Asher était plus tranquille, désormais qu'on avait amené ce fameux lit dans son taudis - si on pouvait appeler cet endroit comme ça sans que cela soit déjà trop flatteur pour être réaliste. S'il avait fallu qu'Eileen passe la nuit sur cette espèce de couche de sans-abri pitoyable, seule chose qu'il avait eu à lui offrir, il en aurait été malade et n'aurait probablement pas pu se le pardonner. Tout aussi improbable que lui avait parue l'arrivée de sa sœur au Port, il aurait dû mieux prévoir. Faire un meilleur usage de son temps. Faire en sorte de lui faciliter les choses plutôt que de les lui compliquer, pour une fois. Il avait les meilleures intentions du monde mais il finissait toujours par lui faire défaut, d'une manière ou d'une autre. Considérant qu'il visait tout le contraire, chaque preuve supplémentaire de son incapacité à se sortir de ce schéma le désespérait plus profondément.

Mais cette nuit, au moins, grâce à l'aide de San, ils ne se péteraient pas le dos. Ils pourraient se partager un coin d'espoir au milieu de ce carnage que représentait le bâtiment squatté. Peut-être même qu'ils passeraient une soirée agréable. Ils avaient beaucoup à rattraper, beaucoup à discuter. Asher avait hâte d'y être.

... Il avait d'autant plus hâte d'y être qu'il sentait qu'il n'allait rien aimer des moments qui se rapprochaient aussi dangereusement de San et de lui que lui et San se rapprochaient des quais. Au moins ne s'inquiétait-il pas trop pour Eileen : elle n'avait pas à arpenter les parties les plus fréquentées du Port seule pour le moment, ce qui était préférable tant qu'elle n'était pas habituée à l'endroit. Elle était occupée avec ses propres tâches. Asher n'aimait pas se séparer d'elle si peu de temps après son arrivée, mais Eileen lui avait assuré qu'il pouvait partir sans s'inquiéter. Il l'avait regardée dans les yeux et il l'avait crue. Elle ne lui aurait pas menti là-dessus, encore moins sur ce ton ni en le fixant de cette façon.

Ainsi n'aurait-il été pas loin d'avoir l'esprit léger - enfin, autant qu'il savait faire - s'il n'avait pas été sur le point de rencontrer Zeb après avoir passé son Givre et sa Pluie Salée à faire tout son possible pour éviter de le croiser. Au Ranch évidemment ça n'avait pas toujours été possible, mais il avait tout de même fait de son mieux pour limiter leurs interactions au strict minimum. Rapports, passages d'informations laconiques. Il n'était pas sûr de l'avoir une seule fois regardé dans les yeux.

... Il avait une foutue boule dans la gorge. Il n'avait qu'une envie : faire demi-tour et ne surtout pas avoir cette discussion. Seulement, il était hors de question qu'il se défile. L'importance de cet échange dépassait de très loin sa seule personne. Sa honte et sa terreur n'étaient que des informations anecdotiques, dont il n'avait foutrement rien à cirer face aux enjeux réels de cette affaire : le futur d'Eileen, de nouveau solidement relié au sien, était en jeu.

Il avait aussi fallu qu'il vienne en personne car Asher n'avait certes plus grand chose en lui, mais il gardait une forme d'honneur, surtout lorsque cela concernait le peu de ceux qu'il considérait comme des amis. Il avait aussi bien trop de respect pour Zeb pour se planquer malhonnêtement derrière quiconque sous prétexte que de se mettre en retrait aurait potentiellement facilité le processus.

Asher n'était de toute pas certain que cela aurait facilité le processus. Zeb aussi avait des valeurs.

Il sentit le regard d'Harmony sur lui et le lui rendit sans rien dire. Déjà qu'il n'était pas méga bavard en temps normal, inutile d'essayer de tirer quoique ce soit de lui tandis qu'il était mort de trouille, littéralement en train de se noyer dans son stress.

Approcher des navires n'arrangeait rien à son mal-être. San et lui croisaient de plus en plus de matelots. A mesure qu'il sentait des regards hostiles lancés dans sa direction, Asher s'assombrissait. Il y avait des fois où il n'était même plus sûr qu'on lui en veuille encore pour le geste qui avait conduit à son éviction de l'équipage du Jolly Roger. Asher était presque certain que parmi ces gars, beaucoup s'étaient juste habitués à ce qu'il soit le désapprouvé du coin et ne venaient l'emmerder que parce qu'ils aimaient avoir quelqu'un à détester et à tourmenter systématiquement. Le Hargneux comprenait et respectait le point de vue de ceux qui lui crachaient encore à la gueule pour de bonnes raisons. En revanche, il méprisait ardemment tous les autres. Leur éclater la gueule avait un côté cathartique.

Mais pas aujourd'hui.

Méfiant, il ne s'intéressait plus à son environnement que pour vérifier qu'aucun abruti éméché n'allait venir le faire chier. Il n'avait pas le temps de se faire insulter et n'était -étrangement - pas d'humeur à casser des gueules d'emmerdeurs. Ca n'aurait pas exactement donné la meilleure impression de lui, à un moment où il avait besoin de paraître un peu plus diplomate qu'à la normale. Même s'il n'était jamais celui qui jetait la première pierre, on allait vite à le rendre fautif des rixes auxquelles il était amené à participer. Ces dynamiques de groupe étaient un peu partout pareil : c'était par principe toujours la faute du paria. Pratique.

San pressa le pas. Asher leva par réflexe les yeux dans la direction qu'elle fixait et découvrit sans surprise la silhouette de Zeb à proximité. Le nœud de sa gorge devint un double nœud, mais il suivit le rythme quand même.

Une partie de lui aurait voulu être en mesure de prendre la parole en premier. Une autre partie de lui ne fut pas surprise pour un sou quand il entendit Harmony qui était parvenue à aborder le Maître Charpentier sans difficulté, alors qu'il en était encore au stade où il essayait de se rappeler comment faire pour parler.

Il ne savait pas quel ton il aurait dû adopter, pas même pour dire bonjour. Peut-être était-ce mieux que San se soit chargée de cette introduction. Cela lui donnait quelques secondes de plus pour prendre la température.

Pour la première fois depuis très longtemps, il chercha les yeux de Zeb et y plongea un regard duquel on aurait difficilement pu manquer toute la douleur et l'appréhension contenue, malgré la détermination farouche qui restait en filigrane. Le rejet de tous, il s'en fichait, ou du moins pouvait-il s'en convaincre. Face à celui d'un ami, a fortiori d'un homme qu'il admirait, il se sentait en revanche beaucoup trop vulnérable. Fuir l'évidence avait été plus facile, tant que ça avait été possible.