Ce n'est pas tant l'admiration que le besoin de s'élever à un niveau similaire qui la motive à se rendre à ces soirées où le jeu prend le pas sur la réalité. Cela lui convient, d'oublier qu'elle existe en tant que Rain, juste l'espace des quelques chansons qu'elle écoute dans un coin de la pièce, corps pliable face aux personnes qui passent à ses côtés. Le Diable est un personnage intéressant, quoique commun, n'est-ce pas ? Au sein de l'île, Rain connaît tant d'individus qui pourraient prétendre à un tel titre. Il convient à Hex, qui attire les regards et se refuse ensuite à les laisser le quitter tant que le spectacle n'est pas achevé.

La jeune pirate soupire, d'ennui probablement, dès que la salle se remet à vivre. La fatigue joue également, rendant ses mouvements maladroits de temps en temps. Pas qu'il soit question de marchander avec son corps. Si sa santé est ruinée, n'est-ce pas uniquement de sa faute ? Rain se lève, sa jupe virevoltant tandis qu'elle esquive quelques invités pour se rapprocher de celui qui l'intéresse.

Ses ongles peints glissent sur la table, avant qu'elle ne s'y asseye. Que sont les bonnes manières, l'Impardonnable l'ignore. Au pire, que risque t-elle, outre une punition ? Le masque en tissu qui couvre le bas de son visage est baissé, reposant contre son menton.

« Est-ce tout ce que nous obtiendrons ? » Elle interroge, d'un ton léger, jambes glissant dans le vide lentement. Son poids n'a jamais été suffisant pour renverser les tables, et encore moins pour les soulever. Rain maintient une courte distance entre son interlocuteur et elle. Il ne manquerait plus qu'une manche ne dérape dans le bol. La soupe serait une telle plaie à nettoyer.

Peut-être que son maquillage est un peu plus travaillé que les autres jours, cicatrices effacées, regard souligné jusqu'à en devenir hypnotisant. Enfin, ce n'est qu'un souhait qu'elle sait ridicule. A l'instant où il lui faudra sortir ses lunettes de sa poche, tout ça deviendra inutile.

« Organiserez-vous un spectacle où je pourrais figurer bientôt ? Ou bien le Diable se sent plus à l'aise avec la scène pour lui tout seul ? » Elle apprécie Hex (Hek-su, comme elle le dit), il est de ceux qui vivent pour leur art, Rain suppose.

Le théâtre est supposé être un art ultime, n'est-ce pas ? La scène où l'on peut devenir qui on le souhaite, au lieu d'être enfermé par notre personnalité. Rain aime à y croire, juste un peu. Assez pour se savoir douée dans ce domaine. Après tout, n'a t-elle pas construit ce qu'elle est par rapport au désirs de ceux qui l'entouraient ? Uniquement pour finir avec ce désastre permanent qui ne peut plus être réparé. Son sourire n'a pas besoin d'avoir l'air sincère, du moment qu'il est parfait. Une illusion de plus.

Semblable aux masques qui décorent le visage de son aîné, celui qui brille tant que Rain l'admire plus qu'elle ne l'envie. Sur scène, en réalité, elle serait probablement terrifiée. Bien sûr, être incapable de mettre des mots clairs sur ses sentiments l'aide à ne voir que l'attention qu'elle obtiendrait à la place. C'est bien là le plus important, non ? D'être aimée, juste un peu.

« Qu'importe votre visage, vos spectacles me fascineront toujours, » est-ce de l'honnêteté ou une façon de s'assurer qu'on ne la mettra jamais de côté ? Rain pencherait pour la seconde solution, sans hésitation. Lentement, elle descend de la table uniquement pour mieux s'asseoir sur la chaise offerte. Un genou se hisse sous son menton, sans grande considération pour sa jupe. Cette dernière est bien assez longue, de toute façon.

Je voudrais devenir une étoile.
Non, impossible de prononcer de telles paroles.

« Les pires rôles me conviennent le mieux, » explique t-elle sans que son regard ne parvienne à se fixer sur autre chose qu'un point qu'elle-même ne parvient pas à distinguer clairement, « Ceux où l'être est impardonnable et cruel. Le monstre qui perd la vie à la fin de la pièce, sous les applaudissements. Et qui pourtant restera pour toujours dans l'esprit des spectateurs. »

L'Impardonnable ne désire t-elle pas tout le contraire ? Un peu de paix ? Ah, si seulement elle savait comment obtenir un quelconque pardon. Le dos de sa main frotte contre ses paupières, l'espace d'un instant. Ah non, cela risque de ruiner son maquillage. Alors, pour le bien se son apparence, elle baisse le bras. L'ambiance agresse sa vision, ou bien ce n'est que le flou qui l'entoure en permanence. En vérité, Rain n'a jamais distingué parfaitement Hex. Uniquement la forme et les traits.

Ce mélange de beauté et de provocation si forte qui auraient pu faire chavirer son cœur si elle était encore capable d'un tel acte.

Rain cligne les yeux, son expression se faisant paresseuse.

« Ne manquez-vous pas d'artistes par d'ailleurs, Hex-san ? » Détourner la conversation est toujours une solution acceptable. « Si je rejoins votre troupe, ne serait-ce pas un souci en moins ? »

Le pardon, quel concept ! Rain s'en sent si éloignée, incapable de distinguer ce qu'il est supposé signifier. A quoi bon désirer quelque chose de si douloureux, elle se le demande sans véritable effort. Son sourire est fatigué, l'espace d'un instant, tirant sur ses lèvres à l'excès. Et puis il s'évapore tout aussi sec, le rideau tombé sur cette seconde d'honnêteté. Rain n'est pas douée avec les émotions, même celles qu'elle joue en présence des autres, pour les convaincre qu'elle mérite d'être à leurs côtés.

« L'Impardonnable, n'est-ce pas une réponse suffisante ? Mes songes n'ont guère d'importance. »

Son handicap se masque avec aise, l'habitude ancrée dans son esprit de force. Son menton presse contre le genou, quoique pas trop, avec une pointe d'innocence feinte. Elle se veut si jeune pour une adulte encore.

Hex peut rire tout autant qu'il le désire, elle n'y prête pas spécialement attention. Ils sont ainsi, tous les deux, à changer de masque selon la situation, à s'amuser à en essayer des nouveaux de temps en temps, juste pour revêtir quelque chose de différent. Rain a été fascinée par le théâtre et la troupe, par leur aisance sur scène, les paroles si bien récitées. Elle pourrait le faire, certainement. Et les lacunes—il s'agit de ne pas insister sur ce qui ne va pas. Ses doigts peints se referment autour de sa jambe, tandis qu'elle laisse son regard dériver.

« Je préfère vous laisser décider de mon identité. Quant aux larmes—elles sont désagréables, ruinant le maquillage. »

Sans prévenir, son corps se déplie, Rain grimpant sur la table—qui couine un peu—pour s'y installer à genoux. Ce n'est pas si inconfortable pour elle, visiblement. Elle n'ose pas tendre une main vers Hex, préférant les cacher sous ses cuisses. Sinon, Rain les laisserait s'épanouir librement, traçant des signes dénués de sens dans l'air. Elle ne peut pas s'autoriser une telle hérésie.

« Ce que j'aime le plus au monde—»

A t-elle le droit de le dire à haute voix ? Son expression est emplie de fascination, yeux écarquillés tandis qu'elle se penche un peu vers l'aîné.

« Ce sont les étoiles—»