"On va se promener."

Nasty n'avait pas bronché. Depuis l'affaire avec Pit, pas mal de choses s'étaient bousculées. Apache avaient pris cher sur toute la ligne. Sa paranoïa naturelle lui avait susurré que c'était là une forme de représailles de la part du Joker, ou bien du Karma de merde qu'elle s'était toujours traîné. Mais l’île était cruelle et, parfois, c'était simplement le hasard qui faisait le connard.
Le pas de bol. La scoumoune. La mouise.
Pute, la mouise...
Apache avait pris cher et ça l'avait secouée, profond, en dedans. Elle tenait à ce couillon, plus qu'elle s'autorisait à le faire pour sa propre vie. Et pourtant elle avait failli. Elle était absente.

Elle n'était qu'une sale merde.

Il s'était battu avec son nouveau chef -"la Gueule de Porte-Bonheur" comme elle aimait à l'appeler - et une nana c'était interposée. Nasty entendait parler de Her pour la première fois de sa vie. Et, plus que la confrontation avec Lacerate, c'était l'abrupte découverte qu'elle ignorait finalement tout d'Apache et de son monde, de ses amis et de sa vie. Son univers s'avérait être bien plus vaste que le sien et, quelque part, elle s'était peut-être sentie trahie par cette réalité. Qui était "la fille" qui avait saigné pour lui ? Son amie ? Sa chérie ? Et puis après ? Sans doute était-elle plus importante qu'elle ne le serait jamais. Tout le monde était plus important qu'elle. C'était comme ça et c'était vrai.
Sa petite jalousie fugace avait été balayée par les événements. Apache était revenu, saignant, soutenu par Lacerate et la rumeur s'était rependue comme une traînée de poudre. Qui avait pu lui faire ça ? Le mystère demeurait entier, mais la bataille avait du être âpre. Elle avait senti son palpitant arrêter sa course et son petit monde étroit éclater comme du verre. Quand elle avait su, elle avait couru à l'Infirmerie. Il faisait nuit et les soigneurs avaient déjà fait leur office. Elle avait voulu franchir la porte, le voir, même en train de pioncer. Les voix l'avaient retenue. Il y en avait deux, étouffées derrière le bois.
Un garçon. Une fille.
Apache et, "Elle", sans doute.

Et des sanglots.

Nasty s'était pétrifiée comme une statue, gagnée par une angoisse, sourde; habitée par les battements irréguliers de ses valves.

"Merci, Her. Moi aussi, j'suis super content de te connaitre. Je sais pas comment j'ferais sans toi...T'es la meilleur."

Le Panda avait tourné casaque, littéralement fui. Elle avait galopé à perdre haleine dans la Nuit noire, ne s'arrêtant qu'en ne sentant plus ses jambes vibrantes d'effort. Elle avait chialé, un peu, sans vraiment comprendre pourquoi. Recroquevillée dans les ténèbres d'un placard imaginaire, elle s'était sentie pourrie et faiblarde.
Nulle dans ce monde-ci comme dans l'ordinaire.
Nulle à chier.
Et puis elle s'était levée,  avait épousseté ses résilles déchirées et était partie taxer une clope à Love. Sa jolie petite Love, sexy et silencieuse. La seule qui se foutait assez de tout pour ne jamais la juger.

Et son chagrin s'était consumé comme la nicotine.

***

- C'est par là j'crois.
- T'es sur, Ôpoch'... ? Tu nous fais pas une Jeanne d'Arc ?

Le sol est salement pentu et le dénivelé parsemé de caillasse et de végétation humide. Elle trottine derrière lui depuis des plombes. Ils ne discutent guère, se contentant de garder leur souffle pour crapahuter. Elle l'observe, peut-être un peu flippée, se la donner avec courage. Ce n’est pas de la fanfaronnade, c’est une profession de foi : une quête bravoure. Ce mec a des couilles de taureau.
Elle aimerait lui causer de "La Fille". Et puis de sa mésaventure aussi. Elle a pourtant conscience que là n'est pas son rôle. Apache ne l'a pas choisie au hasard - mais il l'a choisie elle !- pour cette sortie. Elle est son témoin de Témérité. Elle est là pour lui insuffler un peu de retour à la normal, faire comme si de rien n'était, garder la face et avancer. Alors elle cache ses questions et son inquiétude pour elle; elle affiche un sourire peinturluré au charbon; elle sort quelques vannes pointues; elle fait ce qu'on attend d'elle : jouer la petite conne.

Être une vraie pote c'est aussi respecter cette distance.

- Là !

Un gosse. De la gadoue. Un cadavre.
L'image fugitive de Pit se découpant la peau lui traverse les rétines.
Fraction de secondes et puis s'en va.

Elle ne doit pas changer.
Elle ne changera rien.

- Sympa la p'tite sauterie. On arrive un peu tard avec la binouze p'têt ?

... Un point c'est tout.

Nasty ne connait pas Buster. Elle ne connait pas grand monde, faut dire. Elle ne fournit pas l'effort d'être sociable. La vie est une pute, le monde est plein de connards et le Grand Arbre donne des fruits pourris. Pourquoi s'emmerder à sympathiser ? Ceux qui sont sortis du lot l'ont fait à mano, sans forcer le jeu.
Naturellement.
Predestinés.

Et cette rencontre n'est pas anodine. C'est presque de la provocation. Autant s'en acoquiner. Enfin, si le gus se sauve pas trop vite face à son humour noir.

- Hey attend ! Ça va ?
- Reviens, rouquin, je voulais juste dédramatiser. Bon... Court silence. Œillade vers le macchabée...J'avoue que c'tait pas du meilleur gout même si - sans mentir- on aurait bien tous besoin d'une bière, là.
Elle a reniflement qui lui trémousse le nez.

- Il s'est passé quoi ?

Quelque chose dans l'attitude d'Apache dissone. Il a pas l'air tranquille. Il scrute les sous bois et jette des regards derrière son épaule. Le Panda se mordille la lèvre inférieure. Son percing danse dans le creux du menton. Elle prend vaguement conscience que la tension monte, qu'il faut faire un truc -n'importe quoi- pour détricoter la situation. Ses billes bleues glacées lorgnent à nouveau le cadavre.

- T'as l'air d'avoir pleuré. Simple affirmation. C'était un pote à toi ? Elle se dandine, moins à l'aise avec les mots gentils que les saloperies qui mordent. Chuis désolée pour toi, mec. Chuis Nasty, lui c'est Ôpoche.

Le "Et toi ?" est implicite. Elle laisse filer un nouveau silence.
Putain. C'est trop de miel pour son pot. Elle abandonne les palabres pour s'accroupir auprès du mort. Il est balafré, déchiqueté et tout boursouflé à cause de l'humidité. Il a crevé moche.

- Tu comptais repartir sans lui ? qu'elle demande à aspiro-boy. Maintenant que t'as de la main d'oeuvre gratos on peut peut-être le ramener ? De toute façon, vaut mieux pas traîner dans le coin, avec la bestiole qui lui a fait ça, toujours dans le secteur. Quoi qu'on décide, vaudrait mieux le faire vite.

Elle hausse les épaules.

- Enfin pour ce que j'en dis...

Elle s'en fout un peu, c'était pas son ami, le type allongé là, le nez dans la gadoue.

Elle voulait se montrer sympa. Ça ne lui réussit pas des masses. Elle ne doit pas y mettre le ton qu'il faut. ou bien le sourire. Elle a pourtant essayé en toute bonne foi.

- Nan ! rebuffade naturelle. Je veux pas que Peter l'enterre.

Nasty hausse un sourcil. Elle abandonne le corps des yeux pour mieux détailler ce Buster. Il y a quelque chose qui vibre en elle. Une corde sensible. Une note familière. Apache résonne au même diapason. Elle le sent d'instinct.

- Bien sur. Apache la rejoint au ras du sol et met les mains dans la merde pour retourner le cadavre, face visible.

Un inconnu.
Un gosse.
Un autre.
Un de trop.
C'est lui, eux et un peu tout le monde, condamné à vivre au gré des désidératas d'un tyran, sur une île hostile. Les deux révoltés échangent un long regard. Il y a cette électricité conductrice, qui une fois de plus se manifeste en silence. Intime. Ils sont connectés en circuit continu. Elle le sait. Nasty se nourrit de la colère de son ami, elle l'a fait sienne de puis longtemps. Il est son inspiration et quelque part, aussi, son sauveur.

-C'est l'empereur qui vous a envoyé dans la foret ?

Sans manifester le moindre dégoût, elle pose sa paume sur le visage défiguré du mort. Marque de respect. Elle se relève, la mine grave, le regard intense.

Elle ouvre le circuit à Buster.

- Ce connard mérite pas de l'enterrer. Il lui a volé sa vie. Il n'aura pas sa mort. On va faire ça bien. Je te le promets, Buster.

Ce ne sont peut être pas les bon mots, pas la bonne intonation. Elle sera possiblement mal comprise. Sa sincérité demeure réelle, livrée brute. Elle lui tend la main.

- Viens. Dis-nous où tu veux qu'on l'emmène pour qu'y soit bien. C'est ton copain, c’est toi qui sait le mieux.

Les deux révoltés se métamorphosent en croque-morts. Pas le luxe d'un cercueil, d'une gerbe de lys ou d'un corbillard. Le cadavre du gosse est porté comme un sac à patate jusqu'à son lieu d'inhumation. Nasty a attrapé le macchabée sous les aisselles et marche à reculons, guidée par la voix de Buster. Pour chaque dérapage d'Apache, les grandes guibolles de Nasty amortissent le coup.
Cahin-caha, ils parviennent enfin à bon port.

- Ici... Ici, c'est très bien. Et je crois que la terre est assez meuble.

Le panda laisse choir leur colis au sol et et jette un coup d'oeil circulaire. Ses lèvres se tordent sur une forme d'assentiment.

- Bucolique, valide-t-elle.
-On va devoir faire ça à la main ? Gratter le sol ?
- Hum...

L'artisane  inspecte les alentours. Le Sapin a le tronc qui squame, laissant se détacher de larges copeaux d'écorce épaisse. Le Panda en arrache quelques langues qui pourront servir de tête de pelle. Elle ramasse des bâtons qui serviront de manches, et avec des orties élaguées, elle leur fabrique des outils de fortune. Nasty est pleine de ressources quand on sait la motiver.
Il n'y a que deux pelles, respectant le vœux silencieux de Buster de ne pas effleurer le corps de son ami. La Vilaine en lance une à Apache et prend une grosse voix virile :

- "Tu vois, le monde se divise en deux catégories : ceux qui ont un pistolet chargé et ceux qui creusent. Toi, tu creuses."

Elle ricane en plantant sa bêche la première dans le sol. Elle ne sait plus où elle a entendu cette phrase, mais elle la trouve super cool.

- Tu te sens d'attaque mon Ôpoch' ? Où tu veux que je te donnes du courage en.... Silence gonflé de suspense et jet de gadoue sur le coté.... Te roulant une pelle ?

Elle fait rouler le manche de son outil entre ses deux paumes. La pelle roule, effectivement. Clin d’œil subtile de parpaing. Nasty a un rire franc qui résonne sous la pluie.

- Faites pas cette gueule les gars. Les enterrements c'est triste, ok, mais c’est aussi une fête pour accompagner l'esprit du mort dans sa nouvelle vie. De l'autre coté. Et se remémorer les bons moments.

Avant d'Oublier. Mais évitons de tout foutre en l'air maintenant. Elle reprend son ouvrage.

- Vas-y Buster, insiste-t-elle sous l'effort, parle nous de Coal !

- Désolé, je suis méga nul pour ce genre de trucs.
- Nan t'excuse pas rouquin. Surtout... Surtout t'excuse pas.
- Personne est doué pour enterrer ses potes. On apprend ça nul-part, mec. ajoute Nasty. T'as parlé avec l'coeur. C'est le mieux qu'y avait à faire.
- C'est pas de ta faute, Buster.

Elle hoche la tête pour appuyer l'affirmation d'Apache.

- C'est pas ta faute... C'est...C'est la faute du tyran.

Nasty déglutit en regardant son amis en biais. Il a le visage grave, contracté par une colère rentrée. Ses propres braises remuent.

- Faut arrêter de se dire que c'est le destin. Que c'est la faute à pas de chance, que c'est la faute d'un putain d'animal sauvage. Faut regarder la vérité en face. C'est Peter Pan qui l'a tué.
-C'est Peter Pan qui l'a tué, répète-t-elle avec la même conviction et d'une voix plus forte.

Elle réduit la distance, lâche sa pelle dans la foulée et pose ses deux mains pleines de terre et de pluie sur les épaules du petit roux. Son visage fermé et son regard électrique, renforce l’agressivité du geste.

- Ton pote Coco c'tait une victime. T'es une victime. On est tous des victimes des caprices d'un foutu despote. T'as rien fait d'mal et ton pote non plus. On subit TOUS Peter Pan. Fous-toi la rate au court-bouillon ! Hurle ! GUEULE ! LÂCHE TA RAGE ! T'as l'droit, Bust' T'as l'droit d'avoir la Haine !

Elle le secoue presque comme un prunier et -chose étonnante- se met brutalement à pleurer. Le rimmel charbonneux coule sur ses joues, renforçant la clarté limpide de ses grands yeux.
Elle veut hurler, elle, depuis longtemps. Pour tout ce qu'elle a entrepris -et raté; pour Apache qui s'est bousillé - et sa propre impuissance à l'aider; pour sa médiocrité. Et quand même - un petit peu - pour ce mort inconnu, canné le plus inutilement qui soit, dans l'indifférence quasi générale.

- T'as l'droit... Renifle-t-elle, morveuse mais fière, en essuyant son instant d'émotivité d'un revers hargneux de pull.