Ses bottes font des traces dans la neige. Il refait le même chemin tout le temps; l’Île a beau faire ses caprices, elle ne bouge pas assez vite pour qu’il ne le connaisse pas par cœur.

C’est pas qu’il a rien à faire au camp. Y a toujours quelque chose à faire. Toujours besoin de mains quelque part pour monter une tente ou allumer un feu, ou préparer la bouffe. Les choses sont juste super différentes avec des adultes autour. Peut-être que ça les gêne de laisser les perdus faire le gros du travail alors que certains arrivent à peine à la taille des guerriers piccaninny. Toujours est-il que Freckles est relevé de ses fonctions. Jusqu’à nouvel ordre. Qui a encore besoin de livreurs ? Baisse toi, ramasse de la neige et fais la fondre deux secondes entre tes doigts. Bam. T'as de l’eau. Miracle.

Bref.
Ça lui laisse le temps pour ses aller-retours.

La petite partie du groupe éclaté, celle qui se trouve à l’Ossuaire ont besoin de trucs, parfois. De la nourriture, des couvertures. Les rares qui pensent à s’en inquiéter y envoient de petites expéditions. Freckles en fait partie; son aide est juste moins organisée. Au camp, il évite au maximum les adultes, mais aujourd’hui, une femme hurone lui a confié un pot de miel bleu. Alors il l’amène à l’Ossuaire; ça fera sans doute plaisir à quelqu’un. Justice, pourquoi pas, et Apache c’est sûr, il croit se rappeler que le chasseur a un faible pour les trucs sucrés.

Y a peu de monde dehors quand il arrive. De monde qu’il connait en tout cas. Il fait bien un grand détour pour éviter de devoir parler à Soul - ça lui prendrait des heures- et se retrouve à tracer le chemin qui mène à la planque de Just. Il y a pas trainé trop souvent, mais il sait que c’est souvent qu’on peut y retrouver le sentinelle; un coin un peu en retrait du camp loin du bruit et de l’agitation. Dès qu’il a les ossements caractéristiques en vue, son pas s’allonge. Il s’annonce:

- Just ! il s'annonce. T'es là ?

Des fois qu'il aie pas envie de le voir ou un truc comme ça.

Love me or hate me, that is the question !
If you love me, thank you !
If you hate me, fuck you !

L'intimité est une putain d'illusion. Elle se vide de sa définition, noyée dans la promiscuité d'une poignée de chiards qui s'imaginent en cadors survivalistes. La moitié a besoin qu'on leur presse le nez pour se moucher, l'autre se pelotonne en paquet autour de la moindre source de chaleur. Des fucking chatons qu'il faut sans cesse caresse et rassurer.

Est-ce que j'ai une gueule de maman, bordel ?

Toutes ces interactions sociales imposées -nécessaires- grignotent ma bulle. J'ai les nerfs qui vrillent sans ma solitude chérie. Le pire, c'est pour me laver. Pas que je sois particulièrement pudique, mais avant c'était un de mes moments de tranquillité favori. A présent, c’est une torture qu'on frictionne à plusieurs. L'eau, c'est chiant à chauffer. Le savon, c'est relou à préparer. De facto, les sessions de récurage sont collectives ou ne sont pas.
Just, en observateur finaud m'a proposée sa planque personnelle pour les fois où il n'en fait pas usage. Entre lui et moi, s’est instaurée une confiance tacite. Aussi étrange que cela paraisse, il me comprend plutôt bien et, je pense que, malgré ses airs lointains, la réciproque est vraie. Quelque chose d'important s'est joué dans le bayou, ce fameux jour, scellant un pacte silencieux. On est pote de tranchée.
Alors, je squatte sa "piaule" quand il part en ronde.

Un sceau cabossé rempli d'eau chaude constitue ma seule douche. A poil intégral sous les tentures de laine qui tapissent la cavité osseuse pour l'isoler, je donne dans l'efficace. On ne va pas traînasser vu la température extérieure. Je savoure, pourtant, chaque instant où l'eau brûlante ruisselle sur ma peau, dégorgeant des chiffons imbibés qui font office d'éponge. Rares moments où je n'arbore pas les peintures de guerre qui m'ont valu le sobriquet de "Panda".

Je suis moi, toute crue.

Et c'est évidemment cette interlude privilégiée que tu as choisi de saloper.
- Just ! T'es là ?
Je tressaille avant de grogner imperceptiblement. Cette voix, c'est toujours la même qui, goguenarde, bavait du "Tue Nasty !". Peut-être que si je me tais, Freckles lâchera l'affaire et ira se faire cuire le cul ailleurs. L'espoir, fait vivre, que voulez-vous. Lorsque le rouquemoute se pointe à grandes enjambées dans le repaire de la Main, soulevant une des couvertures qui lui barre la vue, je jappe un hargneux:

- T'as pas compris qu'il était pas là, trouduc ?! En général quand les gens répondent pas c'est qu'ils sont absents !

Adieu fugace intermède de paix, finie la parenthèse de sérénité. Je balance le reste d'eau chaude sur ma gueule avant de m’essorer la tignasse et de me sécher. J’espère secrètement que la vue le fera dégager.

Il va trop vite, peut-être trop impatient de voir son pote, ou au moins de se poser au chaud, et il entend pas l’eau qui coule, ni ne remarque la vapeur épaisse qui s’échappe du haut des ossements. Du moins, jusqu’à ce qu’il écarte de la main une des tentures installées là pour plus d’intimité. Une vague d’air tiède lui souffle au visage, contraste entre l’air glacial de dehors et le sauna de l’intérieur.
C’est seulement là qu’il réalise que quelqu’un est là, que ce quelqu’un est complètement à poil, et que c’est pas Justice.

- T'as pas compris qu'il était pas là, trouduc ?! En général quand les gens répondent pas c'est qu'ils sont absents !

Et enfin, que ce quelqu’un est Nasty. La voix est aussi agréable qu’une craie neuve sur un tableau noir. Freckles reste un instant interloqué, le rouge qui lui monte aux joues; au milieu de toute cette peau pâle ses yeux se posent accidentellement sur une marque noire en forme de papillon. Autant dire qu’il reste pas longtemps fixé dessus. Le seul truc qu’il arrive à lâcher, c’est :

- Ah. Euh. Pardon.

Trop choqué peut-être pour rétorquer sur le même ton. Et avant qu’il puisse reculer d’un pas, il se prend le fond d’un seau d’eau tiède en plein face.
Le pan de fourrure retombe en rideau entre lui et Nasty.
C’est juste une fois dehors, dégoulinant, qu’il se retrouve avec des choses à dire : si elle voulait pas qu’il entre, elle avait qu’à lui dire de pas rentrer, non ? Et déjà qu’est ce qu’elle fout là, à poil dans la planque de Justice ?
… C’est peut-être pas une question sur laquelle il veut trop se pencher en fait.

Dehors, Nuwala le fixe d’un air insondable. La petite lionne l’a attendu dehors, de la neige jusqu’au milieu des pattes. Elle fait la gueule parce qu’il a pas voulu la porter sur le chemin -elle est trop grande pour tenir sur ses épaules maintenant - et qu’il lui a fait porter des petits chaussons de laine ridicule. Et du coup elle est bien contente de le voir trempé.
C’est sa petite vengeance.
Ils attendent une minute dehors. Et deux minutes, assez de temps pour que toute l’eau qui dégouline de ses cheveux se refroidisse et le fasse grelotter.
Il sait pas trop s’il doit attendre que Nasty aie fini, si elle va se casser après, ou si elle compte rester là.
C’est chiant.

- Et euh, tu sais où il est ? Just, précise-t-il, assez fort pour qu’elle puisse l’entendre à travers les tissus.

Vu qu'apparemment maintenant ils sont potes (non pas que l’idée l’enchante) elle peut bien le renseigner.

Je savoure la tronche délabrée de Freckles. C’est presque aussi goûtu que lorsque je lui ai roulé une galoche dégueulasse pour jouer. Je me rince et ce couillon trouve le moyen de se faire éclabousser. Demeuré jusqu'à l'os.
La tenture s'abaisse sur un "Ah. Euh. Pardon." de chien mouillé et penaud.

Je roule des yeux vers la stratosphère.

Je me frictionne en speed. Mes fringues sont à la lessive - je fais tout d'un coup, tant qu'à y être- du coup, je chope un des jeans de Justice et je m'affuble d'une des ses sempiternelles chemises en flanelle. Le tissus colle un peu à ma peau mal séchée.

- Et euh, tu sais où il est ? Just...
- 'Fait sa ronde. C'est une sentinelle, dude. C'est son job.

Je soupire et me décide à soulever la couverture pour revoir sa face de thon sauce oseille.

- Rentre, abruti. Tu veux crever ou bien ?

La flotte a déjà commencé à faire une pelure de givre sur son manteau. J'avise l’espèce de grosse boule de poils pelliculés de neige derrière l'indésirable.

Attends.. c’est un lion ?
euh... Okaaaaaaaay.

J'arque un sourcil.

- T'sais qu't'as un gros chat qui t'suis l'train ?

Ça va prendre de la place ce truc. L'équation est pourtant vite faite : Bestiole à fourrure = chaleur.

- Y peut rentrer. J’espère juste qu'y pisse pas partout. Je ricane, mauvaise. Just risquerait d'te haïr....

Je ramasse l'espèce de tissus qui a servi à m'essuyer. Je lui jette sur la gueule et je m’attelle à le frotter sans douceur. J'y prends un malin plaisir.

- Bon.. Qu'es-tu lui veux à la Main ?

- 'Fait sa ronde. C'est une sentinelle, dude. C'est son job.

Toujours aimable. Toujours agréable. Toujours cette voix qui crisse.
Et malheureusement, elle a raison pour le coup.
(Grimace.)

- Rentre, abruti. Tu veux crever ou bien ?

Le visage démaquillé de l'artisane se repointe à l'entrée et Freckles se le fait pas dire deux fois. Il rentre à la suite de Nasty, maintenant en jean et chemise, et il se rend compte que c'est les fringues de Justice, trop grandes sur sa silhouette osseuse. Il sait pas trop pourquoi mais la voir prendre ses aises comme ça ça le vexe.
Mais il dit rien. Trop content d'être au chaud peut-être.

- T'sais qu't'as un gros chat qui t'suis l'train ?

Il se retourne sur le gros chat en question. Hérissée avec des bouts de gel partout dans le poil, en train de faire sa ronde du repaire de Justice dans lequel elle a jamais mis les pieds. Elle fait semblant de pas regarder dans la direction de Nasty mais c'est clair qu'elle tâte le terrain mine de rien.

- Ouais j'arrive pas à m'en débarrasser.
- Y peut rentrer. J’espère juste qu'y pisse pas partout. Just risquerait d'te haïr....
- Hahaha.

C'est marrant ça.

- Bon.. Qu'es-tu lui veux à la Main ?

Il voit plus rien. Nasty vient de lui lancer une serviette a la gueule et s'emploie à lui essorer les cheveux. Il se laisse faire pendant deux bonnes secondes avant de réagir et de lui arracher des mains pour le faire lui-même. Elle s'est prise pour sa mère ou quoi ?

« Je lui veux rien. Je venais juste dire bonjour. » Le pire c'est qu'il est même pas aussi efficace qu'elle pour se sécher. « Et toi qu'est-ce que tu fous ? Il sait que t'es là ? »

Question con.
Il sait sûrement.
Il avait pas idée qu'ils se connaissent avant les deux; mais l'Ossuaire c'est un tout petit groupe, forcément tout le monde doit se connaître.
Forcément. Mais bon.
Encore une fois, ça le vexe.

Le rire de Freckles me surprend. Je m'attends toujours à une moquerie, un mouvement d'humeur, une saloperie venant de sa part. Je suis prise au dépourvu. Heureusement, ses sales habitudes reviennent au galop.

- Je lui veux rien. Je venais juste dire bonjour. Et toi qu'est-ce que tu fous? Il sait que t'es là?
- Zavez vraiment trop d'temps libre dans vo't camp'ment de blaireaux.

Je toise sa face froncée par la vexitude. Un sourire étire ma gueule.

- A ton avis, Rouquemoute ? T'crois qu'j'piquerais ses fringues si j'en avais pas l'autorisation ?

En vrai, j'ai un poil pris mes aises. Mais j'allais pas rester à poil devant lui, le temps que mes fringues sèchent. Je hausse les épaules, narquoise.

- Ben ué... Tes "potes" te disent pas tout. Les boules, hein ? Je me marre en le voyant toujours aussi mouillé qu'un corgi qui boude. T'es sûr qu'tu veux pas que j't'aide ? Ça a l'air compliqué tout c'qu'est psychomoteur, chez toi....

Je m'attends à être rembarrée. Après, tout il est fier comme un lion, ce petit con. Du coup je m'interresse au vrai félin. Je me pose en tailleur auprès de l'animal et j'essuie la glace fondue qui macule son poil avec un bout de tissus. Son odeur a cette note forte de pelage de clébard humide avec un je ne sais quoi de safrané. Je n'arrive pas à me faire à l'idée qu'il pourrait me bouffer la main. Sans doute que Freckles n'a aucune crédibilité et que ça entache quelque peu l'image de marque du roi de la Jungle.

- L'est grave belle, ta bestiole, que j'opine, sans mentir. Pourquoi le ferais-je ? Cette créature n'est pas coupable d'avoir l'autre rase-motte comme maître. C'quoi son blaze ?

- A ton avis, Rouquemoute ? T'crois qu'j'piquerais ses fringues si j'en avais pas l'autorisation ?

Freckles prend l'air de réfléchir, ouvre la bouche pour répondre, puis la referme, , et s’abstient. La réponse est oui. Il croit absolument que Nasty piquerait les fringues de n’importe qui sans autorisation.

- Ben ué... elle enchaine. Tes "potes" te disent pas tout. Les boules, hein ? T'es sûr qu'tu veux pas que j't'aide ? Ça a l'air compliqué tout c'qu'est psychomoteur, chez toi....
- Mais non j’ai dit, t’es en manque d’affection pour vouloir me toucher les cheveux ?

Malgré le ton cassant qu'il a voulu prendre il sent ses joues chauffer avec horreur. A moitié à l’idée que ce soit le cas -que le chouchouter lui fasse vraiment plaisir, et à moitié à cause de ce qu’elle a dit avant. Ça devrait même pas le blesser; bien sûr que Just lui dit pas tout. C’est Just. Il dit jamais rien.
Sa seule consolation, c’est que Nasty ne le voit sans doute pas rougir. Elle a reporté son attention sur la petite lionne qui grelotte dans un coin.

Et les deux se fixent pendant quelques secondes. Freckles fronce les sourcils comme s’il s’attendait à moitié à ce que Nasty décoche un coup de pied à l'animal. Tout ce qu’elle fait, c’est épousseter sa fourrure de quelques flocons.

-  L'est grave belle, ta bestiole.
- Ah euh, il fait, pris au dépourvu.
]- C'quoi son blaze ?

Un peu surpris de la conversation qui tourne au cordial, il dépose doucement le pot de miel cristallisé dans un coin, près de la guitare, et s’approche de l’artisane et la lionne assises face à face.

« Nuwala. »

Après une hésitation il s’assied en tailleurs juste à côté d’elles.

« Elle est avec moi depuis la pluie. Elle était toute petite quand on l’a trouvée. Harmony et moi- »

Échauffé, il a commencé à raconter l’histoire et s’interrompt immédiatement. Le nom lui a échappé comme une banalité. Il a pas le réflexe de faire une pirouette. De se rattraper, de changer de sujet, ni même la décence d’avoir l’air désolé en face de Nasty. Il se contente de tendre la main pour caresser la tête de la lionne en silence.

- Nuwala.
- S'toi qu'a choisi ? Ça a une signification particulière ?

Qu'est-ce qu'il a rougir comme une tomate, lui ? Bon c'est vrai que c'est l'étuve ici. M'enfin c'est pas une raison pour tourner ravioli.
Je continue de patouner l'épaisse fourrure de la lionne. C'est agréable et elle a pas l'air de détester.

- Elle est avec moi depuis la pluie. Elle était toute petite quand on l’a trouvée. Harmony et moi-

Harmony.
L'ancienne chef.
Un jour elle a plus été là. Pouf. Comme ça. On a eu l'autre emmerdeur souffreteux à la place. J’espère qu'il a crevé de pneumonie depuis.
Harmony.
Une p'tite niakwé, pas trop chiante. Sympa presque. On a pas eu vraiment le temps de sympathiser. J'en avais pas envie de toute.

- C'était ta meuf ? Harmony, j'veux dire. T'es pt'êt plus dégourdi que c'que j'croyais ! petit rire con. Qu'est-ce qu'à bien pu lui arriver, hein ? Tu l'sais toi Nuwala ? Ici on disparaît comme des p'tits riens... Parfois j'me dis qu'la plupart d'entre nous se sont transformés en cailloux pour recouvrir cette putain d'île et la maintenir à flots.

« Nan c’est Poncho qui a trouvé le nom. Ça veut dire. J’sais pu. »

Ils sont accroupis là à caresser Nuwala. Lui la tête et elle le flanc et la petite lionne est avachie sur le côté, pas loin de ronronner. Freckles attend le moment où elle en aura marre et lui chopera les doigts avec ses dents ; il commence à en avoir des cicatrices et il s’en formalise plus.
Nasty rate pas un battement. Elle lui accorde pas quelques secondes de silence reccueilli après que le nom de son ancienne cheffe glisse par inadvertance de ses lèvres.

- C'était ta meuf ? Harmony, j'veux dire. T'es pt'êt plus dégourdi que c'que j'croyais ! Il ouvre la bouche pour répondre. Offusqué. Pas le temps. Qu'est-ce qu'à bien pu lui arriver, hein ? Tu l'sais toi Nuwala ? Ici on disparaît comme des p'tits riens... Parfois j'me dis qu'la plupart d'entre nous se sont transformés en cailloux pour recouvrir cette putain d'île et la maintenir à flots.

Elle va bien.
Nasty s’adresse à la lionne, comme à un interlocuteur plus digne de confiance que lui – c’est sans doute fait exprès, et lui il la fixe juste. Il voudrait lui dire qu’Harmony va bien. A chaque fois qu’il croise quelqu’un il voudrait lui hurler ça. Un autre chef, un artisan, n’importe qui qui l’aurait connu et voudrait bien l’écouter. Il a l’impression de détenir un secret immense et il sait pas pourquoi, ça veut pas sortir.

« J’ai pas oublié son nom encore », il marmonne.

Nasty a raison. On disparaît comme des petits riens.
Freckles ne se rappelle ni du visage ni des noms des pauvres mères passées dans son groupe. Tombées à la mer. Pas de pierre tombale.

« Elle te manque ? »

Il détourne son regard et fait semblant de s’intéresser au pliage de la serviette humide qui a servi à sécher ses cheveux.

« C’était ta cheffe », il ajoute comme si ça changeait quelque chose.

Moi elle me manque, il voudrait dire.
Nasty se foutrait tellement de lui.

- J’ai pas oublié son nom encore.

L'affirmation me surprend alors je lève le nez. T'as la mine déconfite des gens qui douillent dans leur petit bocal de silence. T'y marines depuis combien de temps dis-moi, mec ? T'as l'air tellement effrité que je m'attends à voir la constellation qui crèche sur ta gueule jouer les étoiles filantes sur le poil de Nuwala.
Mais les gens perdus c'est des trous dans le cœur que le mortier de l'Oubli ne comblera jamais vraiment.

Et ça, je le sais mieux que personne.

- Elle te manque ?
- Non.

Je te dois au moins cette franchise.

- C’était ta cheffe.
- C’est vrai, et elle était plus sympa que l'aut'connard tuberculeux. Mais ça change pas grand chose pour moi qu'elle soit là ou pas. Néanmoins... Je me penche vers lui. Pas de maquillage de panda pour appuyer mes yeux bleus, juste la gueule d'une ado aux billes cernées par les insomnies. A Toi, elle te manque.

C'est pas une question, petit con.

- ... T'as pas à t'justifier, mec. On a tous une ou plusieurs "Harmony" qui nous manquent. J'oublie pas leurs noms, moi non plus.

Regard qui se perd dans le vide, palpitant qui s'écorche sur les patronymes des absents.
Et puis soudain, je suis prise d'une impulsion. Je me jette sur le rouquemoute et je lui ébouriffe la tignasse, si fort, si fort, que ça ressemble à de la bagarre. Alors ça part en chatouille, en "pince-mi, pince-moi", en conneries qui essoufflent et font rire.

On a besoin de rire, Freckles, tu crois pas ?

Le non sort comme une balle de fusil. Sans une seconde de réflexion, pas besoin, faut croire. Freckles se demande s’il en veut à Nasty pour ça et doit bien admettre qu’il en a pas le droit. Elle enchaîne :

- C’est vrai, et elle était plus sympa que l'aut'connard tuberculeux. Mais ça change pas grand chose pour moi qu'elle soit là ou pas. Néanmoins...

Néanmoins Freckles se répète dans sa tête. Néanmoins. Comme il le déteste Grumpy. Comme il le hait. Peut-être que même sans tout ça il le détesterait aussi mais jamais aussi fort. L’artisane s’est penchée sur lui d’un air intense.

- A Toi, elle te manque.

Il se tait. Il a l’impression que s’il ouvre la bouche il va perdre, quoi qu’il dise. Y a Nasty qui le fixe droit dans les yeux comme si elle essayait de l’hypnotiser, et elle sait qu’elle a raison, et il le sait aussi.

- ... T'as pas à t'justifier, mec. On a tous une ou plusieurs "Harmony" qui nous manquent. J'oublie pas leurs noms, moi non plus.
- Okay, il souffle.

D’un coup y a comme un poids sur lui. Pas métaphorique, un vrai. Nasty s’est jetée sur lui et pendant un instant il se demande si c’est pour de vrai, si elle va lui éclater une bouteille en verre sur le coin du front ou quelque chose comme ça- c’est qu’elle en est capable- mais non. Sa main araignée se tend jusqu’à ses cheveux qu’elle ébouriffe à lui en faire mal ; et Freckles pas assez vif pour lui bloquer le poignet répond d’un pincement sur son bide. C’est pas la guerre, c’est la bagarre. L’instinct reprend le dessus. Freckles sait gagner à la bagarre. C’est pas le poids plume de Nasty qui va contrer ses heures de foutage sur la gueule dans la poussière de l’arène ; d’une poussée du genou il la retourne comme un pancake pour de tout son poids lui bloquer les bras.
Il a une petite seconde de triomphe puéril et une hésitation.

« En fait elle est- »

Son cœur lui semble un peu gonflé. A cause des chatouilles de Nasty qui lui ont arraché des rires nerveux jusqu’à l’essouffler, et à cause du flot de paroles qui semble vouloir se déverser, là maintenant.

« C’est horrible, ou pas ? Que savoir qu’elle est vivante ça me rend pas si heureux que ça ? Sur le coup c’était la meilleure nouvelle du monde. Mais je me sens pareil qu’avant. Qu’elle soit vivante, et sans doute heureuse, et peut-être même mieux qu’au Grand Arbre, ça change rien pour moi. Elle me manque pareil. »

Son regard tombe sur Nuwala délaissée qui se lèche la fourrure pour se tenir chaud en faisant semblant de pas les voir. Freckles a l’impression d’avoir de la fièvre. Nasty comprend sans doute rien.

« C’est égoïste ? »

On se fout gentiment sur le fion. Et franchement, j'ai l'impression de mieux respirer que ces derniers mois. Pourtant on s’époumonent comme une paire de couillons. Il se défend, mon salaud ! Bordel, il va falloir que j'apprenne quelques nouvelles feintes.
Finalement, on s'étale comme deux merdes sous le regard placide de Nuala. Allongés l'un à côté de l'autre, le regard rivé au plafond osseux, j'écoute la confession de Freckles.

- C'pas horrible. C'pas égoïste non plus. C'est juste ton ressenti et tes émotions. J'ai un petit rire cassé. C'est d'la merde les émotions : ça rend con, ça fait mal entre les côte et au bide... Mais ça rappelle qu'on est vivant aussi.

Je lève mes deux mains au dessus de nos têtes. Le vernis de mes ongles est salement écaillé. J'en ai presque plus, ça fait chier.

- Ça nous différencie des Orbleus.

Wrath est encore une plaie à vif qui me fait monter les oursins dans la gorge.

- On peut pas contrôler les aut'. Y font leur vie, leurs choix. On peut rien con't' ça. On subit s'tout. Mal le vivre ça fait pas d'toi un mec naze, horrible ou égoïste. Ça fait juste de toi un mec avec un coeur, s'tout. Je tourne mon visage vers lui avec un fin sourire. Un vrai sourire. C'faux quand Peter dit qu'on est "innocents, cruel et sans coeur". On en a un d'coeur, toujours, même quand il est pété.

- C'pas horrible. C'pas égoïste non plus. C'est juste ton ressenti et tes émotions. C'est d'la merde les émotions : ça rend con, ça fait mal entre les côte et au bide... Mais ça rappelle qu'on est vivant aussi.

Freckles voudrait hausser les épaules. C’est ce qu’il ferait s’il était pas étalé au sol à admirer les ongles défoncés de Nasty. Vernis noir. Il a jamais compris l’intérêt, il ronge trop les siens, jusqu’au sang des fois, et puis s’étonne que ça pique.

- Ça nous différencie des Orbleus.
- Génial, commente Freckles.

Comme s’il avait besoin de se rappeler qu’une poignée d’entre eux s’étaient changés en zombies de glace. D’ailleurs qu’est-ce qu’ils en savaient, que les Orbleus avait pas d’émotions ? Peut-être qu’ils ressentaient tout encore plus fort.

- On peut pas contrôler les aut'. Y font leur vie, leurs choix. On peut rien con't' ça. On subit s'tout. Mal le vivre ça fait pas d'toi un mec naze, horrible ou égoïste. Ça fait juste de toi un mec avec un coeur, s'tout. C'faux quand Peter dit qu'on est "innocents, cruel et sans coeur". On en a un d'coeur, toujours, même quand il est pété.
- Ouais peut-être., il dit sans conviction.

Il rend pas à Nasty son sourire, sourcils froncés sous sa réflexion. Il finit par admettre :

« Je préférais avant. »

Avant, il était capable de bavarder au milieu d’un bannissement, capable d’oublier n’importe quel disparu en fermant des yeux. Ouais, il préférait, du moins il en est sûr : mais il est incapable de dire quand tout a changé. Harmony, peut-être. Il se revoit le front posé contre le hublot du sous-marin incapable de trouver le sommeil. Peut-être que c’est ce voyage là. Ou peut-être que c’est encore plus vieux que ça. La pluie qui a englouti la maison souterraine. La canicule qui a fait crever ses gamins dans la poussière. Peut-être qu’il y a pas de date miracle à laquelle se raccrocher, nulle part où retourner avec une machine magique pour réécrire le futur et rester gai, innocent, et sans cœur.

« Tu sais ce qui est marrant, j'en ai parlé à personne de tout ça. Harmony. Même pas à Lace, j’ai essayé. Et toi je t’en ai parlé alors que je te déteste. » Son ton est presque candide, tant il voit ça comme un fait plus qu’une accusation à ce stade. Il voit pas l’ironie. « Pt’être parce que tu t’en fous. C’est plus simple. »

- Je préférais avant.
- Y'a pas d'retour en arrière possible.... Je sers les poings brusquement, au dessus de nos têtes. On s'ra plus jamais les mêmes. L'retour en dirigeable a tout changé.

Au retour du monde ordinaire, quand chaque enfant s’est vu disparaître comme une dessin raté qu'on veut gommer du papier, quelque chose a pété. L'innocence s’est fissurée. Consciemment ou pas la vérité sur nos existences nous a tous marqués. Nos vies ne sont que des anecdotes qui s'effacent pour laisser place au récit principal et à son héros.

Foutu Peter pan.
Tu nous a tous trahi.

- Tu sais ce qui est marrant...?
- Nan mais chuppose qu'tu vas m'le dire.
- J'en ai parlé à personne de tout ça. Harmony. Même pas à Lace, j’ai essayé. Et toi je t’en ai parlé alors que je te déteste. Pt’être parce que tu t’en fous. C’est plus simple.

Je suis prise par un espèce de fou rire inattendu. Le gars est sacrément détendu du slibard, quand même! Il me balance ça sans qu'une couille fasse trembler l'autre. Il a la spontanéité d'un crétinus de cinq ans, sans l'excuse de l'âge. C'est merveilleux !

- T'es quand même vachement con, putain! C'est sauvage ! ... J'imagine qu'c'est pour ça qu'des gens intéressants comme Lace, Apache ou Just s'attachent à toi. Ta bêtise a quelque chose d'hyper reposant en vrai...

Je laisse échapper un profond soupir.

- Si t'arrives justement à t'confier à moi c'est parce qu'on est des étrangers l'un pour l'autre. C'est toujours plus simple que d'causer de trucs intimes avec des gadjos qui vous connaissent trop bien. C'est pour ça qu'internet marche si bien.... Je percute... Ah... t'as pt'êt pas connu internet, remarque. Tu d'mand'ras d'quoi y r'tourne à Cyber.

Je laisse filer un silence.
Je tourne la tête et nos visages se font face.

Sans maquillage.
Sans Faux-semblants.
Sans.

- Moi j'te déteste pas, que j'dis simplement.

Nasty éclate de rire. C’est un bruit qui est rarement une bonne nouvelle. Pour lui en tout cas. Il grimace.

- T'es quand même vachement con, putain! C'est sauvage ! ... J'imagine qu'c'est pour ça qu'des gens intéressants comme Lace, Apache ou Just s'attachent à toi. Ta bêtise a quelque chose d'hyper reposant en vrai...

Comme d’habitude il sait pas quoi faire de tout ça.
C’est un sandwich de compliments et d’insultes savamment empilés. Mais le soucis avec ça c’est qu’un bon sandwich, ça devient immangeable dès qu’on y rajoute quelque chose de dégueulasse. Et Nasty c’est la reine pour faire les putains de sandwiches en question. Il en veut pas.

- Si t'arrives justement à t'confier à moi c'est parce qu'on est des étrangers l'un pour l'autre. C'est toujours plus simple que d'causer de trucs intimes avec des gadjos qui vous connaissent trop bien. C'est pour ça qu'internet marche si bien.... Ah... t'as pt'êt pas connu internet, remarque. Tu d'mand'ras d'quoi y r'tourne à Cyber.
- C’est ça, il marmonne, vexé par cette petite touche condescendante – ah elle peut pas s’en empêcher, même si dans le fond elle a raison !

Nasty tourne la tête vers lui et il l’imite. Ils se fixent.

- Moi j'te déteste pas.

Il y a une pause. Un petit silence. Et puis c’est au tour de Freckles de rire. Un grand éclat qui se change en fou-rire, ça dure même plus longtemps que celui de Nasty. Il est obligé de tourner de nouveau son regard sur le plafond pour ne pas avoir mal au cou.

« Ah ! Ah bon », il dit finalement.

Puis il tourne la tête pour lui faire face de nouveau.

« Ça se voit pas. »

Le plafond de nouveau. Il fait mine de réfléchir mais c’est peut-être juste pour pas devoir la regarder dans les yeux trop longtemps. C’est presque perturbant sans sa couche de maquillage. C’est comme une personne complètement différente qu’il connaît encore moins.

« Ou alors c’est juste comme ça que tu traites tout le monde, je suppose. Mais ce serait nul. »