Les jours étaient des plus agaçants parfois, fatigants ou même particulièrement répétitifs en un sens. Peut-être les plus récents des âmes arrivées en ces terres trouveront la nouveauté en ces dernières, mais pas les plus anciennes. Les cycles de catastrophes se répétaient, et la mémoire perdait toujours le fil. Mais parfois des traces d'avant demeuraient, juste des sentiments étranges. Ceux d'oublier quelque chose.

Un bûcher crépitait sur la plage, l'odeur immonde envahissait l'air. Cette odeur n'avait plus rien de surprenant pour l'Inquisiteur, il ne l'appréciait pas particulièrement il ne faisait que tolérer. Il s'agissait du prix à payer pour purifier ces pauvres âmes privées de nom et d'ombre. Mais jamais le nuage d'inquiétude ne laissait le matelot, quelque chose le liait à l'ordinaire. Et ce quelque chose était à jamais oublié. Probablement mort, à en juger par les différences notables entre certains collègues et lui-même.

L'homme en noir se frotta le visage et abandonnait son "feu de joie" pour rejoindre la maison close au port. Il ne savait pas encore s'il allait simplement passer du temps avec une des filles ou choisir le paradis artificiel de l'opium pour calmer cet oubli permanent. Un dernier regard derrière, comme si quelqu'un pouvait à tout moment le poignarder, et les pas cheminèrent doucement jusqu'aux lumières chaleureuses et parfumées. Déjà des collègues s'en donnaient à coeur joie sur place, Allan était à peine arrivé que Miss Marthe venait à sa rencontre. Elle lui proposa d'abord un verre avant de se retirer dans l'une des chambres. Une fois arrivés, elle proposa à l'homme de s'asseoir sur le divan.

L'Inquisiteur voyait de temps en temps cette fille de joie, elle était de bonne compagnie et avait de la discussion. Parfois, il n'avait pas réellement besoin de la totalité des services payés. L'éternité était si répétitive... Mais il avait remarqué ce soir que la jeune femme était particulièrement enjouée.

- Tu sembles cacher quelque chose...

- J'ai préparé une surprise ! De temps en temps j'aime qu'on me raconte le futur, alors je vois quelqu'un pour ça. Je lui ai demandé de venir ce soir.

Le matelot fronça les sourcils, plus d'incompréhension que de mécontentement. Cependant, la fille de joie poursuivit.

- Ne t'inquiète pas, si tu n'es pas content je t'offre la soirée. Essaie de t'ouvrir un peu, tu vas finir tout aigri.

Et dans un petit rire elle avait lâché une taquinerie qui ne fit que soulever un sourcil à Allan. Il était un peu partagé concernant cette idée, mais il prendrait son mal en patience. Bien qu'il osait espérer qu'il n'avait pas affaire avec un hérétique. Il se contenta de soupirer en avalant le contenu de son verre. Et l'esprit se questionna sur la véritable raison qui le poussait à fréquenter cet établissement alors qu'il laissait son argent couler juste pour passer le temps. Il devait tout de même avouer qu'en effet... le temps filait.

coven

Apparemment, il n'était pas le seul à se retrouver piégé. C'était peut-être l'inconvénient d'être un client qui n'apportait pas de problème, et qui respectait un peu ces femmes qui ne possédait même plus leur corps. L'Inquisiteur ne se battait pas contre les moeurs, il vivait parmi les pirates et devait avouer que probablement l'avarice avait eu raison de lui. À moins que ce ne soit la lâcheté ? Aucun souvenir ne pouvait témoigner. Après tout, il brûlait comme ceux qui avaient voulu le brûler. Bien qu'en son temps et ses contrées, il s'agissait plutôt de pendaison. Mais ça, l'esprit n'en avait plus conscience. Il ne restait parfois que la peur d'être rattrapé, ou de revoir un fantôme d'avant.

Il laissa le dialogue entre femmes se dérouler, Miss Marthe avait de l'énergie à revendre. Puis la liseuse de cartes venait en face du matelot, annonçant les tarifs et surtout qu'Allan avait de la chance d'être dans les petits papiers de Marte. Evidemment, la fille de joie aurait été bien avare de faire payer en plus pour une chose qui n'intéressait pas l'homme. Et enfin, la magicienne demandait de l'eau à la femme qui s'attela à cette tâche. Allan la regarda s'en aller avant de s'intéresser à ce que faisait la demoiselle mystérieuse. L'Inquisiteur réfléchissait à qui il avait affaire, de se que les filles de la maison racontaient parfois, il devait s'agir de la Horla.

Finalement, la question lancée, l'homme de mer mit un instant avant de répondre. Sceptique.

- Allan Lorden.

La magie, de toute forme, il n'aimait pas. Il détestait ça. Cependant, la femme en face de lui était une pirate. Et donc une alliée, normalement. Il avait déjà de la peine à supporter l'Occulte qui portait le même nom que lui, mais alors là il était presque certain qu'il pouvait qualifier Morrigan de sorcière. Mais voilà, elle portait les couleurs du port, et la matelot se devait de respecter ces gens.

Bien que ça le dérangeait, il devait tenter d'imaginer une forme de repentie.

Il y avait du bruit étouffé qui parvenait dans la pièce, la fête était à l'heure dans les parties communes. Rien de bien différent de d'habitude, la seule chose différente concernait la situation dans cette chambre. L'Inquisiteur qui se faisait lire l'avenir ou... le passé ? Une grande blague de mauvais goût.

- Et toi, la Horla, quel nom porte-tu ? J'aime juste savoir qui va fouiller dans ma vie.

Toujours aussi défensif, mais une forme de résignation rendait la question sincère. Il laissait aller le jeu que Marthe avait voulu mettre en place, tant que le temps filait ça convenait au pirate. De sa main marquée d'une cicatrice, la gauche, il posa son verre sur la table avant de se reposer sur les avants-bras appuyés sur les genoux.

La réponse de la diseuse de bonne aventure avait le mérite d'être claire, elle se souvenait donc encore de ses origines. C'était intéressant. L'appellation de "vieil homme" le fit tiquer cependant. Mais il était vrai qu'il pouvait bien être très vieux dans les faits. Depuis quand est-ce qu'ils s'étaient retrouvés coincés sur cette maudite Île ? Il avait lâché un rire léger, il le prenait comme si un enfants jugeaient tous les adultes comme étant de vieux personnages. Puis la donnée fut dite, le pirate regarda d'abord la porte dans l'espoir de voir Marthe le sortir de là. Mais bien vite il se résigna, la fille de joie allait sans doute prendre plaisir à se jouer un peu de lui. Un soupir, puis un vague sourire vint se dessiner sur son air ronchon habituel. Il admettait avoir perdu cette bataille contre Marthe. Et s'attela à la tâche, séparant le tas de cartes païennes. Enfin, la magie qui y était liée devait forcément l'être dans son esprit.

Un peu embarrassé, il dû réfléchir un peu. Il voulait bien accorder cette victoire à Marthe, mais il ne voulait pas non plus avoir affaire à un traquenards. Bien que la gratuité soulignait peut-être la vérité.

- Je n'ai pas l'habitude d'avoir des réponses à portée de main.

Avait-il dit dans un humour que peu lui connaissait. Quant à la question que Morrigan avait posée, ce fut ce qui lui fit à nouveau légèrement rire.

- J'étais juste matelot sur le Jolly Roger, je ne sais plus quand nous sommes arrivés.

Il avait présenté ses paumes, comme l'on fait lorsque le doute ou l'ignorance sont les seuls éléments du savoir en possession. Sourire en coin.

- Tes pouvoirs te permettent de voir quelques pistes de mon passé ? Ainsi je pourrais peut-être savoir à quel point suis-je devenu vieil homme.

Il s'agissait de la question à poser, en lien avec les cartes à couper. Il retrouva ensuite le confort du dossier moelleux. Le peu de plaisanterie qu'il usait servait peut-être à le mettre lui-même à l'aise. Bien que son devoir le rattrapait. Le sérieux reprenait doucement le fond de l'expression de l'Inquisiteur, il ne put s'empêcher de jeter un oeil derrière lui avant de retrouver l'attention sur la table. L'odeur de la chair brûlée restait encore dans ses nasaux, et il détestait cette curiosité qui naissait à l'idée de savoir un peu sur son propre passé. Sorcellerie, démons, blasphème ! Cependant, lire dans le passé... cela ressemblait plus à un genre de rafraichissement de la mémoire. Non ?

Allan devait avouer que les ombres de son ancienne vie lui pesaient, comme s'il avait abandonné quelque chose d'important. Et, depuis le temps qu'il avait passé en ces terres maudites... probablement qu'aujourd'hui plus rien ne l'attendait dans l'autre monde.

Le goût amer venait emplir la bouche alcoolisée de l'Inquisiteur aux yeux aussi noirs que les charbons de bûchers.

Brigmore Lullaby

Et les cartes se révélèrent. Allan eut envie de boire, encore un peu. Les paradis artificiels semblaient les seuls qui s'offraient à ceux bloqués en ces lieux mortellement éternels. Si peut-être le matelot prenait la situation à la légère, en farce d'une fille de joie qui aimait le taquiner car elle le savait incapable de mal sur les "innocents". Plus il s'enfonçait dans ces cartes, plus il commençait à ne pas aimer ce qui se filait. Comme un ressentit, l'impression que la maison allait partir en flammes. Comme l'impression de voir des cadavres pendus, les trips à l'air en l'honneur du Démon. Pauvres jeunes filles. Il ne se souvenait plus, peut-être parce que c'était son sang et sa lignée qui décorait les arbres cette nuit-là. Il n'avait pas non plus entendu les ricanements des hommes qu'il pensait bons.

Rien ne restait dans l'esprit. À part cette peine immense.

Les mots de Morrigan dessinaient sur le visage de l'homme une forme de changement, un ressenti étrange. Incapable de dire si ce qui se disait était réel ou non, mais pourtant ça réveillait comme une brûlure sur la main cicatrisée. Il ne pouvait qu'approuver la mémoire invalide, et la trahison ça... il ne savait pas. Mais déjà des collègues lui avaient lancé en blaguant, que l'Inquisiteur avait peur de voir quelque chose surgir à toujours regarder derrière lui.

Les sourcils se fronçaient. Avait-il une véritable manipulatrice des arts démoniaques qui détruisaient tant ? Il tendait déjà sa main à une nouvelle gorgée d'alcool, mais la Horla le lui défendit. Justifiant le tout par la concentration nécessaire de l'homme. Allan hésita avant d'obéir, non sans ronchonner. Partagé entre l'envie de sortir de ce précipice qui donnait l'impression de le happer dans les méandres de ce qu'il ne souhaitait que détruire.

Morrigan donnait presque l'impression d'être une sirène de magie, ce qui avait tout pour déplaire aux principes de l'Inquisiteur.

Puis la nouvelle donnée à exécuter. Il se pencha sur les cartes, tentant de ne pas s'occuper de son verre posé. Un dernier regard un peu vexé d'avoir reçu des ordres, puis il tira les trois cartes. Déposa la première au centre, la seconde en dernier et la final au début. Sans les retourner, pendant qu'il prenait la peine de jouer le jeu il avait entendu les bruits typiques qui étaient emportés dans le sillage d'une femme des mythes. Il ne savait plus très bien où se trouvait la limite du christianisme sur le sujet. En ces lieux, rien ne ressemblait à l'autre monde. La chose sur laquelle il se concentrait, c'était avant tout les clans ennemis des pirates. Il fermait les yeux sur les lubies de ses comparses, bien qu'il imaginait leurs âmes noyées dans les enfers. Partagé entre l'envie de les aider, et celle de juste les laisser s'enfoncer... cependant à ce jour, il s'était adouci. Il avait laissé en vie deux garçonnes perdues. Il les avait sauvées autrement que par les tortures moyenâgeuses et les feux. Cela lui provoquait encore des tourments dans ses convictions.

Il n'aurait jamais su comment l'expliquer, mais quelque chose en lui avait réussi à l'empêcher de faire ce qu'il faisait depuis des siècles sur cette Île du Mal.

Et c'est à nouveau les grigris qui firent émerger l'esprit du pirate avant que la voix de la païenne ne se fasse entendre. La question étonna presque le matelot qui se massa l'arrête du nez, comme s'il cherchait à s'assurer de la vérité de sa réponse. Il vérifiait une dernière fois, comme s'il se pouvait qu'il ait délaissé un recoin de sa mémoire.

- Non, rien. À part des ressentis, ou des impressions. J'avoue que parfois, ce sont ces miettes qui m'ont fait prendre d'autres chemins que celui que je suis normalement.

Il n'allait pas avouer à une sorcière une faute commise, aussi jolie femme pouvait elle être il n'avait rien des ses collègues plus animal. Il avait ses principes, et l'un d'eux constituait simplement l'évidence de ne jamais tout révéler à n'importe qui.

L'Inquisiteur passa la main balafrée dans la nuque, celle-ci pouvait devenir raide lorsqu'il se battait dans son propre esprit. Bordel il avait laissé l'une de ses précieuses bibles à une gamine alliée de Peter Pan. Il y avait un nom dedans un plus. C'était celui d'une fille... pourquoi avoir ça sur lui en arrivant sur ce sable ? À ce train-là, c'était plutôt l'opium qui lui faisait envie. Il remonta le regard du vide pour le visage de Morrigan, il hésita un peu. Il avait de la peine à admettre qu'il n'était pas sur son terrain.

- Toi, tu te souviens de ton année d'arrivée ? Ou plutôt, la date du jour qu'il était avant que tu te retrouve coincée dans ce... ces sortes de limbes ?

La curiosité était un vilain défaut. Mais Allan était de plus en plus sûr que Dieu s'était détourné d'eux en ces lieux.

La date laissa un quelque chose qui dérangeait l'âme de l'Inquisiteur. Il ne savait plus rien d'avant, mais il avait conscience que la date révélée portait déjà une forme de "futur" pour lui. Selon une date inscrite sur l'une des bibles qu'il avait emporté. Le 17e siècle... 1650 au moins. Quelque chose comme ça. Tant de temps avait été perdu... Allan eut l'impression que le vertige s'abattait déjà sur lui. Quoi qu'il ai eu l'impression d'avoir laissé dans le monde ordinaire, il n'en restait sûrement plus rien. Il appartenait pour de bon à l'Île, qu'il le veuille ou non. Tijl avait su calmer un peu l'amertume su matelot envers ce Dieu qui ne cessait jamais de mettre à l'épreuve, mais à ce moment le pirate avait l'impression de n'avoir été qu'un outil pour laver les démons qui peuplaient ces terres. Sans jamais recevoir en retour que la délivrance de la mort pour le paradis. Ou l'enfer. Après tout, il avait laissé deux âme sans ombre s'en aller. Et aussi, cette phrase qu'il avait encore en tête, portée par la voix d'un enfant "s'ils sont gentils, pourquoi est-ce qu'ils sont vêtus de noir et prônent la peur ?". Ça variait un peu, mais le sens était là. De plus en plus agaçant à l'esprit.

Une nouvelle carte dévoilée ramena l'attention du l'homme de la mer. La signification n'avait rien d'agréable à la conscience, et Allan fut d'abord surpris. Partagé entre ses suppositions, et surtout la désagréable sensation que cela vienne de la bouche d'une diseuse de bonne aventure. Peut-être qu'une touche de colère voulait commencer à briller dans les prunelles, mais il y avait quelque chose qui portait encore plus de poids. La sensation que ce n'était pas faux. Et voilà bien ce qui était détestable. Il l'avait en lui depuis toujours, cette sensation que quelque chose avait mal tourné. Mais voilà, maintenant il ne pouvait rien faire. Le temps avait emporté le monde qu'il avait connu.

Un monde effacé jusque dans son esprit, par la magie de l'Île.

La touche d'humour qui vint briser l'enfer que l'Inquisiteur se dessinait, ne suffit absolument pas à détourner l'esprit de ce qui venait de se passer. Une païenne lui disait qu'il avait péché, mais en même temps elle ne faisait que dire ce que les cartes choisissaient. Ou ce que le hasard mettait en place. Il ne savait pas où se mettre. Il céderait si facilement au péché de colère.

Puis la voix de la jeune femme retentit à nouveau, Allan tourna la tête vers la source. Surpris qu'elle parle de ce devoir religieux, et bien sûr qu'il connaissait celui-ci.

- Evidemment, mais pour l'appliquer ici, il faudrait sûrement brûler l'Île entière.

Un instant, il repensa aux deux âmes qu'il avait aidé. Il se souvenait de ce sentiment étrange qu'il ne pouvait plus expliquer. Il y avait de l'agacement dans la voix grave, et pourtant le pirate faisait de son mieux pour passer outre. Pour se souvenir de sa discussion avec le Frère.

- Et, sauf si cela nous sauverait tous, je n'en ai pas envie.

Il espérait plutôt que les damnés se repentissent, plutôt que devoir les purifier par le feu. Plutôt que torturer selon les sciences inquisitrices. Allan pensait que la peine, ou la pitié qu'il pouvait ressentir à ces moments naissaient de sortilèges. Sûrement. Il se leva à son tour, voulant volontiers profiter de l'air frais pour calmer ses nerfs mis à rude épreuve. Il prit une grande inspiration, et regarda ses collègues faire à peu près n'importe quoi dans la rue.

- Il est aussi dit de s'occuper des siens, et de pardonner. Si je regarde parmi mes compagnons, beaucoup n'ont plus d'ombre. Mais ils sont venus ici, ils se sont repentis du courroux de Peter Pan.

Allan était un ours mal léché, mais il était l'un des pirates les plus loyal envers sa "famille". Il n'était pas question que de Hook, certes il le respectait grandement et obéissait. Mais sa loyauté s'étendait à chaque membre. Sa quête ici était de libérer les âmes emportées par l'enfant démoniaque, et de recueillir celles qui étaient assez fortes pour se délivrer de l'emprise.

- Ma sentence, même si je dois avouer détester l'entendre de tes mots, je l'accepterai. J'aurais pensé que c'était Marthe qui l'avait mis en place en me piégeant de la sorte.

Mais bon, comme apparemment il avait encore du temps... ce ne devait pas être ça.

- Si t'as encore soif tu peux finir ma chope, sinon je vais l'engloutir.

Il n'en restait peut-être que la moitié, mais il en avait déjà bu une autre dans la soirée. Alors comme ça, il ne risquerait pas de saoulé pour tenter de digérer la situation. Il essayait de garder en permanence les mots du prêtre, ça l'aidait à appliquer son devoir concernant les membres des pirates. En tous genres. Il plissa les yeux pour distinguer la plage plus loin, une lueur s'éteignait peu à peu. Il ne se souvenait déjà plus s'il avait attendu que le bûcher se consume entièrement avant de venir ici. Et il regagna le divan, en se laissant tomber lourdement dessus. Ses armes s'entre-choquèrent, il détacha son sabre qui le gênait maintenant.

- Tu connais mieux les numéros des versets que moi.

Il n'était pas prêtre après tout. Et, il ne le savait pas, mais il son éducation ne suivait absolument pas les théories qu'il prônait.

La païenne n'avait pas craché sur l'alcool de la chope, mais en revanche elle le faisait sur la sainte Inquisition. Celle menée par les prêtres probablement, enfin, Allan n'en était plus trop sûr. Etonnement, il ne connaissait pas très bien les détails. Il mettait cela sur le compte de l'Oubli qui l'empêchait de correctement assembler les pièces de puzzle, il avait des acquis mais sans le développement qui l'y avait conduit. Peut-être même qu'il avait changé de comportement au fil des siècles. Oui, puisque maintenant il en avait la certitude. Cela faisait des siècles qu'ils étaient coincés ici. Il devrait probablement commencer à faire le deuil de tout ce qu'il avait un jour laissé et espérer retrouver. Même si les souvenirs n'y étaient plus.

Et, pour Allan, une femme qui étudiait les religions c'était bien une chose étrange. Mais voilà, il ne connaissait pas le futur à son époque. Il ne pouvait même plus imaginer les sources de son savoir actuel. Il ne connaissait que les livres qu'il avait emporté sur le bateau, il les avait sûrement amassé au fil des voyages du Jolly Roger. Parfois, il remarquait par lui-même des incohérences et pourtant ne pouvait pas les contrer. Bien qu'un poids demeurait encore et toujours, il devenait plus lourd au fil du temps absurde qui passait sur cette Île. L'Inquisiteur se tourna vers Morrigan quand elle mentionna l'ennemi qu'elle étudiait, elle cherchait donc à mener une nouvelle croisade de l'absurde ? Tiens donc, voilà l'une des incohérences. Allan avait en tête que cette guerre du passé n'avait été rien d'autre qu'une mascarade. Mais il ne sait pas pourquoi.

Les doigts claquèrent et la femme se tourna vers lui en annonçant la nouvelle carte. Allan fronça d'abord les sourcils d'interrogation avant de remarquer l'objet retourné. Le pirate regardait l'illustration du pendu, un malaise naissait peu à peu face à ce symbol. Une vision vague de corps accrochés aux arbres, les tripes à l'air. Une marque du Malins au centre. Une peine immense envahit alors son âme, il portait la main à son visage, comme pour essayer de cacher la tristesse sans racine visible. Parce qu'il ne savait pas pourquoi il ressentait ça. Il ne se souvenait pas que ces morts étaient les siens. Des enfants.

Alors qu'il en brûlait et torturait depuis bien longtemps dans ces limbes.

Il se leva brusquement, il ne pouvait simplement pas voir cette maudite carte. La vision d'un pendu, il détestait ça de tout son être. L'Inquisiteur s'approcha de la Horla d'un pas décidé, le visage teinté d'une colère mais il ne s'agissait pas de ce sentiment. Elle ne faisait que jouer le masque pour enterrer à peine. C'était facile de fermer le visage, de le rendre dur, mais très difficile de cacher la tristesse dans les yeux.

- Ici la magie ne me surprend plus... je suppose que l'Île entière s'effondrerait sans elle. Mais toi, c'est toi qui m'a fait voir cette image dans mon esprit ? Qui étaient ces... ces pendus ?

L'homme était ainsi, non ? Paniqué dès qu'il ne comprenait pas, cherchant absolument un fautif. Sûrement pour trouver une réponse. Allan avait moins l'air fâché qu'il le voulait, en lui demeurait encore cette partie qui avait laissé ces deux garçonnes s'en aller. Cette partie qui le poussait à ne pas pouvoir faire de mal à un enfant. Alors qu'en parallèle, ces petits avaient surnommé l'Inquisiteur "Démon", comme s'ils y connaissaient quoi que ce soit. Le matelot n'avait jamais apprécié cette pique. Et pourtant, ses deux surnoms se complétaient étrangement.

Elle n'y était pour rien, Allan s'était emporté. Evidemment, il voyait le mal partout, comme si on le suivait pour lui planter le couteau dans le dos. Inquisiteur, un surnom qui ne servait qu'à souligner son mode opératoire, et sûrement son problème concernant la confiance. Ne disait-on pas que lorsqu'on interrogeait on pouvait se montrer inquisiteur ? L'homme prenait le front dans une main, comme si la migraine venait frapper les bords de son crâne. Quelque chose battait, en effet, il ne s'agissait que de la carotide qui faisait son ballet.

La suite des événements ne firent qu'empirer l'humeur du pirate, mais il s'était déjà restreint à nouveau à la simple attitude d'ours mal léché plutôt qu'à un volcan débordant de haine. Il roula juste des yeux, grommelant et profitant de l'air frais de la nuit. Il ne pouvait pas faire marche arrière, il devait admettre qu'il apprenait des choses. Alors que le reste demeurait silencieux malgré ses interrogations, à moins que tout ne soit liés... Cette fois l'Inquisiteur se massait la l'arrête du nez. C'était inconfortable, et cette foutue image le hantait encore.

La première question lui parut des plus absurde, il ne savait même pas si elle parlait de la Sainte Inquisition ou usait de ce terme comme son surnom l'utilisait. Un haussement d'épaules pour signifier qu'il n'en avait foutrement aucune idée, accompagné d'un air des plus désapprobateurs. Rien ne lui restait d'avant, mais il était sûr de ne pas avoir vécu durant le moyen-âge. De plus, il n'en avait pas conscience mais en étant puritain, vivant dans un petite ville coloniale non loin de Salem... c'était impossible. Les puritains ne se liaient pas aux manières de faire catholiques.

Mais ça, il n'en avait pas souvenir.

La question suivante était répétitive mais peut-être nécessaire, selon les personnes. Allan ne se priva pas de rouler des yeux avant d'acquiescer que son crâne était aussi vide que les coquillages morts sur les plages.

La dernière carte réservait une surprise particulière qui n'empêcha pas le matelot d'hausser les sourcils sur le coup, puis de s'approcher, en évitant de se soucier de la carte illustrant un foutu pendu. Bon sang, dans quoi Marthe l'avait emmené sans en avoir pleinement conscience ? Il s'accouda sur le dossier du divan comme pour maintenir un genre de barrière, sans réellement s'en rendre compte. Et la suite avait encore plus l'air étrange qu'autre chose. Allan tombait des nus, il avait l'impression que ça empirait à chaque seconde inexistante de ce monde. Et la dernière mention le fit tiquer encore plus.

- Tu me traite de vieillard, mais c'est toi qui radote. Et cesse, le seul au port à correspondre à ce que tu semble appeler Inquisition c'est le prêtre Tijl, cependant il n'aurait jamais présider un tribunal de chasse aux sorcières.

Il s'assit sur le siège, attendit un instant et se permis de retourner face cachée la carte qui le dérangeait de voir.

- S'il y avait une inquisition au port, personne n'aurait été innocents.

C'était lancé avec un genre de fatalité et de sourire forcé.

- À commencer par moi.

Un rire sans énergie, il repensait en effet à ces gamines qu'il avait laissée. Des gamines qu'il avait même protégé... Décidément, il ne pouvait pas se comprendre. La seule chose qui le résumait était qu'il pensait sauver en brûlant, que la seconde solution pour les plus forts était de se repentir en rejoignant les pirates. Mais en aucun cas il n'était un sadique, il s'en défendrait toujours.

- Et sinon...

Finit-il par ajouter, affalé dans le divan.

- ... je ne suis pas très à l'aise à l'idée de laisser une païenne entrer dans mon esprit. Déjà moi-même je n'ai pas l'air d'en avoir les clés. Qu'est-ce qui me prouve que c'est sans danger ?

On pouvait parler d'une pensée inquisitrice, après tout ce que cette femme avait dit... Allan émettait des réserves à laisser le pas de sa porte ouverte.

Il voulait bien jouer le jeu de Marthe en écoutant les dires d'un voyante, et il devait avouer avoir été très surpris. Encore plus à cause de cette horrible souvenir qui restait sagement caché et détaché d'un contexte qui aurait pourtant dû être nécessaire. Mais voilà, il était encore très difficile à laisser de la sorcellerie approcher son esprit. En ces terres, il avait appris à tolérer bien des choses et à façonner lentement une vision plus souple envers les siens. Alors que les ennemis subissaient la sévérité magnanime, bien qu'il faille encore placer les étranges exceptions.

Par contre, Allan sentait aussi avec cette évolution que quelque chose lâchait lentement prise en lui. Peut-être un deuil lointain. Il suivit les mains de Morrigan qui rangeaient les cartes, il n'appréciait pas ce qu'il avait entendu. Sa vision serait faussée ? Mais d'où lui venait son besoin de de purifier le mal ? Avant qu'il ne frappe, car son attaque détruirait plus profond qu'aucun homme ne le pourrait jamais. Quelque chose avait été planté si profond dans son coeur, une plaie qui ne se refermerait jamais. Mais pourtant, l'homme de foi du Jolly Roger n'approuvait pas ce que l'Inquisiteur décidait face aux enfants perdus. Le Frère ne l'avait jamais clairement dit, mais leurs visions s'opposaient. Le tourbillon des différentes certitudes envahissait son esprit, mais à nouveau la Horla attira son attention.

La lectrice du temps tissait un récit, elle qui avait encore la mémoire, qui lui appartenait. La première partie ouverte par un abandon d'enfant, chose qui restait toujours en travers de la gorge d'Allan il avait étrangement du mal avec cet acte, portait encore une teinte qui ne semblait pas mauvaise. Il ne saisissait pas tout de suite pourquoi est-ce que Morrigan lui parlait de ça, et évidemment que la réponse suivrait. L'intrigue dans les yeux noirs se changeant en étonnement en voyant ceux de la jeune femme s'illuminer du sel lacrymal. Un peu déstabilisé par la vulnérabilité que montrait à ce moment la diseuse de bonne aventure, alors qu'elle ne craignait pas d'avoir été aussi aimable qu'une porte de prison. Allan laissait déjà sa ride du lion se creuser un peu plus à la suite des mots, quelque chose de bizarre venait hanter son âme. Comme si la situation décrite avait un air de déjà vu, rien de bien précis, juste la destruction d'un groupe d'individus qu'on avait décrétés servants du Malin. L'Inquisiteur ne comprenait pas bien cette impression.

Il pouvait imaginer, le carnage, lui-même le créait dans les rangs des ennemis des pirates de Hook. Mais jamais, jamais il n'aurait accepté un massacre sans jugement. L'Île étant une exception, selon lui elle était en état de guerre perpétuelle. Mais le monde d'origine ne pouvait pas faire cela, si ? L'Inquisiteur porta inconsciemment les doigts droits au dos de la main gauche, touchant la peau déformée par une ancienne blessure. Parfois, face aux bûchers, elle donnait la sensation à son porteur qu'elle aussi brûlait. Comme un fantôme essayant de glisser ses souvenirs par cette trace indélébile du passé. Allan eut aussi le réflex de lentement jeter un oeil derrière lui, les histoires de complots le rendaient nerveux. Allan n'avait pas même réagi aux mots de colère de Morrigan, bizarrement, il avait l'impression de comprendre.

La femme était devenue terriblement bavarde, Allan remarqua sa chope vide et compris peut-être la source de tout cela. Boire ne devait probablement pas être une habitude. L'Inquisiteur lui-même pouvait être plus agréable ou plus colérique quand l'alcool avait bien imbibé sa chair.

Le récit qui avait été conté laissa l'Inquisiteur dans une surprise mais aussi une impression amer. Il repensa aussi à sa longue discussion avec le Frère, celui-ci avait bien adouci le matelot depuis ainsi qu'aidé à ce qu'il se remette de son manquement aux ordres de Hook et surtout aux principes qui habitaient l'homme en noir. Il imaginait la femme sincère, il avait l'impression aussi de reconnaitre cette peine sur le visage. Comme s'il l'avait vu sur une autre personne avant cela, et que son esprit l'avait gravé. Pour ne plus oublier... mais qu'est-ce qu'il était sensé avoir retenu ? L'Île était plus forte que lui, et cette maudite magie qui l'entourait avait déjà dévoré tout ce qui lui restait d'avant.

Il s'apprêtait à aligner des mots lorsque Marthe refit enfin surface, contrastant violemment avec l'ambiance de la pièce. Allan soupira en s'enfonçant dans le dossier du divan, il avisa les bouteilles mais aussitôt posées sur la table elles ne furent pas la première distraction. La fille de joie avait pris place sur les genoux de l'Inquisiteur. Elle entreprit des excuses joyeuses, et plutôt habituelles car elle se laissait facilement distraire par les fêtes et les clients plus insistants. Elle passa une main dans les mèches de cheveux du matelot qui ne tarda pas à répondre.

- Ou... ouais. Tu devais pas-

Le changement d'ambiance était des plus rapides, au point qu'il fallut quelques instant pour que le matelot se remette en selle. Il eut même à peine le temps de faire remarquer à Marthe qu'elle avait complètement changé le butin de sa mission... Au lieu d'amener de l'eau c'était de la bière. Ou du rhum ? Non, de la bière. Morrigan s'était déjà servie en alcool et c'était d'ailleurs pour ça que la fille de joie avait porté ses paroles sur la diseuse de bonne aventure. Le pirate finit par dire en soufflant, un peu de fond de sa pensée.

- Ou bien c'est que tu ne la connais peut-être pas aussi bien, Marthe.

La demoiselle haussa les épaules en faisant la moue, avant d'évidemment s'intéresser à Morrigan. Allan, lui, déplaça doucement Miss Marthe, celle-ci gloussa en s'étalant sur le divan, l'homme cherchait à prendre l'une des bouteilles. Maintenant, il supposait qu'il pouvait à nouveau boire. De toute façon, il tenait très bien l'alcool. Il l'attendait depuis un moment sa gorgée de poison, en plus le retour de la fille d'amour avait interrompu quelque chose qui semblait important. Les récits de souvenirs étaient suffisamment rares pour le remarquer.

Allan fixa un instant Morrigan avant de s'adresser à Marthe en rigolant un peu.

- T'as gagné, tu m'as un peu ouvert.

Céda l'Inquisiteur en offrant la victoire à la catin qui sourit de toute ses dents. D'un côté, l'homme se ne savait pas déceler si la Horla s'était remise du chagrin qu'elle avait apparemment tenté de retenir de son mieux quelques minutes avant. Quelque chose dans son esprit avait proposé de détendre un peu la lourdeur de l'air. Bien que ça ne dura pas longtemps, c'était difficile de passer à autre chose comme si de rien n'était. Allan s'adressa ensuite à Morrigan.

- Je ne sais pas si tu as de la chance de t'en souvenir, mais au moins tu sais ce qui motive tes actes.

Agir à l'aveugle, il détestait vraiment ça tout compte fait.