Pourtant tout était si bien. La course et le vent, si bien.

Sa truffe remue au Garçon Perdu. Peut-être que tous les parfums de la lande lui provoquent des réactions qui l'irritent encore plus qu'avant. Il a des plaques qui apparaissent près de ses coudes et sa nuque, ça gratte. La vase incrustée dans sa peau, ses cheveux, sous ses ongles et peut-être même jusque dans ses poumons. Tout ça rend Chiendent plus lourd.

Elle saigne la jolie grive, mais elle continue d'avancer. C'est vrai elle est pas faible, il reste encore des rémiges accrochées à son dos. Des rémiges qu'elle déploie avec difficulté entre ses blessures toutes rouges, comme les oiseaux qui perdent leurs ailes pour les renouveler après.
Mais pendant ce temps, ils saignent.

Dusty Chasseur renâcle, darde un regard coléreux vers le pic blanc. L'astre mordoré s'est endormi au creux des collines, mais il n'y a pas de temps ici. Peut-être que ça veut dire qu'il faut tricher.

- Rentre si t'es blessée.

C'est de la provocation, une pique pour tester sa rivale.

Entre eux c'est un jeu. Dès que l'un dépasse l'autre, la roue tourne et puis les places s'échangent. C'est le plateau de l'oie avec au centre un trou béant. Chez les enfants, il y en a toujours un pour défier les lois. On raconte que le tricheur est celui qui s'amuse.

Alors quand le tapis blanc froisse sous son pas, Dusty accélère. Il marche, il trottine et enfin, il court. On voit l'empreinte de ses chausses noires et usées, un peu délacées. Plus il progresse, moins de verdure il y a, tout devient éclatant. C'est réfléchissant et brillant par endroit, comme un miroir. La pente grandit, tous les deux ils prennent l'altitude de plein fouet, ça se sent dans le ventre qui se tord, qui a du mal à souffler.

Et avec toutes ces canines de requin que forment les couronnes rocheuses, peut-être que ça commence à devenir dangereux.

Tous les deux, ils ont l’air fatigués, mais c’est des têtes de mule du coup, ils savent pas dire « stop ». Feather elle avance comme tout allait bien, même si parfois elle manque une pierre, même si il fait bien trop froid maintenant. Y’a de la neige et de la glace partout, et on entend plus que leurs souffles saccadés dans la montagne, tous les autres sons ont l’air étouffés par le manteau blanc. Elle refuse d’être la première à dire qu’il faut s’arrêter.

Parfois, elle laisse de toutes petites marques écarlates sur la belle neige immaculée, ça fait comme les étoiles. Mais ça va, c’est pas souvent.

Il pourrait se contenter de grimper, mais il continue à la piquer, sur les flancs découverts, avec sa langue qui râpe, Dusty parle comme il bouge. Elle souffle fort, en fronçant les sourcils, ça l’irrite toujours, parce qu’elle imagine qu’il y a un fond de vrai mais elle sait pas très bien écouter les conseils, alors elle se rebiffe.

- Pourquoi, tu veux t’arrêter ? Ça fait deux fois que tu parle de ça.

Elle ricane un peu, en le toisant en rejetant la tête en arrière, avançant toujours à grand pas. Ça se remet à siffler quand l’air rentre et sort de sa bouche, accompagné d’un joli nuage blanc.

Mais ça commence à faire trop de roches pour l’Oiseau, les pierres, c’est ce qu’elle aime le moins. Ça glisse, c’est coupant, ça pardonne pas quand on tombe, pas comme un arbre ou la terre dans la forêt. Elle aime pas trop bouger là, elle est coincée contre la surface dure, on sent qu’elle hésite un peu, mais comme le blond continue d’avancer, ça la conforte.

Les épines de pierre, ça lui rappelle ses cheveux à la Poussière, en y regardant de plus prêt.

Elle repense à ceux qui ont fini enseveli sous des avalanches, qu’on demande parfois d’aller chercher : on retrouve que leur corps gelés, ou on les retrouve pas du tout. La Plume se sent un peu plus petite, et elle jette un œil au Chiendent qui la dépasse une fois de plus, pour guetter ce qu’on voit sur sa face. Cette fois-ci, elle se maintient pour rester à coté de lui, et elle souffle le moins fort possible.

Dusty ne répond pas à Feather.
Plus aucun mot ne franchit la barrière de ses lèvres, concentré sur le sentier de neige. C'est très calme, presque serein. Le temps est blanc, il n'y a aucun signe de vie à part le leur. Il fait assez clair pour qu'on pense que le soleil se trouve encore dans le ciel.

Progressivement, le vent se lève. Un rideau de fraîcheur prend vie au sein de la montagne, fait frémir la crête de sapins qui se dénude de ses cristaux. De plus en plus, il fait froid. Et de plus en plus, la toison céleste devient grise. On entend les gargouillis du tonnerre mais rien de tel n'apparaît dans l'air.
C'est autre chose.

- Stop.

Le bout de sa chaussure se coince dans le sol immaculé. Il cesse la marche et prévient la Grimpeuse avec son bras qui fait barrière. Froid, il fait froid, un vent de glace mord la peau et rend les nez rouges. Plus rouges que les blessures.

Maintenant il fait noir. La tempête arrive pour chasser le silence. Elle se réveille comme un monstre sous la roche avec ses crocs invisibles. Ni Dusty ni Feather ne sont équipés pour affronter la tourmente qui naît. C'est trop fort, il faut faire demi-tour !

- VITE ! Les dents de requin !

Mais Dusty il s'arrête pas.
Il dit à Feather d'aller sous les crocs de sédiments, de se cacher dessous pour éviter de subir le blanc tranchant qui perce la montagne. C'est inconscient, improbable. C'est Chiendent.

Il la pousse. Il empoigne son avant-bras fragilisé pour la forcer à longer les hautes roches. C'est sûr qu'elles peuvent abriter comme un toit, qu'elles peuvent faire coupe-vent. Mais c'est surtout fou.

Jetés ensemble sous la protection du roc, il n'y a plus rien à voir dans le paysage, tout a blanchi. On croirait la montagne immobile sans sa bourrasque glaciale. Le niveau de la neige a grimpé jusqu'au-dessus des malléoles, même avec le cuir des chaussures Dusty le sent. Et tant mieux. Parce que quand il ne sentira plus, ce sera bientôt la fin.

Au loin pourtant, un éclat brûle dans toute la blancheur et le noir. C'est vif et petit, mais ça brûle. On dirait une torche... ou bien un abri... Ou non ! Un feu sous une hutte !
Dusty écarquille les yeux, ça parait inespéré.

- C'est...

C'est quoi ? Ça a l'air chaud. L'éclat semble vaciller mais il demeure, lentement, comme un animal timide. Peut-être même qu'il s'approche !
Sa poigne se resserre instinctivement autour du poignet à Feather, ça lui fait sans doute mal. Mais c'est parce que Chiendent croit voir l'espoir d'un feu de ses frères Chasseurs. Qui d'autre allumerait un feu par temps de neige ? Aucun Pirate et aucun Peau-Rouge ne s'aventure ici pour faire une course contre le soleil.

Dusty s'avance.

Le feu sous la hutte:

Tout va trop vite, d’un coup, le blizzard les happe. C’était pas prévu du tout et la Grimpeuse regrette plus que jamais d’être si peu chaudement habillée. Sa crinière noire virevolte dans tous les sens, et Feather a les yeux grands ouverts, figée face au fracas des éléments qui vient saisir les deux adolescents, ça gronde, ça souffle, mais surtout, ça dévore la peau. C’est un monstre de noirceur et de glace qui s’est jeté sur la montagne, et qui a les mâchoires qui essaient d’attraper les Perdus.

La bouche du Chiendent se déforme pour crier, mais il n’attend pas une réponse pour bouger, et il a raison, sinon ils seraient restés encore plantés quelques secondes avant que l’Oiseau ne réagisse. C’est gros, c’est sauvage ce qui se passe, le Chasseur a surement plus l’habitude qu’elle.



Ils glissent sur la neige qui tombe à n’en plus finir, et s’agglutinent contre les pierres acérées. C’est la meilleure solution qu’ils aient pour le moment, et elle est mauvaise. Mais Feather, elle a déjà les dents qui claquent, elle sent l’ombre de la mort qui plane pas loin, et son emprise. Glacée.

Ca ne lui est jamais arrivé, le froid la prend aux tripes. La Mauvaise Herbe serre fort son poignet, et elle, elle se tient la tête de sa main libre, pour l’instant elle n’a encore pas ouvert la bouche, elle regarde tout autour d’eux, mais il y a que cette tempête blanche qui leur tourne autour, avec le hurlement du vent qui vient comme les rappeler à leur sort. Elle n’a pas de solution, alors elle cherche quelque chose à se raccrocher, et elle fixe le Perdu qui à l'air d'avoir gardé sa contenance. Elle suit son regard couleur rubis, et cette pauvre lumière tombe dans le sien à présent.

- Quelqu'un… ?

Elle s’est arrêtée de courir, alors du coup, maintenant ses jambes tremblent d’avoir été trop sollicitées et sûrement aussi à cause du froid qui en fait son repas, mais il la tire encore. Il va déjà vers le feu, cette petite lumière qui vacille, qu’elle aussi à dans le creux des prunelles. C’est la seule chose qu’ils voient après tout, elle pourrait lui dire que c’était pas là avant, qu’ils n’avaient rien vu comme ça sur le reste de ce pic glacé, que c’est pas normal qu’un feu apparaisse comme ça.

Mais elle le dit pas, alors elle le suit, ils ont pas le choix. Si ils courent dans la mauvaise direction, ils pourront finir perdus dans le blizzard, ou pire, tomber d’une falaise.

Alors ils avancent, le pas lourd dans la couche de neige qui grandit de plus en plus, Feather crève de froid, elle tremble de partout, comme une brindille balayée par un ouragan. La petite cahute de paille s’approche de plus en plus, comme eux, et quand ils se rencontrent, ce sont les crissements aigus de membres de glace qui les accueille, et pas la chaleur d’un foyer. Ils ne sont qu’à quelques mètres, et on entend des chuchotements, une voix plaintive en pleine supplication, et ces gros appendices de gels qui tapent sourd contre le manteau blanc.

Le froid, le froid, le froid.

- Qu’est ce que c’est que ce bordel…

Ca s’échappe comme un filet de peur, ca lui dégouline sur le visage. Elle est toute engourdie, mais elle tire sur le bras du garçon pour reculer, elle veut partir d’ici, ils vont mourir, ça la frappe. L’Oiseau s’agite comme prise en cage par ce froid mortel, alors que la créature commence déjà à s’avancer trop prêt d’eux, avec ses crocs translucides en avant.

- DUSTY !!

Dusty n'a jamais beaucoup parlé.

Mais là, il parle encore moins.

DUSTY !! s'écrie la fille. On n'est même pas sûr que le concerné connaisse son nom. C'était quoi déjà ? Quelque chose qui vole, qui vole et qui s'envole...

Ouuuuh ouuh Dusty... Ouuu h ouuu u u u uuu h Du S TY ! !

Il n'entend pas. Il n'a plus d'ouïe à part pour le cri qui s'évade de la chape de paille. De la paille, c'est comme ses cheveux... Un peu rêches et secs, pas très bien entretenus. On dirait du sang sur la créature de glace qui rampe jusqu'à eux.

Du sang du sang... Du sang ?

Chiendent sait : dans la cahute, il voit. Le feu !
Il tend la main, la patte, la griffe qui fend l'air. Il n'a plus froid, il veut se laisser mordre par le brasier, mais il sait qu'on va l'en empêcher.

- RECULE !

F... Fe... Fe ? Fea... Feeee......... ..... ....

Le monstre de glace est là. Ses flammes qui sortent du cœur comme un joli bouquet, lèchent d'abord la pulpe des doigts tendus au-dessus. Au départ c'est très doux, très agréable, ça donne envie de s'approcher encore plus de ce Frère Chasseur...

Dusty, immobile dans la neige qui accroche ses chevilles comme de la glue, n'a dans les yeux plus que le crépitement du feu qui danse. Un feu vide, un feu mort qui n'a rien de bon.
Il ne voit pas Dusty. Que ses phalanges brûlent.

Il avance, la main tendue alors qu’elle tire comme une diablesse, peut-être que c’est l’énergie du désespoir qui la fait agir comme ça.
Il avance, c’est insensé mais elle peut pas le laisser ici, ça la hanterait à tout jamais : elle a déjà trop d’ombres qui habitent son palpitant. Comme ça chaque fois, c’est trop d’images du désastre qui pourrait arriver qui défilent dans sa tête à toute vitesse, et qui s’évaporent dans son souffle qui ne s’extirpe plus que pas saccade d’entre les lèvres violacées de la Céleste.

L’esprit s’approche trop, et le froid lui brûle la peau, ça devient tout rouge, on dirait presque c’est a vif. Vite. Les éléments se battent autour d’eux, et tout les encercle comme si ils étaient dans une arène naturelle. Est-ce qu’ils doivent se battre contre eux même, maintenant ? Vite. Il a l’air de ne voir que le feu, et pas le liquide ocre qui macule la glace, il s’approche trop, tout est trop prêt. Il braille de reculer, mais la Plume s’avance encore plus. Trop vite, trop prêt, les doigts dans le brasier.

Elle prend son élan.
Et son poing serré rencontre la mâchoire du garçon. BAM.

Les mandibules ensanglantées de la créature claquent sur les cheveux de Feather, elle crie quand ça lui arrache de grosses mèches aussi noires que le ciel plein de nuages. Mais elle respire encore, ça fait mal, ça se sent, ça veut dire qu’elle est pas morte, et que le Chasseur non plus. Le sang coule sur son crâne, sur sa nuque, là où le derme a été arraché, et elle n’a jamais été aussi soulagée de sentir la matière rouge s’échapper de sa peau et sans ses prunelles de cendre, il y a une flamme qui chauffe.

Ils peuvent que courir, encore, courir toujours. C’est la seule chose qui s’imprime dans le crâne de Feather : prends tes jambes à ton cou, saute les précipices, FUIS.

- DUSTY, PUTAIN.

Des fils noirs pendent entre les crocs de gel de l’entité, pendant que la brune se précipite vers le Chiendent, déjà prête à le frapper à nouveau. Elle réfléchit plus maintenant, la gamine n’est plus qu’un entrelacs d’instincts, il y a trop de choses qui font penser à la mort, qui lui font sentir la mort. Tout grouille dans ses intestins, mais ça lui tord le ventre tant elle a peur, ça hurle aussi fort que le blizzard dehors. Sur son visage, elle essaie de porter le masque du courage.

Il se laisse devenir la proie trop facilement, ça la fait enrager, alors elle lève déjà à nouveau le poing, prête à l’abattre. Encore et encore.

- REAGIS, CHASSEUR !

Est-ce que c’était naturel chez la Grimpeuse, de toujours se mettre entre les dangers et les autres ? Peut-être que finalement, elle aimait ça, flirter avec la Faucheuse.

Dusty fuit avec Feather.

Il ne dit rien. On ne dirait pas avec la petite ecchymose au bord de ses lèvres, mais la blessure est grande. Dusty a mal, quelque part. Peut-être qu'il saigne, il ne sait pas. Mais il fuit avec Feather.

Elle hurle quelque chose la fille, son prénom. Dusty court toujours. Il ne sait plus c'est quoi qui le pousse à détaler si vite. Le feu derrière ? Il continue de flamber, de trembler au-dessus de la neige. Oui c'est vrai, il fait froid.

On les poursuit. La stalagmite ambulante plante ses pointes gelées dans le sol comme mille aiguilles. Le foyer fait toujours envie à Dusty qui jamais ne le quitte des yeux, il en est subjugué.

Réagis Chasseur ! Réagis.

Ça jacte, ça grince, ça lève le poing furieux vers lui. Est-ce qu'elle va encore taper ? Dusty fixe les phalanges fermées à la Garçonne. S'il s'arrête de courir, elles vont revenir racler sa peau, et ça fera encore plus mal. Peut-être qu'il faut ça au Chiendent pour s'éveiller, une souffrance infinie. Plus puissante que le froid.

Le vent terrible a définitivement fermé la cloison de ses mots, lèvres gercées qui deviennent bleues. Ils courent encore plus vite, glissent parfois, butent sur des rochers ou bien des plaques de verglas. C'est impossible à vérifier, tout est si blanc. Tout est si noir.
Bientôt, Dusty ne voit plus le brasier.

Un peu plus loin se découpe le renfoncement d'une grotte. Il y a peut-être un ours dedans, une créature encore plus terrifiante, mais c'est d'instinct que le duo saute jusqu'à elle pour faire cesser la tempête. Et tout à coup le silence. La bourrasque d'hiver devient opaque, elle parait lointaine.

Ici à l'intérieur, il fait humide et des gouttelettes glissent des parois, font naître des flaques qui creusent le minéral gris. Dusty ne dit toujours rien, ses yeux ont l'air gelé. Il ne regarde pas Feather, seulement la roche caillouteuse en-dessous de ses pieds. Son nez remue, ça coule un peu, il éternue. Et puis il tremble, très fort.

Il a si froid.

Vite, vite, vite.

Les deux Perdus s’enfoncent dans leur abri de fortune, une grotte aussi sombre que dehors. Ce qui importe, c’est de se protéger du froid, de ce vent qui veut saisir toutes leurs forces, si il ne l’a pas déjà fait. On entend plus le bruit cristallin des pics glacés qui tapotent dans la neige en crissant, à la place il y a le hululement du vent et des dents qui claquent en concert.

Ils font peine à voir, leur peau est rouge à force d’être léchée par le froid, et on dirait qu’on a déposé des touches de bleu au pinceau sur leurs extrémités. Elle a un torrent au bord des yeux, le masque craque un peu, mais il tient bon pour l’instant, donc l’eau s’en va, elle reviendra peut-être plus tard. Ses pieds avancent tous seuls vers le Chasseur : elle ne les sent plus, ses chaussures sont surement pleines de neige.

Il a l’air vide, on dirait qu’il a laissé un bout de lui dans ce faux feu.

L’Oiseau s’approche si elle s’avançait vers un fauve blessé.

- Désolée de t’avoir frappé.

Maintenant, dans ce silence de la grotte troublé par le plic-ploc des gouttes d’eau, il n’y a plus besoin de crier. Les paroles sonnent triste, et sont entourées d’inquiétude. Feather n’a pas l’habitude de le voir comme ça, il a l’air si faible. Ils ont l’air si faible. Ils tremblent comme deux feuilles qui s’accrochent désespérément à leur branche avant l’arrivée de l’hiver. Elle est si fatiguée, elle a envie de dormir, alors elle se frappe les joues vigoureusement.

Réveil. Réveille toi aussi, Chiendent.

La pêche écrasée est toujours dans sa poche, elle racle le tissus avec sa main qui tremble à n’en plus finir, et en dépose une partie dans la main du Garçon. Ils n’y a pas grand-chose, mais c’est déjà ça surement. Elle avale sa part, et lui fait signe de faire de même, parce qu’ils doivent se réchauffer et reprendre des forces avant de retourner affronter les aiguilles de froid de ce mauvais vent. Elle s’essuie les mains, et le frottement la brûle.

Sa tête est si lourde, elle a l’impression d’elle pèse une tonne. Faut pas céder. Elle a le regard qui plonge dans les profondeurs de la grotte. Jusqu’où ça va ? Il n’y a plus de blanc pour faire de la lumière ici, mais peut-être qu’ils trouveront quelque chose qui les réchauffera, n’importe quoi fera l’affaire tant que ce n’est pas aller se perdre dans la montagne, et éviter ce feu maudit.

L’Echasse s’enfonce un peu dans la grotte. La température est un peu au-dessus de zéro, et le mercure continu à grimper tout doucement, à chaque mètre. Elle a l’impression, en tout cas, alors elle se retourne vers Dusty, et elle se met à le fixer, elle a besoin d’aide, c’est pas l’Arbre ici, comment il fait quand il chasse, lui. Parce que oui, maintenant, les deux perdus doivent chasser la chaleur.

- T..Tu penses que c’est dangereux d’aller là d-dedans ?

Elle pointe les entrailles sombres de la montagne, pendant que ses dents claquent, l’empêchant d’articuler comme elle le voudrait. Elle se traîne un peu plus vers le fond, là ou tout est aussi noir que sa crinière. Ca bouge là-dedans ? Il y a quelqu’un ?

- Eh Dusty ! Où tu vas ?
- Chasse.
- Tout seul ?
- Non. Quelqu'un.
- D'accord... Sois bien préparé.

On n'a plus grand-chose à rappeler à Dusty normalement, il a l'habitude de crapahuter seul et, plus rarement, accompagné. Pourtant il arrive qu'il soit rattrapé, comme maintenant.

Jelly lui tend un sachet, avec dedans, plein de choses utiles. C'est suffisamment petit, il pourra le glisser dans une de ses poches de pantalon.

- En cas de pépin.


Dusty a l'air sonné, très loin au fond de la caverne. Il n'entend même pas quand Feather lui parle, qu'elle s'excuse. Il n'entend rien, sauf le bourdon du blizzard qui paraît vibrer tout près de son oreille, comme s'il n'avait pas quitté la tempête.
Elle est toujours un peu au fond de lui, en vérité.

Sous ses yeux ébahis, une moitié de fruit pourri. Qu'est-ce que c'est ? Dusty ne se souvient même pas l'avoir déjà vu. Il attrape l'aliment, cligne des mirettes dessus avant de renifler. C'est peut-être plein de poison.

Il ne sent rien de tel, et voir sa vis-à-vis crever la victuaille entre ses dents, incite Chiendent à faire pareil. Le goût juteux et sucré éclate, recouvre son palais qui avait pourtant l'air rouillé de sécheresse, d'amertume. Il a l'air d'aller un peu mieux Dusty, de revenir sur terre. Ses doigts lui font mal, les brûlures ont nécrosé sa peau par endroit. Avec le jus qui a coulé dessus, Dusty a le réflexe de coller ses lippes tout contre pour lécher et aspirer le mal imaginaire dans ses lésions. Les animaux font pareil.

La grotte se creuse au fur et à mesure de leurs pas, elle évolue d'elle-même. On dirait une énorme gorge calcifiée qui respire. Sous leur poids le sol craque, lézarde des fissures qui courent jusque sur les parois. Dusty est tellement calme et silencieux qu'il n'a pas l'air d'être vivant. Dans ses yeux c'est toujours le frisson, l'empreinte du feu vif.

Est-ce que c'est dangereux dit la fille.
Oui, c'est dangereux. Mais ça ne transparaît ni sur le visage du Chasseur, ni dans sa gestuelle. Ses tremblements se sont réfugiés dans son thorax. Il se frictionne les bras pour s'apporter un peu de chaleur, mais ça ne dure jamais longtemps. Entre ses lèvres, tout ce qui sort, c'est un épais nuage de vapeur.

Feather est toujours blessée.
Et Dusty se souvient. En cas de pépin. D'une poche de son treillis défoncé, il tire le sachet qu'on lui a confié. Le bruit curieux du plastique éveille l'attention, il extrait un rouleau de sparadrap.

- Soigne.

Sa voix est lourde, abîmée. Il aurait pu donner ça bien avant, mais Dusty il pensait pas que ça irait si loin, toute cette course, jusque dans une cavité sans fond. Et puis s'il y en a pas assez pour deux, au moins Feather pourra en profiter.

Pendant un long moment, on n'entend que leurs pas et leur cœur battant.

Jusqu'à ce qu'il y ait l'écho de plusieurs notes de musique qui s'échappent du néant.

Son corps tout fin s’avance, petit à petit dans le goulot sombre, et la monotonie et le manque de lumière commencent à l’endormir. La brune à la tête qui flanche un peu parfois, on dirait qu’elle est trop lourde pour ses pauvres épaules. Lui, il n’a plus rien dit depuis qu’ils ont quitté le flan du pic neigeux, fuyant le feu, et l’Echasse envoie quelques coups d’œil parfois vers l’endroit d’où viennent les pas qui l’accompagnent. Il ne montre pas grand-chose, dur comme le roc qu’il est mais son mutisme commence à l’inquiéter.

Elle se mord les lèvres, ça a le gout ferreux du sang, et encore un peu sucré du fruit. Parfois le sol craque quand elle y pose le pied, alors elle le relève pour l’y poser plus doucement, les glissant pour répartir la charge. La montagne, c’est quelque chose qu’elle ne connait pas du tout, même si il y avait eu plus de lumière elle aurait dû avancer à l’aveugle dans ces conduits terrestres qu’ils empruntent. Elle a ses jolis doigts meurtris qui glissent contre les murs de roches râpeuses, c’est comme son fil d’Ariane. Elle crève toujours de froid dans son short, elle a porté sa main libre sur une de ses épaules nues pour essayer de se tenir chaud a elle-même. C’est pas vraiment efficace, mais elle n’a vraiment rien de plus à faire, de tout façon.

Malgré l’état du Chasseur, elle essaie de lui faire confiance, mais elle se maudit de ne pas savoir se défendre plus, elle a l’impression de trop reposer sur lui. Mais peut-être que ça lui a sauvé la vie, à l’inconsciente, car si elle avait capable de manier une lame, elle aurait attaqué l’esprit, qui lui l’aurait sans aucun doute occis.

Dans le couloir, il y a des cristaux qui commencent à apparaitre, au début, c’est qu’un tout petit éclat bleu un peu luisant, et ça devient de plus en plus gros, ça lézarde sur les parois, et ça fait une jolie lumière. La teinte céruléenne les fait paraitre encore plus cadavériques, avec leurs babines violacées, mais la lumière à l’air de rassurer un peu la Garçonne. Au moins, ils voient un peu où ils vont.

Derrière elle, ça se met à trifouiller, alors elle se retourne pour voir le ruban de bandages entre les mains du Perdu. Il a enfin parlé, il y a un truc qui se détend sur le visage de la Grimpeuse. Elle l’examine de haut en bas en s’arrêtant sur sa joue tuméfiée, qui lui arrache une grimace de honte, puis essaie de faire le point pour elle. On ne pourra pas faire grand-chose pour son crâne avec tous les cheveux qu’il lui reste, et ses plaies aux jambes sont plutôt superficielles, alors elle lui montre ses mains, et ses phalanges toutes craquelées elles aussi.
Quand elle parle c’est tout bas, parce que le silence fait trop de bruit.

- Donne les tiennes, on fait les miennes après.

Elle n’attend pas vraiment sa réponse, quand elle le regarde dans les yeux ça fait mine de dire « pas négociable. », et elle lui saisit les quintuplées, entreprenant de bander correctement chaque doigt. Ca les protègera même un tout petit peu du froid. Quand ils attaquent les siens, ça ne va pas assez loin et il y en a deux qui ne sont pas habillés. Elle sourit quand même, ça creuse les cernes qu’elle a sous les yeux et ça ouvre une crevasse dans ses lèvres, mais on dirait presque qu’elle va un tout petit peu mieux.

- Merci.

L’air sonne plus loin, on entend une jolie mélodie, sans savoir d’où elle vient. C’est joli, les notes leurs glissent dans les tympans. Qu’est-ce que ça peut bien être ? On ne peut pas encore identifier ce qui est à l’origine de la chanson, pour le moment, mais derrière eux ils n’y a que tempête et froid, ils n’ont pas vraiment le choix d’avancer. Feather déglutit, la gorge toute sèche en repensant à la paille, qui sait quel autre piège la Rocheuse leur tend.

Ce sont des ombres qui commencent à danser autour des deux, alors qu’ils s’enfoncent. Les notes sonnent comme de la clarinette, de la flute, et d’autres choses qu’elle n’identifie pas. Au départ, c’était agréable, mais maintenant ça se répercute en écho, et plus ils avancent et plus c’est cacophonique, plus les ombres glissent vite sur les murs, les privant par moment de la lumière des cristaux azurs. Ils sentent parfois des souffles dans leurs cheveux, des caresses griffues sur leurs bras et chevilles, mais quand ils regardent, il n’y a plus rien. Feather respire un peu plus vite, la vapeur qui sort de ses lèvres est plus dense, comme un joli petit nuage.

Ils finissent par débarquer dans une sorte de cavité presque circulaire, les ombres arrêtent leur valse endiablée, et dans un coin, il y a un truc humanoïde qui a la taille d'un adulte, tout blanc avec un grand chapeau et un long manteau. Il joue une sorte de grande flûte, c’est à nouveau doux pour les oreilles, mais impossible de savoir si c’est une autre illusion ou une créature tangible. Plus loin, il y a le chemin qui continue, mais qui se sépare en deux.

Lorsqu'elle fait tourner la bobine autour de ses doigts, Dusty doit plier la nuque pour la regarder. La regarder faire. Il ne se débat même pas, il ne parle pas. Le rouleau qui serpente sous ses yeux l'hypnotise, il voit ses brûlures disparaître en-dessous du tissu, ça l'épate.

Le sourire à Feather, celui qui souligne la fatigue et la sauvagerie qui s'est produite, fait frissonner Chiendent. Lui, il ne sourit jamais. La dernière fois qu'on l'a vu faire... Il n'y en a pas. Pas plus qu'on ne l'a entendu rire. La joie est pourtant l'outil le plus puissant des enfants, mais Dusty en semble dépourvu.

Son poids de terreur écrase franchement les plaques de givre en-dessous. S'il était sur un lac gelé, on se mordrait les doigts à crier qu'il va tomber. Sa vue a l'air faible, quelques fois ses yeux clignotent pour éviter de s'assécher parmi tout ce froid. Mais lentement ses mots se glacent, sa voix se fane, il n'y a plus rien. Rien qu'un feu follet qui subsiste.

Le son d'une flûte. C'est fin, tendre et harmonieux, on dirait le miel qui coule, la couleur du chant des oiseaux ou bien le bruit délicat du blé qui ploie sous la caresse du vent. C'est presque divin et Dusty le sent, il redresse ses épaules affaissées. Son regard semble s'éclairer par quelque chose, il cherche ces silhouettes qui dessinent des ombres chinoises contre les murs. C'est joli.

Ça aussi, ça hypnotise le Chasseur.

Il n'a pas réalisé que lui et la grive avaient déboulé sur une pièce nue et évasée. Un mirage flotte près d'une issue (deux, en réalité), un couvre-chef habillé d'une plume de paon sur la caboche. Son manteau immaculé ressemble à un voile, y-a-t-il quelque chose là-dessous ? Dusty s'approche, il fait comme avec le feu, mais on ne voit pas la même lueur sinistre et tentatrice dans ses pupilles. Il semble conscient et simplement animé de curiosité. Sa patte abîmée reste sous les sparadraps, à l'abri.

- Deux chemins.

La créature s'est fondue dans l'obscurité derrière elle, un gouffre immense qui cache encore du fond. On n'a pas vu où est-ce qu'elle est allée, aussi vont-ils devoir se référer aux sons. Il faut choisir, ça se scinde par deux comme dans les contes où il n'y a qu'une seule voie qui est la bonne. Avec sa main gauche Dusty effleure la surface de granit. Il appuie un peu, dessine les petites crevasses qui font comme des éclairs incrustés. Feather ne comprend peut-être pas, il cherche les marquages de gens qui seraient passé avant eux.

- On se sépare...

L'écho qui résonne est puissant, c'est vraiment que ça doit être profond. S'ils avancent, ils ne reviendront peut-être pas en arrière. Se séparer paraît être une mauvaise idée... mais s'ils vont tous les deux au même endroit, ne doublent-ils pas leurs chances de tout perdre ?

- ... Ou on y va ensemble.

Sincèrement, Dusty s'en fout.

En revanche, il faut décider du chemin à prendre.
Parfois il arrive que les Chasseurs ne soient pas d'accord entre eux. Et plutôt que de blesser inutilement le voisin pour avoir la raison de son côté, on s'en remet plutôt à la courte paille, au lancer de pierre, aux dés, ou bien au pierre-papier-ciseaux.

Ils n'ont pas trente-six mille solutions. Dusty présente son poing fermé à Feather.

- Je perds : gauche.

Il avait recommencé à s’avancer vers le grand blanc, un peu comme avec le feu, mais cette fois l’action paraissait un peu différente alors Feather ne fait rien. Elle a juste l’œil accroché à la jolie plume sur le couvre-chef, elle est habillée d’un beau vert, et on dirait qu’un œil qui les regarde est dessiné dans les motifs de l’aigrette. Elle ne se rappelle pas en avoir vu un jour, des oiseaux avec ces plumes là sur l’île, comme ils doivent être majestueux, se dit-elle.

L’adolescente fronce les sourcils alors que la créature disparait. Dans la salle il n’y a pas grand-chose à voir, on dirait juste que quelqu’un a soufflé une bulle dans la roche pour former la salle, mais elle relève quand même le nez vers la voute rocailleuse, pinçant les lèvres. Ca manque d’air ici, enfermé sous les roches.

Alors Feather, que fait-on ? Droite ou gauche ? Ensemble ou séparé ? Elle regarde le garçon, pendant que dans son crâne, ça se met à turbiner. Techniquement, c’est plus de chances qu’un d’eux finissent indemne, ou même de trouver un chemin vers la sortie. Mais si un sort, ça veut dire qu’il laisse l’autre enfermé ici, ou alors il faudra revenir sur ses pas.

- Si on a pas de moyen de communiquer, se séparer c’est en laisser un crever.

Elle s’avance, le visage fermé, jetant parfois un œil aux deux conduits. Ils jouent leur destin sur un pierre-feuille-ciseaux, mais ça a l’air de lui convenir. Elle tend aussi son poing face au Chiendent. Un, deux, trois.

Papier.

C’est le ciseau qui sort en face, c’est perdu. Elle relève ses prunelles couleur orage, avec toujours une lueur de doute au fond des yeux lorsqu’elle regarde le goulot sombre. Les cristaux brillent toujours à l’intérieur, zébrant les murs qui s’effritent. Lui, il ne dit rien, ne montre rien, dans ces moment elle regrette presque qu’il ne soit pas ne serait-ce qu’un peu plus expressif, l’animal. L’Echasse a cependant une idée qui se dessine plus précisément dans le crane : si elle sort, elle ne veut pas que ça soit seule à le faire. Vu leur état, revenir pour aller chercher l’autre, c’est du domaine de l’impossible.

- On y va ensemble.

Peut-être que c’était la maison de la grande chose à chapeau. La maison… Elle veut retourner au Grand Arbre, revoir les autres, et pouvoir se blottir contre les peaux toutes chaudes. Il y a un soupir qui glisse entre ses lèvres, et elle s’avance déjà vers le tunnel. Par-là, on entend encore les jolis sons de la flute, mais l’écho est si grand que c’est difficile de savoir d’où ça vient réellement. Le sol à l’air de descendre un peu, alors elle avance en faisant un peu plus attention, surtout sur les belles plaques de glace qui apparaissent parfois entre deux rigoles de pierre.

- A ton avis, c’était quoi le truc qu’on a vu ?

Victoire.

Dusty a gagné, alors ils prennent à droite.

Le vide qui transparaît dans ses yeux se durcit, et lentement, le rouge amarante revient. C'est rassurant, de se dire que Dusty parfois, il peut se mettre dans des colères terribles. Ça veut dire qu'il est vivant. On le sent là, il reprend du poids, de ses viscères. Son regard est clair.

Blanc dans le noir, l'artifice qui flotte et vole continue de faire tinter son chant. Dusty entend, il tend l'oreille, se laisse guider par tous ces instruments mêlés entre eux. C'est peut-être même pas des instruments qu'on connait.

Elle demande ce que c'est, l’Échasse, que cette bestiole qui navigue comme un esprit ivre le long des sillons caverneux.

- Je sais pas, jamais vu.

C'est sûr, c'est pas avec Dusty qu'on tape la discute. Il fait un bon Chasseur pour ça, parce qu'il peut vivre la solitude longtemps. Vraiment longtemps. Si Feather n'était pas là, on se dirait même que ça changerait rien pour Chiendent. Il aurait eu plus de rouleau pour panser ses blessures.

Pas vraiment plus loin, des sentiers enchâssés entre eux, il distingue quelque chose. C'est l'ombre de tout à l'heure qui lèche les surfaces, ça paraît vicieux à indiquer la route comme ça. Dusty se refait méfiant, on voit qu'il se réveille, progressivement. Son battant pulse le sang.

Plus ils progressent, plus la gorge se referme. Elle se referme vraiment. Les parois se rapprochent des bras, des jambes, du haut de la tête. C'est terrible, la faille semble prendre la forme des Perdus.

- ... DÉPÊCHE !

Il hurle !
Le tunnel se colmate sur eux, ils sont trop lents à avancer. Dusty emboîte un pas rapide, qui court tout à coup et se rue au bout de ce serpent de terre creux. La lumière se réduit en un point très loin, le chant se tait dans la rocaille. Un piège monstrueux où ils vont finir écrasés.

La Céleste ne s’attendait pas à une réponse bien plus longue venant de la part du Chasseur, elle se demande même pourquoi elle a posé la question à la base. Bien sûr qu’ils n’avaient jamais rien vu de tel, tout ce qui leur arrivait en ce moment, ça avait l’air d’être un cauchemar éveillé. C’est souvent l’effet que ça fait à Feather, une première vague de terreur la saisi, avant qu’elle soit balayée par un souffle de dissociation, et plus tard quand elle y repensera elle devra surement plonger dans une flaque d’huile pour remonter des souvenirs à la surface. Mais au moins, ses pieds bougent, elle avance.

Elle commence à se sentir un peu étouffée. Le fantoche ivoire passe devant ses prunelles et parfois il donne l’impression d’être agité comme une marionnette pendant au bout d’un fil. Mais c’est qu’un instant et Feather n’est pas assez prudente pour en tenir réellement compte alors que ses pieds avancent mécaniquement dans le long tunnel. Peut-être que si elle s’arrête, elle tombera.

Puis c’est le cri du garçon qui la rappelle à elle, prenant la relève de la mélodie à présent terminée, et elle remarque enfin le subtil rétrécissement, qui devient de plus en plus véloce. Il faut courir, comme depuis qu’ils se sont perdus dans cette montagne.

Crier, puis courir, puis crier, encore et encore.

On essaie une fois de plus de les attraper, de les broyer, alors elle aussi elle crie quand la pierre resserre ses mâchoires sombres autour d’eux, et sa machine de muscles redémarre à nouveau, grinçante jusque dans ses cordes vocales. On essaie de lui attraper les chevilles, de la faire chuter, et son corps cogne contre les aspérités qui ont l’air de vouloir la croquer, c’est trop, l’Echasse veut de l’air, c’est trop de terre et de roche ici, on ne voit pas assez le ciel.
Claustrophobie.

Le boyau se rétrécit tellement, elle se demande si elle peut même passer par ce trou, qui a l’air si petit vu d’ici. Mais quand elle se rapproche, avant de se cogner le crane contre la paroi, elle se jette au sol, jambes en avant sur le sol qui descend un peu. La pierre griffe, la peau racle, et la montagne lui arrache encore un peu d’elle, habillant ses pointes d’une tenue pourpre. Le trou arrive, alors elle met les bras devant le visage, elle a l’impression qu’on la retient, mais elle glisse bel et bien.

Elle a l’air de respirer pour la première fois lorsqu’elle revoit la lumière de l’autre côté, avant de planter les talons comme une diablesse dans ce sol trop pentu. Elle ne s’arrête qu’au bord d’un gouffre et en dessous, il a un liquide clair, transparent, à peine troublé par les gravillons déplacés par la Grimpeuse. Il n’y a plus de musique, mais la lumière est revenue, nouveau guide à la place de la musique. Peut-être même qu’il fait moins froid, ou alors c’est qu’elle ne sent vraiment plus rien.

Toujours le postérieur planté dans les gravats, elle tourne la tête rapidement pour le chercher des yeux, le Chiendent à la crinière blonde. Mais la seule chose au fond de ses prunelles pourtant, c’est l’eau quelques mètres en dessous d’elle.

Longtemps ils courent.
Longtemps la grotte s'amenuise. Ils sont pris dedans, à tomber indéfiniment.

On ne sait pas si elle s'étire en ligne droite la cavité, si elle les fait monter puis descendre comme des montagnes russes -- puisque c'est la montagne. Peut-être qu'ils tournent en rond depuis le début, que Feather est derrière et Dusty tout devant. Et peut-être que l'ombre qui dévore la silhouette de Dusty n'est autre que celle de Feather.

Peut-être que rien ne rétrécit, c'est eux qui grandissent.

Il crie, Dusty. Il crie à la fille de ne jamais se retourner, de fuir le plus loin possible. Comme si le danger c'était lui. Tout le temps Dusty est derrière, il ne peut pas aller plus vite et c'est ainsi qu'il sait que l’Échasse ne fait pas mine de ralentir pour l'attendre.

C'est vrai, Dusty est rapide. Mais le plus endurant des deux n'est sans doute pas lui.

Ses muscles brûlent. Parfois il dérape sur quelque chose, des sédiments. Il ne regarde jamais, il court. Et ça lui démange les jambes. Le cœur qui bat à tout rompre, Chasseur casse son hurlement quand tout retombe et qu'il se sent piquer du nez vers le sud. C'est la chute. Longtemps, elle aussi.




Beaucoup plus bas, après, tout se tait.

Il s'écrase, la terre qui a léché sa peau déjà sèche. Le derme de ses coudes est tout poncé, c'est proche de la chair. Mais il n'a pas mal. Rien ne peut faire plus mal que la peur.

Derrière eux il n'y a plus rien, ça s'est refermé, ça n'a jamais existé. Ils sont coincés dans le néant, proches d'une source. Feather est déjà là, elle regarde l'onde au centre. Même la créature chapeautée a disparu. Ça aussi ça n'a jamais existé.

Tout doucement il rampe jusqu'au bord, sans jamais rien dire. Il cale ses paumes au sol, penchant son museau au-dessus de l'eau. C'est peut-être pas de l'eau. C'est très clair, un peu lumineux. La source vient du fond, il plisse des yeux mais il ne distingue rien à part des bulles qui remontent jusqu'à la surface. Des bulles de champagne...

- Tu sens ? Snif snif. Le feu.

Dusty sent le feu, le feu qui crépite et sur lequel on dépose les lamelles de bœuf coupées. Ça lui donne faim, son ventre grogne et il fait une moue dépitée. Oh oui il a faim tout à coup Chiendent... Et l'eau sent la braise.

Mais peut-être que Feather sent autre chose.