"Ca va, ca va"

Apache glisse le pouce dans l'élastique de son caleçon, comme s'il allait le baisser pour mettre son affirmation en images, mais heureusement, le fait pas.
Techniquement, Freckles a déjà vu la cicatrice, mais il a pas spécialement besoin d'une piqûre de rappel.
Ça fait combien de temps ? Au moins des semaines. Le temps du voyage déforme son ressenti. Combien de temps un truc pareil met à cicatriser ? Il en a aucune idée. Il sait que ça dépend ; l'île peut accélérer ou ralentir n'importe quoi, ça y compris.

"Ca a pas viré bizarre. Ca tire encore un peu mais bon..." Il hoche la tête alors qu'Apache ricane. "T'as fais du bon boulot ! Un vrai travail d'artiste !"

Ça le fait rire franchement, ça aussi. C'est bien la première fois qu'on lui dit ça. Artiste ; il sait à peine tenir à crayon, encore moins faire des trucs de précision. Motricité fine à chier. Il s'est bien gardé de le dire à Apache avant leur petite chirurgie improvisée.

« Tant mieux. »

Y a un soulagement tangible et timide dans le sourire du livreur. Il lâche en toute honnêteté :

« J'ai eu peur de te tuer. »

Au moment où le sang s'était mis à imbiber les draps, une fois le rush d'adrénaline disparu et alors qu'il s'efforçait de le garder éveillé pour pas qu'il clamse entre ses doigts. Owl était passé derrière, et puis Soul, bien sûr. Mais quand même. Freckles s'anime, d'un coup, et fait en parlant un geste brusque qui balance une grande giclée d'eau.

« J'peux le dire maintenant que c'est fini, mais sérieux, j'avais aucune putain d'idée de ce que je faisais. »

Il baisse les bras dans l'eau.

« C'était flippant », ajoute-t-il, presque pour lui même. « C'était horrible. »

"J'suis désolé de t'avoir imposé ça ..."

Il a envie de minimiser le truc. De dire que non, c'est pas de sa faute, mais ce serait un mensonge. Apache ne lui a pas laissé le choix : c'était ça ou le laisser le faire lui-même. Est-ce qu'il aurait eu plus de chances d'y rester en l'ayant fait seul ? Freckles préfère le croire ; « c'est pas grave », lâche-t-il donc, peu convaincu.
(Apache avance, il recule d'un pas, sans même y penser.)

« Mais tu sais faut pas que t'ai peur de me tuer, je te l'ai dit déjà. J'suis increvable. »
« Pfff », se marre-t-il.

Jolie pensée, oui. Il aimerait y croire.
Apache invincible.
Malgré les provocs le cachot les tentatives de meurtre.
(Les pirates.)

"Alors t'inquiète pas, c'est pas un petit livreur, aussi chef soit-il qui me fera la peau !"

Freckles fronce le nez sous l'effet de son propre sourire.
C'est vexant. C'est Apache. Le mélange ne l'offense pas tant qu'il devrait. Il le prend pour un faible, un peu, hein ? Il pense pas qu'il soit de taille. Pas un adversaire à sa mesure. Mais il pourrait lui prouver l'inverse. Il pourrait le battre. Il pourrait lui faire la peau. S'il le voulait. Il va pas lui dire ça.
Au moins il le pense chef.
Un petit peu.
Pour une fois.

« Jt'en foutrais, du petit livreur ! » il s'exclame, poings sur les hanches, puis doigt pointé accusateur sur la tête du chasseur. « Sans tes crêtes t'es plus p'tit que moi ! »

Il tire la langue.
Mais d'un petit clin d’œil et mouvement de sourcils, Apache l'assassine proprement.

(Bam en plein cœur.)

Son sourire se fait moins assuré.
Il recule encore d'un mini pas comme pour assurer sa sage distance de sécurité, au prix de s'enfoncer d'un centimètre de plus dans l'eau froide.

« Même si t'es immortel je vais pas tenter ma chance une deuxième fois », termine-t-il par dire pour se donner une contenance.

Apache arrête d'avancer, et il fait une tête bizarre. Un sourire qui montre bien qu'il a compris que quelque chose cloche.

"Ha ouais ? Bah si t'es si grand, pourquoi tu recules comme ça, hein ?"

Parce qu'il est très bien dans l'eau. Parce que c'est son élément, qu'il ne fait qu'un avec elle, qu'il se sent les pores hydratés et les chakras ouverts, ou peut-être bien qu'il voudrait s'y noyer de façon atroce pour ne pas avoir à subir ni le regard du chasseur, ni la conversation qui l'attend.

"T'as peur, chef ?"

Demi-sourire.
Dangereusement Freckles se dit que ce serait tellement plus facile de juste tout balancer. Cash. Il aurait l'ascendant psychologique, comme on dit. L'effet de surprise. Il dirait ça de façon très calme et très lucide :

Apache en fait tu vas rire, mais je crois que je t'aime bien.
Fais pas cette tête, ça arrive. Crois bien que j'en suis désolé.
Bref, du coup si on pouvait vite fait ne plus se parler le temps que ça passe.
Ça marche ?
Ok on fait ça.

Au lieu de ça il reste planté là dans l'eau, avec sa peau qui le picote, et un sourire un peu coincé, un peu nul.

« Peur de quoi ? »

"Bah j'sais pas moi !"

Il sait pas.
Et pourtant il se remet à avancer, sourire innocent qui trompe personne, qui ressemble à une menace. Apache le rejoint de deux coups de brasses. Il veut faire un pas en arrière mais il oublie qu'il a pas pieds, et boit la tasse comme jamais avant.
Crachant et toussant, Freckles se sent tellement trahi, comme s'il découvrait que la rivière n'était pas sa maison magique ou son périmètre de sécurité.

« J'ai peur de rien moi ! » arrive-t-il à articuler, l'air furieux.

Il a ce sourire narquois. Freckles sait qu'il est foutu. Quand il n'est pas drogué, mourant, ou que Nuwala n'est pas là pour le distraire, Apache est un minimum perspicace. Oh comme il regrette de ne pas l'avoir amenée, sa lionne. Il pourrait même lui pardonner de voler toute l'attention.

Alors il laisse Apache se rapprocher jusqu'à être juste en face, et se force à le fixer, mortifié. Ses yeux noirs et sa lèvre qui tremble à cause de l'eau froide.
Moment de silence.

« C'est toi là, qu'es bizarre », marmonne-t-il finalement.

Et pour la deuxième fois, il choisit la fuite.
En fermant les yeux et se laissant couler.

Ça lui ressemble pas de fuir.
Génie des relations sociales ! Tu parles. C'est la honte. Il a grave honte.

Freckles touche le fond, assez littéralement. Il s'y retrouve assis presque en tailleurs, au milieu des galets et des poissons, comme s'il méditait là tranquillement. Normal. Ça le calme, en vrai. Il aime toujours autant ça, être sous l'eau, quelle que soit la situation. Il finit même par ouvrir les yeux, pour constater qu'Apache nage vers lui.
Tache rouge et noire dans le bleu.
Et après ?

Après un truc le frôle.
Il sursaute, manque de boire la tasse une seconde fois, tourne la tête, mais le truc file hors de son champ de vision en se contentant d'une caresse.

Il voit pas ce que c'est mais c'est gros.
Et il a vu suffisamment de choses depuis le début de la pluie, des putain de requins et d'orques et de murènes et de raies électriques dans sa putain de rivière, peut-être que c'est encore Panzou qui lui fait une blague mais il compte pas s'y risquer.
De deux coups de jambes il s'ejecte du fond, attrape Apache par le bras et le propulse d'autorité vers la surface.

« Sors de l'eau », il ordonne.

Et il se rappelle avec effroi qu'Apache déteste les ordres et qu'il va sans doute lui rigoler à la face mais il a pas le temps de réfléchir à une meilleure façon de le dire.

« Sors de l'eau maintenant je rigole pas. »

"Tu m'as pris pour un de tes livreurs ou quoi ?"

Freckles sent tout son sang déserter son visage quand Apache dit ça – et bien sûr qu'Apache dit ça, il ne peut pas juste lui faire confiance pour les trucs les plus logiques – et il résiste à l'envie de le traîner de force vers la berge. Il lâche à toute vitesse :

« Et toi tu m'as pris pour un connard qui donne des ordres pour le kiff ? Sors de la putain d'e- »

Mais sa phrase se termine dans un espèce de glapissement complètement ridicule alors que le truc le frôle de nouveau. Et d'un coup ils sont soulevés. Freckles sent le froid picoter sa peau mouillée alors qu'elle se retrouve exposée à l'air.
Ils sont sur une putain de raie.
Pendant genre cinq secondes il ne dit rien, la bouche entrouverte et l'air interloqué. Visiblement indifférente à leur présence, l'animal les entraîne comme s'ils ne pesaient rien. Son envergure fait presque la largeur du cours d'eau ; et elle descend le courant en ondulant, laissant défiler autour d'eux le décor de la forêt.
Vers la mer.

Une fois la surprise passée, Freckles lâche un rire, un peu nerveux.
Il peut même pas regarder Apache droit dans les yeux après avoir craqué sans raison.
Il pensait vraiment avoir vu un truc dangereux.

« Désolé ... »

Et malgré la perspective d'une balade charmante, il s'approche à quatre pattes du bord de la raie et se penche en marmonnant :

« Comment on descend de ce truc ... »

Il ne fait plus gaffe à ce qui se cache sous la surface.

au secours:

L'eau défile à côté de la raie, cristalline. Freckles peut voir le reflet de son visage dedans. Il s'y penche, dangereusement, comme s'il cherchait une ouverture pour descendre – oui, il suffirait de sauter, mais c'est qu'elle va vite mine de rien la bestiole – et il s'inquiète de devoir remonter tout le courant à moitié à poil. Et d'un coup, son visage laisse place à un autre.
Un visage de fille avec de grands yeux noirs.

Et avant qu'il puisse réagir, deux mains se tendent, l'agrippent par la nuque et le tirent en avant ; « merde ». Derrière lui Apache hurle.
Et puis plouf.
La surface de la raie est lisse, glissante. Rien à quoi se rattraper. Pas d'ongles à enfoncer dans sa chair. Il tombe. L'eau lui semble plus froide encore, et il a à peine le temps de prendre sa respiration, par réflexe, oublie de fermer les yeux.
Dans son cerveau s'allume un voyant multicolore.
Sirène. Sirène. Sirène.
Il peut la voir presque nettement. Elle a le visage rieur des mère préférées de Peter, leurs couleurs chamarrées, et de longs cheveux tout lisses et couleur de charbon. Et quand elle ouvre la bouche, deux rangées de petites dents pointues comme des clous.

Freckles agrippe d'un bras la main qui le tient. Il tente, sous l'eau, de la faire lâcher prise. Et par reflexe veut porter son autre main à sa ceinture, mais il n'en a pas, ni de poches, rien du tout. Il est plus désarmé que jamais, et voudrait se coller des claques pour ne pas avoir fait gaffe. La sirène glapit quand il tente de lui tordre le poignet, s'éloigne d'un coup de queue furieux avant de revenir lui mordre le bras.

Il lâche un chapelet de bulles.
Et une grande traînée de sang.

Sa mère sa mère sa mère sa mère.
Ça nique. Ça brûle. Il tire sur ses cheveux pour la faire lâcher prise, mais elle serre encore plus fort. Ça fait mal. Ça fait trop mal. Il lui donne un coup de pied dans le bide. Elle lâche. Coup de pied dans l'eau. Un autre. Remonter à la surface. Quelques centimètres. Allez. On le tire dans l'eau par la cheville.
Nouveau lâcher de bulles.
Et étoiles devant les yeux.
(Il a plus d'air.)

(Il a plus d'air.)
Il peut sentir quand la dernière bulle échappe de sa gorge pour se mêler au tourbillon rouge. Il sait tenir, pourtant. Il sait rationner l'oxygène il aimerait même se dire qu'il pourrait respirer sans. Mais la douleur, là, lui desserre les dents sans qu'il puisse s'en empêcher.
Et il a plus d'air.
Sa poigne sur les cheveux de la sirène se fait moins ferme, et sa vision se voile et il sent tout le sang qui le déserte et c'est un peu trop.

…

Et puis il retrouve la surface en même temps que la conscience, respire une grande bouffée, s'étrangle, tousse, tousse comme s'il voulait cracher ses poumons, tousse toute l'eau qu'il a avalé par accident dans la gueule de celui qui le sauve. Et il s'accroche au bras qui le tient avec l'énergie du désespoir, encore trop sonné pour réaliser quoi que ce soit jusqu'à ce qu'on hurle à côté de ses tympans.

"Vous approchez pas, sales MONSTRES !! Ou j'vous démolis la GUEULE "

Sa vision revient. Il y a les deux sirènes, une en noir et blanc et l'autre en aquarelle, qui les regardent d'un air narquois. Aquarelle a la bouche barbouillée de sang, et un hématome à l’œil qui commence à enfler. La salope. Il a l'impression que ses poumons explosent. Qu'ils sont remplis d'eau. Il voudrait vomir. Vomir sur Apache. Apache. Apache le tient. Il faut pas qu'il vomisse sur Apache.

« C'est bon lâche moi j'vais bien », il croasse. Il tousse furieusement avant de rajouter faiblement : « Tranquille. »

Il veut se dégager, pousser le bras qui le tient mais se contente de gigoter faiblement. Et son bras droit, à lui, il arrive même pas à le bouger. Quand il baisse les yeux, l'explication lui apparaît sous la forme de chair et de peau déchiquetée.
Ça saigne. Ça saigne sa race.
Il touche du doigt la blessure et la douleur se rappelle à lui de façon bien violente.

« Putain », lâche-t-il d'une voix un peu trop aiguë.

Puis il tourne la tête, constate qu'ils sont toujours sur la raie, qui a au moins l'obligeance de faire du sur-place, intriguée par la scène. Le regard qu'il lance à Apache est plein d'incompréhension.

« Pourquoi on est- »toux. « P-pou. Pourquoi t'as pas- »

Il ferme la bouche, parce que la garder ouverte lui brule la gorge et que ça paraît ingrat, après qu'il l'aie sauvé, de demander à Apache pourquoi foutre il n'a pas nagé jusqu'à la berge.
Aquarelle répond pour lui.

« Parce qu'il est con! »