Il faisait ostensiblement nuit. Obscurité, froid (bon, ça y'en avait aussi le jour, mais… c'était pire, voilà), pirates globalement concentrés à la taverne et à la maison close… Bref, c'était le moment parfait pour ne pas être en vadrouille.

Ce qui n'arrêtait nullement la silhouette qui s'avançait d'un pas assuré vers le ponton où était amarré le Jolly Roger.

Vous me direz, un marin qui rentrait chez lui pour dormir, qu'est-ce que ça avait de remarquable ? Et bien ce n'était pas un marin, eh ouais. Le guignol blond en question n'avait rien à faire dans cette partie du port. Encore moins à cette heure-là. Mais bon, que voulez-vous. De toute manière, ce n'était pas comme s'il se rendait compte de ce qu'il faisait.

Profondément endormi (nous ne dirons pas "totalement inconscient", car ça c'est son état normal), il chercha la passerelle permettant justement aux marins bourrés de remonter à bord. Il s'engagea dessus comme si le monde lui appartenait. Arrivé sur le pont, il tira un mètre ruban de sa poche et se dirigea sans hésiter vers le mât le plus proche.

Il y aurait pu avoir une conférence sur le navire, ç'aurait été pareil.

Sifflotant un doux air d’une saveur suave, un homme au teint hâlé veillait sur la mer silencieuse. Il restait là pensif, nostalgique, s’étant déjà réveillé depuis un moment. Il lui avait semblé, pas plus que tout à l’heure, avoir senti la caresse des boucles ébène d’une femme qu’il avait connu, contre sa peau sèche et endurci. Un peu plus, il aurait même senti cette odeur si caractéristique qui la suivait partout.

Parfois celle de la citronnelle ou de l’anis.

Une autre fois celle du jasmin, quand ce n’était pas celle de l’eau-de-rose.
Maudite île, elle semblait sans cesse vouloir le plonger dans la confusion.                

Un crachat voleta sur quelques distances, avant de rejoindre l’immensité de l’océan. Un bruit sourd, suivi d’un second et enfin d’un autre se firent entendre presque sur l’instant, tirant l’oriental de ses pensées vindicatives.          
                                                                                                           
Tournant d’instinct la tête, Nassim héla :
‘’Y a-t-il quelqu’un ? Qui va là ? ‘’

Une figure semblait se détacher de l’obscurité.

Appuyant sur ces bras pour se tirer de là, le persan fit quelques pas en avant, se rapprochant de l’inconnu : ‘’Un peu tard pour une promenade ?’’

Pas de réponse de la part du Somnambule. Sans prêter la moindre attention au marin, il s'agenouilla au pied du mât et tenta d'en faire le tour de son mètre ruban. Qui, hélas, s'avérait trop court. Il fronça les sourcils, puis sortit de sa poche un crayon à papier pour faire des petits traits verticaux sur le bois du mât afin de pouvoir reporter plusieurs fois son mètre ruban.

Au troisième tour complet, il était devenu évident pour tout observateur que le Somnambule ne voyait pas les marques qu'il se laissait. Il se déplaçait sur ses genoux, sans lâcher son mètre ruban, dans une démonstration ridicule d'équilibre et de dextérité. Il n'avait pas l'air parti pour s'arrêter avant d'avoir son chiffre.

En voilà un singulier spectacle qui se dressait aux yeux du Sept-Lames, la figure humaine caché dans la poix ténébreuse du voile nocturne avait laissé place à un jeune homme blond, pas plus d’une vingtaine d’année au premier coup d’œil.

Il ne semblait pas spécialement enivré, mais il affichait pourtant un air absent, ignorant complètement sa mise en garde première. Le jeune étranger ne semblait, sur l’instant, pas lui dire grand-chose, sans doute un des nombreux garçons travaillant sur le port à je ne sais quel tache.

Mais le fait est que celui-ci se trouvait sur le pont du Jolly Roger et ça ne risquait pas de plaire au Capitaine, ni à cette vieille barbe de Smee qui voletait sans cesse autour de lui, à poser des regards inquisiteurs.

Hé là, mon garçon ! Tu ferais mieux de répondre lorsque l’on te parle.

S’apprêtant à poser sa main sur l’épaule du blondinet, il poursuivit :

Mais qu’est-ce que tu… tu es en train de prendre des mesures ?

– Des mesures, oui, confirma le Somnambule.

Il s'immobilisa et fronça les sourcils.

– Ça ne marche pas… marmonna-t-il.

Il s'assit sur ses talons et contempla le mât quelques instants avant de lever les yeux sur son interlocuteur.

– Est-ce que vous connaissez la circonférence de ce mât ? demanda-t-il d'un ton de sérieux ultime.