L'œil affûté de Mephistophélès passait avec sévérité sur chacune des tables, chacun des bancs de la salle de musique dans laquelle, comme bien souvent, il avait élu domicile. Ce n'était pas nécessairement ici qu'il travaillait lorsqu'il composait ni lorsqu'il compilait, analysait, ou recopiait des partitions. C'était en revanche là qu'avaient lieu la plupart des cours de musique - ceux qui concernaient la théorie, plus particulièrement. La pratique demandait parfois d'investir des lieux dont l'acoustique était meilleure que celle de cette salle. Cependant, les qualités de l'endroit suffisaient aux cours particuliers, qui n'impliquaient pas la superposition de plus de deux timbres ou de deux voix.

Mephistophélès voyait un avantage au manque de générosité des sons que l'on produisait ici : aucun artifice ne venait couvrir les défauts des musiciens, qui pouvaient même ressortir amplifiés. Cela en poussait certains à se dépasser afin de gommer leurs imperfections. L'Éploré était néanmoins conscient que d'autres élèves n'étaient pas sensibles à cette sévère pédagogie. Le manque de confiance qu'ils pouvaient avoir en leurs capacités freinait leur progression, et la stratégie citée plus haut devenait contreproductive. Méphistophélès adaptait ses méthodes aux individualités qu'elles visaient. Quand bien même le violoncelliste restait un professeur très exigeant, les élèves qui avaient besoin d'être rassurés pour progresser ne bénéficiaient pas du même traitement que ceux qui, avec la rage au ventre, ne baissaient jamais les bras et cherchaient perpétuellement à transcender leurs capacités. Seuls ceux qui ne faisaient aucun effort et ne prenaient pas leur apprentissage au sérieux s'attiraient les foudres du vampire, connu pour ses accès de colère occasionnels.

L'Éploré ne se faisait aucun souci pour Cancrelune. Cet enfant, pourtant très jeune, avait un talent aussi rare qu'il semblait naturel. Avant même que Méphistophélès ne vienne encourager sa progression, Cancrelune partait d'un niveau exceptionnel. Pour le compositeur qu'il était, c'était une véritable aubaine. Il n'était pas aisé d'écrire pour la voix d'un petit, dont l'ambitus était généralement restreint et la virtuosité peu développée. Cancrelune libérait Méphistophélès de nombreuses contraintes. Son timbre pur, pour ne pas dire angélique, ouvrait au musicien un océan de possibilités inattendues, originales, fascinantes, et bien souvent bouleversantes.

Nous verrions tout cela très bientôt. Pour le moment, l'Éploré rangeait la salle. Il était contrarié de voir qu'on avait laissé des chaises repoussées inélégamment en arrière. Méphistophélès détestait le désordre. C'était disgracieux, indigne de la demeure de leur maître Dracula. Pestant contre la nonchalance et l'irrespect de ceux qui n'avaient pas même pris la peine de remettre leurs affaires en place avant de partir, il déplaçait le mobilier afin que tout soit parfaitement propre et aligné. Symétrique. Et à égale distance.

Les objets oubliés par terre le mettaient d'une humeur plus méchante encore. Il les ramassa sèchement, en sifflant, et les jeta sans beaucoup de soin dans la boîte qu'il avait disposé à l'effet des étourdis à l'entrée de la salle, sur un petit guéridon.

Il retourna s'asseoir au piano et soupira. Il devait se calmer. Cancrelune arriverait bientôt. Le petit ne méritait pas d'être accueilli par un maître mal luné. Mephistophélès épousseta les manches de son costume parfait, ignorant en revanche les larmes qui coulaient sans raison sur son visage, comme à leur habitude. Bientôt, il fronça les sourcils et se pencha sur la partition manuscrite qu'il avait laissé sur le pupitre. Coulant sous une expression de paisible concentration, ses pleurs n'en paraissaient que plus décalés.

Aujourd'hui, ils allaient déchiffrer le troisième lied de son nouveau cycle pour voix d'enfant, piano et violoncelle. L'accompagnement de ce chant en particulier ne comportait pas de cordes. Mephistophélès hésitait encore sur une mesure. Il y avait placé une imitation du thème (que la voix reprenait peu de temps après). Cet effet, quoique efficace et plus qu'éprouvé, ne lui suffisait pas. Du moins il n'était pas sûr que cela lui suffise. Il hésitait à altérer la ligne légèrement, d'autant que la transformation thématique envisagée aurait été cohérente avec les paroles ainsi qu'avec le traitement musical qu'il avait réservé à la suite du morceau. Il hésita à prendre la mine graphite posée sur le piano. Raturer dès maintenant ou réfléchir plus tard ? Le moment était probablement mal choisi pour réaliser des changements de dernière minute, même s'ils ne concernaient pas son chanteur de la moindre façon.