Il grimaça, la répétition de ses échecs commençait à l’agacer.

Jim s’était planté sur la grève, son pantalon retroussé jusqu’au-dessous de ses genoux. De ses poches renflées débordaient des galets aplatis qu’il avait ramassé au fond de l’eau. C’était devenu son nouveau passe-temps, sa nouvelle forteresse de solitude.

L’adolescent se remémora une nouvelle fois la position que prenaient ses collègues au moment de lancer la pierre. Il se remit de profil par rapport à la ligne de l’eau, plia les genoux de manière à se camper sur ses appuis puis déplia le bras dans un lancer maladroit.

Sans surprise, la pierre s’enfonça dans les flots sans faire le moindre ricochet.
Ce qu’il avait prit pour une manière de se vider la tête devenait vite une source de frustration et de prise de tête.

Jim n’en démordait pas. Il effectua quelques nouveaux lancers sans résultats. Une fois, l’une des pierres avait effectué comme un genre de rebond avec de couler. Depuis, l’exploit de s’était plus répété.

— Tu parles. En fait, ces cailloux sont merdiques, marmonna le mousse entre ses dents serrés.

Jim entendit les pas lourds du prêtre bien avant qu’il ne se manifeste. A la lenteur de sa marche et à son manque de discrétion, il s’était douté que le nouvel arrivant ne lui était pas hostile. Aussi, il ne fut pas surpris lorsqu’il entendit quelqu’un :

— Ahoy ! Je ne savais pas que tu aimais les ricochets.

Le mousse se retourna, tout raide sur ses jambes, mais se détendit lorsqu’il reconnu Tijl.

— Fut un temps, j'en faisais pour me vider la tête, lui confesse-t-il. Pas que ça marche, mais ça passe le temps.

Un sourire passa brièvement sur le visage du garçon. Ça ne l’étonnait pas de Tijl. Il avait la tête à fixer longuement l’horizon bleu, aux longues activités solitaires et rêveuses. Après tout, il s’était voué corps et âme à la mer, plus qu’au dieu qu’il priait.

— Ça marchait bien… les trois premières minutes.

Dans un geste d’impatience, il lui fit comprendre que ce n’était vraisemblablement plus le cas. Jim lança la dernière pierre en lâchant un gros soupir bruyant. Il n’essayait même plus de faire le bon geste et sans surprise, la pierre creva la surface de l’eau avant de disparaitre.

— T’es venu pour un truc ou t’essayes de te vider la tête, toi aussi ?

A sa question, le prêtre laissa échapper un profond soupir qui retint l’attention du mousse. Il trouvait étrange comme parfois Tijl lui paraissait robuste et inébranlable et d’autre fois, vieux et las, presque… fragile. Cette seconde impression lui faisait souvent l’effet d’un pincement au cœur. Ça lui rappelait l’emprise du temps, la possibilité qu’un jour le prêtre disparaisse.

— J’avais besoin de prendre l’air, lui expliquait Tijl. La promiscuité du ranch tape sur les nerfs de tout le monde, et je ne suis qu’un homme comme les autres.

Le mousse opina. Lui aussi, il ressentait un genre d’étouffement à la longue. Une tendance claustrophobe qu’il n’avait plus ressenti depuis le Grand Arbre. Ça ne lui était jamais arrivé au Jolly Roger : un simple regard dans n’importe quelle direction lui rappelait l’immensité de l’océan. Vivre dans une ruche comme ça, ce n’était pas son truc.

— Mais je suis heureux de te croiser, ajoute le prêtre.

Cette dernière remarque prit le mousse au dépourvu. Ce n’était pas la première fois que Tijl lui glissait ce genre de déclaration. Pourtant, il ne savait toujours pas comment lui répondre. Aussi, comme toujours, il plissa les lèvres et rentra légèrement la tête dans les épaules pour cacher son embarras. Il aurait préféré lui répondre quelque chose mais qu’est-ce qu’il aurait pu lui dire ?

Un simple moi aussi aurait pourtant suffi.

Un mouvement à côté de lui le tira de son trouble : Tijl venait de se pencher pour ramasser quelque chose. Jim lui glissa un regard perplexe avant de comprendre ce qu’il s’apprêtait à faire.

La pierre décrivit un arc avant de plonger dans un gros plouf.

Jim fixa l’endroit où la pierre venait de disparaître. Il s’était attendu à un genre de performance. Certainement pas à un échec aussi cuisant.

Bon joueur, Tijl s’installa par terre et prit sa défaite avec philosophie :  

— Ah ! Toujours aussi mauvais. Comme quoi, il y a des constantes sur l’île…

Jim tourna la tête dans sa direction et se mit à pouffer :

— T’es nul.

Il laissait échapper malgré lui un sourire amusé. Et dans ce moment d’intimité, il sentit des émotions remonter. Comme le besoin d’embrasser pleinement un petit bonheur tout simple avant qu’il ne s’échappe. Au vu de ce que présageait leur avenir, Jim ne doutait pas un instant que ce genre de temps paisibles était précieux et qu’ils ne se représenteraient pas si souvent.

Alors il s’assit à côté du prêtre. D’abord hésitant, il se pencha sur le côté jusqu’à venir appuyer sa tête contre le bras de son père.

Il y eu un instant de soudaine crispation lorsque Jim sentit le bras contre lequel il venait de s’appuyait remuer pour se libérer. Tétanisé, il anticipa un rejet qui lui remettrait sans doute les idées en place. Après tout, ça ne lui ressemblait pas de s’égarer comme ça. Néanmoins, il sentit ce même bras l’entourer, l’étreignant légèrement. Le mousse n’avait toujours pas bougé mais quelque chose dans sa posture trahit son soulagement. Il semblait plus détendu.  

— Ca va ?

Plutôt que de formuler une réponse, le garçon se contenta de hocher la tête. Il ne comprenait pas pourquoi sa gorge s’était soudain serrée mais il était à peu près sûr que sa voix le trahirait. Pourquoi est-ce qu’il avait paniqué comme ça ?

Jim remua un peu des épaules jusqu’à trouver une position plus confortable contre son ainé. Il avait beau savoir qu’il pouvait baisser sa garde avec Tijl, l’idée que ce dernier puisse le repousser l’avait traversé. Et aussi embarrassant que c’était pour lui de l’admettre, ça l’avait terrifié.

Il chercha un sujet de conversation.

— Tu t’es jamais demandé si on avait fait le bon choix ? Je veux dire… de pas avoir suivi le Capitaine…

Comme sujet de conversation agréable, il aurait pu trouver mieux mais maintenant qu’il l’exprimait à voix haute, il réalisa le poids que ça prenait dans sa tête.

— Enfin c’est sûr que c’est malsain… de se transformer en mutant… de renoncer à son humanité pour arrêter de souffrir et prendre sa revanche sur Peter Pan.

Il hésita avant d’ajouter :

— Et puis, j’ai jamais vraiment aimé le Capitaine de toute façon. Mais quand on voit ce dont ils sont capables…

Le mousse sentit un frisson lui parcourir le dos quand il se rappela les quelques orbleus qu’il avait aperçu de loin. Il n’en avait encore jamais approché mais voir leur silhouette solitaire dans la neige avait suffi à le glacer. On aurait dit des spectres.

— Si c’était ça l’avenir et que… nous comme on refuse de s’adapter on devait disparaitre… Comme les dinosaures, putain…

Jim laissa échapper un soupir. Au fond, il n’en savait rien. Mais cette éventualité avait quelque chose de … glaçant.

Tijl ne lui répondit pas tout de suite. Jim s’efforça de ne pas trépigner. Il savait bien que si le prêtre marquait un tel silence, c’était parce qu’il avait besoin d’une minute pour réfléchir avant de lui répondre. C’était sûrement une bonne chose. Ça prouvait qu’il le prenait au sérieux.

— Chacun fait les choix qu'il veut, tout dépend de ses priorités. Personnellement, je considère que perdre de mon humanité pour davantage de pouvoir n'est pas un choix que j'ai envie de faire. Je ne me sens pas menacé au point d'avoir besoin de contrôler le monde pour me sentir fort. Et je ne veux pas contrôler le monde de toute façon, c'est bien trop illusoire.

Jim resta silencieux à son tour, histoire de digérer l’information. Tout ça prenait dangereusement le chemin vers de la philosophie. Et l’ennuie avec la philosophie, c’est que l’on donnait rarement des réponses tranchées. Beaucoup de poudre aux yeux et pas beaucoup de décision concrète aux yeux du mousse.

Pourtant, l’essentiel lui apparaissait assez clairement : Tijl n’avait pas refusé l’offre du Capitaine parce qu’elle lui avait semblé malhonnête, il n’était sincèrement pas intéressé par ce qu’il lui offrait.
Quelque part, ça voulait dire qu’il avait jugé cette offre pour ce qu’elle était, sans chercher à deviner un piège. Jim se demandait s’il admirait ou s’inquiétait d’avec quelle simplicité Tijl considérait la situation.

— Tu regrettes, toi ?

Là, il mettait le doigts sur quelque chose.

— Non.

Ça lui venait aussitôt, comme une évidence et ça le rassurait. Avant de le verbaliser, il n’en était pas sûr. A présent, il ne doutait plus.

— Je sais pas si j’ai fait le choix qui me permettra de rester en vie. Mais tout est pas une question de survie, non ? En tout cas, ça devrait pas.

Voilà qu’il philosophait à son tour.

— J’ai peur de mourir mais c’est bien plus flippant de se laisser… faire.

Se laisser mourir, se laisser changer en chose. Tout ça, ça revenait un peu au même à ses yeux.

— Je regrette surtout de pas avoir été là quand ils ont abandonné Dogfish. Moi je l’aurais ramené.

Sa voix trahit son amertume, voire même un peu de colère. Pauvre Dogfish. Ce n’est pas qu’il l’aimait mais… Le savoir perdu, lui qui aurait été bien incapable de choisir, c’était triste. Aussi triste que ces clébards abandonnés au bord des autoroutes.  

La réponse de Tijl ne lui apporta ni peine ni réconfort. C’était un simple constat, une réalité. Bien sûr qu’il était normal de craindre la mort, c’était humain. Mais il était également très humain d’être sévère face à ce genre de lâcheté, à espéré mieux pour l’Humanité. Si le Capitaine ou Peter Pan ou n’importe quel parent excusait la moindre de ses bêtises parce que « c’était normal », une preuve de son « Humanité »… Non, savoir qu’il est normal d’avoir peur ne le rassurait pas parce que bien qu’ils soient tous dans le même bateau, Jim connaissait des gens bien plus honorables qui ne laissait pas cette peur les gouverner. Tijl en était le parfait exemple.

— Je comprends ton amertume. Mais on ne sait jamais comment les choses se seraient passées si on avait été là, ou non. Et la loyauté de Dogfish au capitaine est réelle, même si je ne sais pas quelle aurait été la réaction de Wilh si on avait voulu le convaincre de ne pas partir.

Jim serra les dents, frustré. Ce n’était pas contre le prêtre qu’il voulait tourner toute sa colère mais il ne pouvait s’empêcher de se dire qu’il se trompait, comme les autres. Il sait que les choses auraient été différentes s’il avait été là. Parce qu’il n’aurait pas laissé faire. Il ne laisse jamais faire. Il aurait peut-être fallu qu’une simple protestation ou un peu d’autorité dans la voix d’un mousse pour changer le cours du destin de Dogfish.

Il avait entendu les témoignages. Tout le monde avait été pris dans une telle confusion. L’absence du Pied Beau n’avait été remarqué que bien trop tard. Jim refusait de croire qu’il avait été stupide au point de suivre ce qu’il restait du Capitaine sans la moindre hésitation. On l’avait juste oublié.

— J'espère qu'ils ne sont pas perdus, et que les choses s'arrangeront.

— Moi aussi, bafouille le mousse, l’air sombre.

Rien n’était moins sûr.

— Nous sommes sur l'île de tous les possibles, après tout. Alors pourquoi pas ?

Le mousse voyait bien les efforts de Tijl pour lui redonner le sourire à coup d’espoir et de magie et l’adolescent se voyait bien mal ignorer ses tentatives. Ne serait-ce que par reconnaissance pour son soutien, il décida d’obtempérer malgré son ton sarcastique :

— Ouais t’as raison. Il faut y croire. Enfin c’est un peu ta spécialité, ça.

Et distraitement il poursuit plus doucement :

— Croire en Dieu. Croire aux gens…

Jim remarqua l’expression vague et assombrie du prêtre comme si cet éloge naïf le replongeait dans ses regrets. Cette humilité l’agacerait si elle n’était pas aussi profondément tragique. Tijl était quelqu’un de bien, trop bien pour s’en rendre compte.

— J'ai grandi ainsi, je suis trop vieux pour changer, s’expliquait ce dernier. Mais cette foi dont tu parles, que ce soit envers Dieu ou les gens, ça n'a pas été toujours simple à garder. J'ai eu la chance de croiser des personnes qui m'ont aidé à la maintenir, m'aident encore même s'ils ne sont plus là.

Jim se contenta d’un haussement d’épaule, comme pour lui qu’il n’en savait rien mais qu’il serait prêt à le croire. Mais au fond, il avait une idée très claire sur le sujet.

Un instant, il se surprit à s’interroger sur l’enfance de Tijl et cette pensée lui donna un semblant de vertige. Il lui était difficile d’imagine Tijl autrement qu’il l’avait connu, moins sage, moins daron.

— Et puis même aujourd’hui, j'ai des preuves vivantes que je ne me plante pas totalement.

Le prêtre lui lança un regard attendri qui le fit presque sursauter lorsqu’il fit le rapprochement. Jim sentit son visage s’empourprer et plutôt que sourire nerveusement, il préféra se mâchouiller distraitement les lèvres. Ces paroles le touchaient mais il était bien incapable de les entendre en restant stoïque et cette transparence dans ses sentiments lui faisait parfois l’effet d’être nu.

— Ça me permet de garder le cap, poursuivait le pirate en reportant son attention sur l’horizon.

— Le cap…

Il avait répété ces mots sans réfléchir, sans savoir où il allait en venir et fut soudain pris de panique. Il tenta de se rattraper maladroitement :

— Pour un pirate, c’est eum… bien.

Il se sentit profondément ridicule et n’avait pas de raison valable pour se mettre ainsi dans l’embarras. Pourquoi cette nervosité soudain ? C’était Tijl ! Il n’avait pas à se mettre la pression ! Mais quelque chose venait de le toucher et il se sentait soudain plus émotif, plus fragile aussi.
Il finit par pousser un gros soupir, lassé de sa propre bêtise, appuyant son front sur sa main.

Non mais sérieux… Ferme-la.

Tijl eut la douceur de ne pas rire mais d’au contraire, le suivre dans sa plaisanterie boiteuse. Mais cela pas très étonnant : Tijl se refusait toujours de laisser un homme à la mer.

— Ouais, hein ? Et pourtant pas si évident, quoi qu'on en dise.

Ça c’était bien vrai. Avant de devenir mousse et d’en apprendre autant, Jim était bien loin d’imaginer que la navigation comptait autant de spécialisations, de savoir-faire et de mystères. Pour lui c’était une histoire de voile, de vent et de pagaies. Et puis il était monté sur un vrai navire, de ce qu’il voyait dans les films de reconstitution. Il avait découvert des choses incroyables, et d’autres bien plus sombre voire décevantes.

Le bateau c’est pas… du gâteau.
Ta gueule Jim. Ta. Gueule.

— On a le cap que l'on se choisit ou que l'on se crée, poursuit Tijl. Et parfois, on ne réalise même pas en avoir un. P'pa n'est pas forcément très aidant là-dessus, mais peut-être que ça fait partie de toute cette histoire de libre pensée, va savoir.

P'pa. C’était comme ça qu’il appelait Dieu. C’était moins formel que Notre Père, ou Seigneur. S’il avait connu son présent, Jim n’aurait pas été étonné d’entendre Tijl l’appeler daron.

Jim ne pouvait pas dire qu’il partageait cette même… proximité avec le divin. Tout ça lui avait toujours semblé trop beau pour être vrai : la promesse du paradis, la menace de l’enfer, la résurrection et les anges. Tout ça ressemblait à une arnaque. Aussi, il avait très tôt choisi de vivre sans y prêter attention. Il pensait que les croyants étaient naïfs puis il avait rencontré Tijl. Alors, il avait rougi de ses remarques moqueuses, il s’était dit qu’il n’avait rien à dire. Et à force, il avait même fini par respecter sa foi. Sans pour autant la partager.

Mais peut-être que croire en un Père et une maman ce n’était pas bien si différent. Parce qu’il faut bien avoir quelqu’un, et surtout : il faut bien croire en quelque chose. Surtout ici.

— C'est parfois quelqu'un d'un peu relou, faut bien l'admettre, avoue Tijl.

— Ouais bah je veux pas d’un père comme ça. T’imagine ? Quelqu’un qui planifie tout dans ton dos et qui te dit rien ? Si c’était un humain, ce serait un malade. Mais bon j’imagine que dans son cas, y’a proscription. Les voix du Seigneur sont impénétrables, etc…

Le moulin à paroles était lancé.

— Moi si j’avais un père, je voudrais qu’il me cause !

Il n’y en a jamais eu. Pas quand il avait une bonne note, pas quand il passait un mauvais jour non plus. Il y en avait pas quand il fêtait ses anniversaires, quand il était en heure de colle. Personne pour écouter questions et y répondre, personne pour l’amener pêcher ou jouer au foot ou n’importe quel autre cliché qui ne l’intéressait pas. Et pourtant, il les enviait. Lui aussi, il aimerait aller à la mer avec son père. Peut-être pas pour pêcher mais pour faire des ricochets ou causer ou-

Quelqu’un qui le trouve quand il en avait besoin, pose son gros manteau sur ses épaules et l’emmène sur son bateau. Quelqu’un qui lui dise que c’est normal d’avoir peur, de douter. Quelqu’un comme… Tijl quoi.

Jim dévisageait le vieux marin. Il avait peut-être oublié de respirer, en tout cas son visage était rouge.

Tijl.