel Charismatique à côté de lui.

Porc-Epic ne réagit pas. C’est bien normal à ses yeux. Il lui a toujours semblé que leur chef était un être à part, différent d’eux. Son regard semble traverser la chair et le bois, capable de lire des choses cachées. Il l’a toujours admirée pour ça mais parfois un peu craint. Face à elle, on ne peut que se sentir mis à nus.
Comment fait-elle pour ne pas être dégoûtée de lui et son sang sale ?

— A vrai dire si, fermer les yeux permet de se concentrer plus facilement et de visualiser son corps éthéré.

— Phasme Suprême? C'est quoi un corps éthéré ?

C’est la plus jeune d’entre eux qui vient de poser cette question, une petite appelée Glouton Vorace. Ce doit être l’une des premières fois qu’elle assiste à l’une de ces séances. Pourtant, il trouve qu’elle se débrouille mieux que lui.  

— Dis-moi mon enfant, peux-tu nous dire ce qu'est un corps éthéré ?

Quand il comprend enfin que c’est à lui qu’elle s’adresse, Porc-Epic déglutit. Il croyait – espérait – que son regard serein était posé sur Raté assis à côté de lui. Mais tous les regards sont dans sa direction maintenant et son silence interroge.

Sa voix enrouée est hésitante lorsqu’il répond finalement :  

— C’est quand… le dedans est dehors.

Sa réponse arrache quelques sourires autour de lui, même Ratel laisse échapper un gloussement. Porc-Epic n’y voit pas une moquerie, il se sait maladroit et il doute que sa réponse suffise.

— Et le dedans bouge, il insiste.

Son visage peut expressif d’ordinaire se teinte de gêne alors que ses oreilles rougissent.

Les sourires deviennent des rires. Les murmures montent. Porc-Epic serre les poings et baisse la tête.

— Allons, allons, ne riez pas de votre ami, Phasme intervient. Pour tout dire sa réponse est correcte, votre corps éthéré et votre esprit qui transcende la matière afin de voyager sur ce qu'on appelle un plan astral. Qui peut me dire ce qu'est un plan astral ?

A cette question Porc-Epic détourne le regard. Il ne veut pas être pointé du doigt une deuxième fois. Il espère même se faire oublier.

— Ratel, pourquoi es-tu aussi désobligeant envers ton camarade ?

L’intéressé sursaute, pris en faute. Porc-Epic l’observe en silence. Il n’est pas vraiment surpris : il sait que Ratel ne l’aime pas beaucoup. Il n’a jamais vraiment su pourquoi. Il leur ait même arrivé de se battre par le passé. A chaque fois, on lui glissait le même conseil : Pic, ne cède pas à ses provocations. Aussi, il lui tend un regard sans expression, sans haine.

— Mais c'est vrai ! se défend Ratel. Il sait rien faire et c'est pas mon camarade ! Il est pas comme nous !

Ces derniers mots lui font l’effet d’un coup de poing en pleine poitrine. Ratel connait ses origines ? Qui le lui a dit ? Ou alors… peut-être a-t-il seulement compris tout seul ? Tous les adultes le savent mais personne n’en parle. C’est interdit.

Porc-Epic serre les poings, ses ongles mordent la chair de ses paumes. Il veut se lever, frapper Ratel. Peu importe ce qu’en dira Phasme. Peu importe si ça déçoit sa mère. Lui aussi, il déteste Ratel de toute façon.

— Mes enfants, la classe est terminée, si vous voulez vous entrainer à méditer je resterais là et n'oubliez pas de boire de l'eau car vous avez beaucoup travaillé et il est bientôt l'heure de manger non ?

Les papooses se lèvent d’un bonds, tous heureux de retrouver la liberté. Seuls Ratel et Porc-Epic ne disent rien. Ils se toisent en silence. Une fois dehors, ils…

Porc-Epic revoit le visage de sa mère et sent ses poings se desserrés d’eux-mêmes. S’il se bat avec Ratel, ils seront tous les deux punis. Même si Ratel a commencé. Sa mère sera déçue et devra présenter ses excuses. Ce sera sa faute.
L’enfant ravale sa fierté et regarde Ratel s’éloigner avec les autres. Il décide d’attendre un peu. Pour être sûr de ne pas tomber sur lui.

Phasme n’a rien raté de la scène.

— Alors mon enfant, que fait tu ici ? Pourquoi ne vas-tu pas rejoindre ta famille pour le dîner ?

Porc-Epic lève les yeux. Phasme est debout, elle le regarde. Il la trouve jolie.

L’enfant hausse les épaules. Il n’a pas envie de rentrer encore, pas maintenant. S’il rentre maintenant, il n’est pas sûr de pouvoir cacher sa colère. Sa mère le remarquerait aussitôt et lui poserait des questions. Alors il attend.

Il détourne le regard, tente vainement de dissimuler ses sentiments. Mais il sait que c’est peine perdue avec la Dryade. Rien ne lui échappe.

Il fixe ses pieds. Il espère qu’elle se lasse de son cas, qu’elle se détourne et qu’elle l’oubli. Mais elle insiste avec bienveillance :

— Allons, mon petit, je sais qu'il y a quelque chose qui te tracasse.

Il secoue la tête, doucement. Il sait qu’elle veut l’aider, qu’elle ne pense pas à mal. Mais il ne veut pas s’ouvrir, et imposer tout ça à qui que ce soit. Non, il doit se taire. Il doit être fort pour lui-même et pour lui seul.

Une main se pose se sur son crâne, ébouriffe gentiment sa tignasse.

— Pourquoi tu ne m'accompagnerais pas pour une petite balade hum ?

C’est un prétexte. Mais s’il se braque encore, il aurait l’impression d’être un ingrat, de cracher sur une main qui lui est tendue. Alors de mauvaise grâce, il opine. Ça ne l’engage à rien de toute façon.

Il la suit en silence mais elle ne semble pas presser d’entamer la conversation. Ils traversent les bois jusqu’à trouver une colline blonde et fleurie. L’enfant ne sourit pas mais ses épaules s’affaissent avec aise. Ce décor l’apaise.

— Alors, maintenant que nous sommes vraiment seuls ; veux-tu bien me répondre ?

Il tressaute légèrement. Après tout ce temps, il avait presque oublié pourquoi elle l’avait retenu. Il hausse les épaules tourne la tête pour regarder ailleurs.

Les mots de Ratel tourne en rond dans sa tête comme un poisson dans son bocal.

Pas comme nous.
Pas des leurs.
Pas des leurs.

C’est vrai.
Mais ça fait mal.

Le silence s’étend entre eux. Elle se tient près de lui mais il ne sent plus sa présence. Elle est loin, très loin de lui. Il est seul, comme partout ailleurs. Pas comme eux, pas des leurs. Pas chez lui, Nulle part…

— Hmmm, tu sens cet air frais et fleuri ? demande Phasme. C'est grâce aux pavots et aux coquelicots parsemant ces collines, j'aime mon petit jardin secret, c'est un des endroits pour faire une sieste des plus revigorantes.

C’est beau. Mais ça ne le console pas. Les oiseaux chantent, les fleurs s’ouvrent. Tout est en paix. Et rien n’est plus triste que lui. Leur joie lui pèse. Il fait tache.

— Je sais à quoi tu penses mon enfant, elle reprend. Tu ne devrais pas attacher autant d'importance à ce qu'a dit Ratel.

Son cœur se serre. Comment ne pas l’écouter ? Ratel est un huron. Ses parents sont des hurons. Les parents de ses parents et tous ses ancêtres sont des hurons. Nés et morts ensemble, vivant en paix sur ces terres. Lui, il est le gamin du hasard, né sans être désiré mais aimé malgré tout. Un sang sale coule dans ses veines. Le sang de son père. Un pirate.

— Il a raison.

Sa voix ne tremble pas mais son regard sombre, la lenteur de ses mots trahit sa douleur, le poids de cette vérité.

— Je ne suis pas comme vous.

Il aura beau essayer de les imiter, un gouffre les sépare. C’est la limite entre le vrai et l’imitation, le ciel et son reflet.

Il sait pourtant le mal qu’il fait quand il le dit. Il sait le regards consternés, la peine, la pitié qu’on a pour lui. Il ne veut pas prendre toute cette place, pour une raison aussi triste. Alors il décide de se taire. Si rien de bon ne peut sortir de cette bouche, elle restera fermée.

La main de Phasme, grande et douce, se referme sur la sienne, petite et rugueuse. Elle l’entraîne au cœur de la clairière et l’invite à s’asseoir. Il obéit mais ses gestes sont maladroits et son corps tendu. Il n’est pas à l’aise et quelque part, il a peur. Peur sans savoir pourquoi.

— Ferme les yeux mon enfant.

Il hésite. Pourquoi cette peur ? Pourquoi cette méfiance sans aucune raison ? Il a confiance en Phasme. Il a confiance en les siens. Alors pourquoi ce doute ? Il prend son inspiration. Ferme les yeux.

Coupé du monde.
Il se crispe, piégé face à lui-même.

Phasme lui parle et il se raccroche au son de sa voix, à ses mots pour s’interdire toute retraite, ne pas rouvrir les yeux. Piégé dans le noir, derrière ses paupières, il se demande comment sa mère supporte cette obscurité. Mais est-ce qu’elle n’a jamais connu que ça ?

« La méditation, jeune papoose ne se base pas sur le fait de s’asseoir en fermant les yeux et de respirer lentement, la méditation fonctionne, vois-tu, si l'on lâche prise, si l'on écoute l'environnement qui nous entoure et que notre esprit se vide... »

Il inspire profondément, mais sa gorge serrée étouffe son souffle. Il déglutit, tente de vider son esprit. Mais il pense, il est trop concentré à ne pas penser pour ne penser à rien. Et malgré lui, il doute : est-ce qu’il le fait bien ? Est-ce qu’il s’y prend mal ? Il commence à avoir mal au dos, combien de temps doit-il tenir comme ça ? Son corps se crispe.

« La méditation, peut prendre plusieurs formes en vérité, la danse, l'art, la cuisine même, c'est le fait de se sentir bien, en soit, et autour de soit, par exemple, qu'entends-tu autour de toi Porc-Epic ? »

Il n’avait jamais vu les choses comme ça. Mais si Phasme le dit, c’est que c’est vrai. Il ne l’a jamais vu se tromper jusqu’ici. Pourtant, parmi les exemples qu’elle a énoncé, il n’en connait aucun dans lequel il soit réellement à l’aise. Se sentir bien ? Il se sent… normal parfois. Mais est-ce que ce sentir bien c’est l’absence de mal ou quelque chose de supérieur ? Quelque chose qu’il ne connait peut-être pas.

Qu’est-ce qu’il entend, qu’est-ce qu’il sent autour de lui ?


« Je t’entends… Tu me parles. J’entends… ce qu’il y a autours. Il hésite, il entend ce qu’il entendrait s’il avait les yeux ouverts, aucune différence. Qu’est-ce qu’il est supposé entendre. J’entends… »

Il hausse les épaules.

Les paroles de Phasme Suprême lui parviennent, caressants mais fermes. Il se concentre sur sa voix pour oublier son angoisse, s’accroche à ses mots pour ne pas rater leur sens cacher.

« Tu es frustré, tu abandonnes vite en haussant les épaules jeune papoose, essaye un peu plus, "voit" au-delà de toi et de moi, utilise tous tes sens ; par exemple, moi, je sens.... Les coquelicots et le blé, j'entends une volée de perdrix non loin au bas de la colline qui piaille, je sens les trépignements d'un écureuil qui cherche une partenaire, essaye de sentir la terre, touche-la de tes mains, et ressens les légères vibrations, sa chaleur, sa rudesse, sa friabilité. »

Comment peut-elle sentir tant de choses ? Alors qu’elle lui parle, il se concentre, se crispe, sa respiration s’accélère. Il fouille en son esprit mais n’y trouve que ses propres angoisses. Il est piégé dans sa tête.

N’abandonne pas.

Il doit y avoir quelque chose, au-delà. Il y a forcément quelque chose. Il se fraye un chemin dans ce brouillard épais et étouffant sans connaitre la direction, sans savoir où se diriger. Mais quelque part, quelque chose lui dit que la direction importe peu. Il faut… prendre de la distance ?
Il se heurte pourtant à un mur. L’extrémité, celle que Phasme, Hérisson, et tous les autres arrive à traverser sans problème. Il s’imagine poser les mains sur ce mur, pousser pour en estimer la résistance. Il doit passer ce mur. Par la force. Il se recule, inspire profondément. Le chant des oiseaux est assourdissant. Il se met à courir, jambes lourdes. Quelque chose gratte le tronc d’un arbre, à quelques mètres de là. Il y est presque, seulement quelques pas.

Collision.

Le choc est tel qu’il ouvre les yeux et s’étrangle d’un sursaut. Plié en deux, il tente de reprendre son souffle, comme si quelqu’un venait de lui envoyer un coup de talon dans la poitrine.

Il n’a rien franchi, il s’est écrasé contre ses limites. Tout ce qu’il a réussi à faire c’est se blesser. Il secoue la tête.

« Ça marchera pas. »

Un perte de temps. Pour elle, pour lui, pour tous.