Don't run baby
You're delaying
Just bеtraying
This you're handing
Don't give up
It's not enough

S'endurcir.
C'est ce que le givre lui a enseigné.
S'endurcir et museler ses états d'âme.
Elle ignore comment était cette île lugubre auparavant et elle s'en fiche. Ce qui compte pour le moment c'est de survivre à cette contrée inhospitalière et à cette existence à laquelle elle n'était pas préparée.

Sa nouvelle vie n'a pas que des désavantages. Dans son malheur, elle s'est trouvée une famille, de solides camarades pour lui réchauffer le coeur quand le temps n'y est pas, et un cap à suivre, personnifié par un seul homme. Son gouvernail. Son capitaine. Elle s'y accroche avec la volonté teigneuse de tous les naufragés. Elle ne se noiera pas.

Malgré cela, rien ne l'a préparée à côtoyer aussi souvent la mort.
Il y a eu les maladies tout d'abord, diverses et variées, puis les premières contaminations orbleues se soldant systématiquement par une irrémédiable métamorphose. Madison, présente sur tous les fronts, s'échine à se rendre utile. Elle assiste Earl auprès des convalescents, se porte volontaire pour toutes les chasses et autres équipées, elle suit Zeb Skelton comme une ombre au point, très certainement, de l'agacer. Il n'en montre jamais rien, cependant. Le moral de l'équipage n'est guère au beau fixe de toute façon et il n'y a rien d'étonnant à broyer du noir.
Von Jutz, par exemple, s'est plongé dans la quête fiévreuse d'un remède au Mal Bleu. Si sa folie de doux-dingue était drôle au départ, elle frôle depuis un certain temps, la dangereuse obsession. Comme elle aurait aimé ne jamais l'avoir suivi sur cette montagne !

Le bilan de cette expédition se résume en un seul mot : fiasco.

Avec horreur, elle avait vu ses amis tomber un à un sous les griffes d'un tigre à dents de sabre, enragé par la faim. Pétrifiée, malgré ses quelques progrès en escrime, elle n'avait dû son salut qu'à Willy-One-Eye qui avait pris le coup de patte à sa place. Sa main écharpée maculait la neige et les diamants du sol de rouge frais, formant un angle improbable. Mad Dog, l'une des rares encore valide, avait tenu à le porter tout le chemin du retour, le trainant sur une civière de fortune. Le médecin de bord de la Zorra avait été emporté quelques semaines auparavant par une mauvaise grippe et la rude tâche de l'amputer incombait désormais à un seul homme : leur capitaine. Vaillamment, Madison avait tenu la pogne intacte de Willy, coinçant un bâton dans sa bouche pour qu'il le morde durant l'abominable opération. Délirant, il avait fanfaronné que c'était la mauvaise paluche de toute façon, celle du même côté que son oeil aveugle. Adorable idiot. Jusqu'au bout il avait voulu la protéger, de l'attaque comme de sa culpabilité. Elle était resté à son chevet depuis, jusqu'à ce qu'il finisse par trouver le sommeil.
Entre temps, le capitaine s'était esquivé.

Ses pas crissent sur la neige cotonneuse en suspension sur l'herbe rare entourant le Ranch. Vane est sur ses talons la suit, son souffle épais embuant l'air. Maddie ignore ce qui l'a menée jusque ici. Un besoin de chaleur, peut-être, d'autres visages, ou simplement de retrouver ses chiens. Et puis, peut-être que Zeb sera là. Il n'a pas fait soigner sa blessure : tout accaparé qu'il est par la santé des autres, il en oublie encore la sienne. Madison caresse le museau de Rackham, Read et Bonny qui l'accueillent en lui faisant la fête. Vane aboie de bonheur et chahute avec ses camarades, comme pour leur raconter ses récentes aventures. La Mariée se redresse après avoir dispensé de l'amour à chacun. Elle remarque avec déplaisir que Crowley les a encore flanqués dehors. Elle lui a pourtant dit qu'avec un temps pareil, ils risquaient de congeler. Elle s'apprête à entrer dans la taverne de secours quand un spectacle inhabituel attire son regard, par la fenêtre.

Zeb converse avec une gironde et accorte demoiselle dont la beauté est indéniable. Elle lui est familière mais sa mémoire engourdie de fatigue et des récentes tensions ne la remet pas. En entendant le rire de son capitaine, une pierre lui tombe dans le fond de l'estomac réduisant en poudre tous les organes sur son chemin. Elle ne lui a jamais connue une pareille expression, si badine, si détendue, si...
Quelque chose se coince dans sa gorge.
Un sentiment terrible de trahison l'étouffe.
Sa relation avec Skelton n'a jamais été de cette nature, tout juste la voit-il comme une fille prodigue et elle s'en contente bien, mais elle ne peut s'empêcher d'éprouver une déception irrationnelle en cet instant. N'étaient-ils pas unis par un pacte tacite ? Une sorte de connivence naturelle entre deux veufs qui n'ont jamais vraiment pu faire leur deuil ? Il y a quelques heures à peine, ils baignaient ensembles dans le sang de Willy. Comment peut-il à présent...?

Il n'est qu'un homme.
De quel droit le priverais-tu de réconfort ?

Madison fait brusquement volte-face. Cette vision lui est insoutenable. Elle éprouve le besoin de courir, peu importe la destination. Ses chiens croient à un jeu et la suivent en ribambelle. Arrivée au bord de la plage, il lui faut expulser toutes ces émotions qui bataillent dans sa poitrine : elle en a vécu bien trop aujourd'hui. Elle n'est que Madison Dogherty, cette petite jeune fille banale tout juste mariée.

A qui déjà ?

Madison hurle à pleins poumons face à l'océan gelé et sa harde canine reprend en choeur la complainte de son profond désespoir.