— T’entraîner ?

Après une semaine sans nouvelles, Apache réparait pour lui faire cette simple requête. Une semaine. C’est bien assez pour qu’on commence à envisager le pire, bien assez pour que Justice s’inquiète mais ça il ne l’admettra pas. Une semaine à faire le mort et c’est la première chose qu’il lui dit.

Si ce n’était pas son meilleur ami, Just l’aurait tué pour ça.

En d’autres circonstances, il s’en ficherait. Seulement, il y a l’hiver. Jamais leur monde ne leur a paru aussi fragile et les vies aussi courtes. Le sentinelle a beau ne rien laisser paraître et promettre le retour du printemps, il n’est pas stupide : c’est la crise. Entre les morts, les maladies et les disparitions, leur nombre ne cesse de décroître.
Et puis, il y a Trouble. Ou plutôt, il n’y a plus. Apache a décidé de la trouver et il n’en démord pas. Elle est sûrement morte à l’heure qu’il est mais ça, Just le garde pour lui. Il voit bien qu’Apache est sur les dents et il n’a pas envie d’être celui qui le fera exploser. Mais le temps passe, et ça continue. Faudra bien qu’un jour quelqu’un lui dise…

Et voilà maintenant qu’il lui demande de l’entraîner. Mais qu’est-ce qu’il lui passe par la tête ? Justice le scrute, pas bien certain de comprendre ses intentions.

Et puis finalement, pourquoi pas ? Au moins ça les défoulera tous les deux. Ils en ont sûrement besoin.

— Ok.

Justice se lève de sa chaise, abandonne son assiette qu’il a à peine touchée. Il y a des choses pour lesquelles il préfère rester à jeun de toute façon.

— Rejoins moi dehors quand t’es prêt.

Il fourre ses mains dans ses poches et se dirige vers la sortie d’un pas tranquille. Mais a peine a-t-il met le pied dehors que son air désinvolte s’évanouit. Il soupire, se gratte la tête. Quelque chose lui dit que tout ça va mal finir. Pour Apache. Et peut-être aussi pour lui.

Et puis entraîner, d’accord. Mais comment ?

Just se frictionne les mains, souffle dessus pour les réchauffer. Il ne sait pas encore comment il va s’y prendre avec Apache. Il se bat depuis des lustres, tout ce qu’il a appris jusque-là est devenu une mécanique instinctive qu’il peine à expliquer.

Lui, personne ne l’a entraîné. De la pratique, de la pratique et rien que de la pratique. Il a appris sur le tas et il perdu tellement de fois. A chaque combat, il tenait un peu plus longtemps avant d’être déclaré hors de combat. Il avait été pris de court un nombre incalculable de fois avant de comprendre comment il devait répliquer face à chaque situation et développer sa capacité d’adaptation face à ses nouveaux adversaires.
Et puis un jour, il a commencé à gagner, de plus en plus souvent.

Apache a de l’expérience mais ils ne boxent clairement pas dans la même catégorie : le punk assure avec une épée mais une fois désarmé, c’est plutôt une proie facile.

— J'suis prêt !

Déjà ? Just se retourne et découvre un Apache prêt à en découdre. En fait, il ne s’est passé que quelques minutes avant que le punk ne le rejoigne.

— On commence par quoi ?

Merde.
Il va devoir improviser.

— On va commencé par courir pour s’échauffer.

Puis après un instant d’intense réflexion, il corrige :

— Non en fait tu vas courir. Un tour du camp devrait suffire.

Sur ces mots, il se dirige vers une buche couchée sur laquelle il s’assit. C’est ici qu’il va l’attendre.

De mauvaise grâce, Apache accepte de se plier à l’exercice. Just le surveille du coin de l’œil et s’étonne qu’il se montre aussi docile. Ça n’est pas vraiment son style pourtant. Alors c’est peut-être sérieux, cette histoire d’entraînement. Apache y tient vraiment.

Le sentinelle entreprend de s’échauffer sagement, faisant rouler doucement les muscles de son corps pour les réveiller. Il ne lâche pas Apache du regard, sinon lorsque ce dernier est hors de son champ de vision : il le jauge.

Au final, il n’apprend rien de vraiment nouveau : Apache est un sprinter, capable de mobiliser de gros effort sur une courte durée. Sa stature peu imposante le désavantage en position de défense. Il a donc pris l’habitude de miser sur une stratégie offensive qui colle parfaitement à son tempérament impulsif.
Just sent qu’il va devoir essayer de se détacher de ses propres habitudes s’il veut lui inculquer quoi que ce soit : Apache et lui ne sont pas taillés dans le même bois, ils ne peuvent pas combattre de la même façon.
En revanche, il peut lui apprendre à mieux compenser ses faiblesses et à exploiter ses atouts plus efficacement. Et puis, Apache privilégie trop le combat à l’arme blanche et a accumulé un certain nombre de lacunes au corps au corps.

Bref.
Ils ne vont pas chômer.

— Et maintenant ? demande Apache, une fois de retour.

Just se redresse. Il s’étire une dernière fois en laissant échapper un genre de grognement involontaire qui rappelle celui d’un ours.

— Commence par me montrer ta position.

Apache le dévisage sans rien dire, comme pris au dépourvu. Le sentinelle retient un rire devant son regard perdu de petit garçon et décide de le laisser un peu gamberger. S’il est déjà paumé, c’est mauvais signe. Mais plutôt de lui prémâcher le travail, Just veut lui laisser une chance de lui montrer ce qu’il sait faire.

Deux minutes plus tard, Just commence à se lasser. Il va pour prendre la parole quand le punk se jette sur lui et l’empoigne par le col de sa veste. Surpris, Just manque de tomber mais retrouve à temps son équilibre en effectuant un pas en arrière
Rapide.

Il reste un instant comme ça, campé sur ses appuis, au cas où Apache lui réserverait une nouvelle surprise. Rien. Il se racle la gorge :

— Si je comprends bien… Ta position c’est de te jeter sur moi comme ça.

Il y a comme une pointe de moquerie dans sa voix. Le sentinelle s’écarte d’Apache et reprend d’un ton neutre :

— Une position c’est la posture que tu prends avec un combat. Elle te permet d’anticiper un certain nombre de situation, de préparer ta défense et ton attaque. Bien sûr, elles varient selon les situations mais on va privilégier les plus polyvalentes.

Est-ce qu’il est assez clair ? Pas sûr. C’est galère de poser des mots sur quelque chose qu’il a appris sur le tas et qu’il reproduit machinalement.
Il décide de ne pas s’attarder trop longtemps sur la théorie et de privilégier la pratique.

— Mets-toi de trois-quarts de face. Jambes fléchies. Un peu plus. Ouais, comme ça. Une position dynamique. Rentre un peu la tête, les poings devant. Ne les aligne pas comme ça, tu dois dévier les coups pas les encaisser. Imagine un genre de… toit. C’est mieux. Pas si près du visage les poings, tu vas te faire mal tout seul.

Se reculant de quelques pas, Just l’observe et acquiesce, satisfait. C’est ça, une position.

— Confortable ?

Question sarcastique. Ça ne l’est jamais au début. Le plus dur reste de garder les bras levés aussi longtemps.

— Non.

Une réponse honnête, il n’en attend pas moins de lui. L’air grognon de son ami lui arrache un sourire discret qui vient tordre les commissures de ses lèvres.

— C’est toujours comme ça au début mais rien que ça, ça te fera les muscles.

— Et maintenant ?

Justice ignore sa question, il prend l’un de ses poings pour le tendre vers lui, reprenant ses explications :

— Le pouce toujours en dehors du poings pour éviter de le péter. Le bras jamais complètement tendu pour éviter de le péter. Compris ?

L’autre poing, il l’oblige à le lever encore un peu devant son visage.

— Quand tu frappes d’une main, garde l’autre pour te protéger.

Le sentinelle relâche ces poings, tourne les talons pour s’éloigner de quelques pas. Il a conscience que ça fait beaucoup à intégrer en assez peu de temps mais c’est la base. Quand il a commencé à se servir de ses poings, personne n’était là pour lui dire comment s’en servir. Du coup, ses premières blessures, il se les était lui-même infligées à force de faux mouvements ou de garde mal assurée.

— Mais tout ça, c’est de la théorie.

Il commence à ouvrir sa veste, puis sa chemise qu’il jette négligemment sur un rondin de bois. Le froid s’engouffre dans sa poitrine tandis que ses muscles de ses épaules roulent pour s’échauffer. Justice se met en position.

— On va passer à la pratique. Un sourire plein de défi étire ses lèvres. Je veux que tu tiennes le plus longtemps possible.

Apache ne répond pas immédiatement à son invitation. Il hésite, presque timide, avant d’enlever sa veste en cuir truffée de ferraille pour mieux la jeter dans un coin. Elle est cool cette veste. Désormais en t-shirt, le punk a l’air comme déplumé. Just oublie parfois que c’est un poids plumes comparé aux adversaires dont il a l’habitude.

Le plus dur va être de ne pas y aller trop fort au début.

Une fois changé, Apache se remet en position comme il le lui a montré. Etonnement, il parvient à reproduire la pose assez fidèlement même s’il n’a pas l’air très sûr de ses appuis.

Après une hésitation, il annonce :

— J'suis prêt.

Just hoche la tête, ne bouge pas, prêt à l’accueillir. Sauf qu’il ne vient pas. Le sentinelle baisse un temps sa garde, perplexe. Il s’attend à ce que ce soit lui qui vienne l’attaquer ? Ou est-ce qu’il a peur d’initier le combat ? Il penche pour la première option.

— Qu’est-ce que tu fous ? Attaque !

Il se remet en garde mais s’empresse d’ajouter :

— Ah Et… tu devrais enlever ton truc avant.

Du doigt, il pointe le collier à piques qu’Apache garde autour du cou. Même en faisant attention, c’est un coup à se blesser ou se faire étrangler.

C’est en trainant les pieds qu’Apache laisse tomber le dernier accessoire. Avec un effort d’imagination, on pourrait presque voir à quoi il aurait ressemblé dans une autre vie, bien rangée et plus discrète. Just essaye et il lui trouve une tête du genre à se faire frapper à l’école.
Ouais, le style punk lui va mieux.

Il se remet en position. Les bras sont un peu bas mais le sentinelle ne se sent pas de le sermonner encore une fois. Maintenant, l’entraînement commence réellement.

Apache se rue vers lui avant de porter sa première attaque. Audacieux. Just parvient à parer d’un mouvement de poignet mais l’élan du punk l’oblige à reculer d’un pas pour ne pas perdre l’équilibre. Il y a sans doute quelque chose à tirer de ces petites charges agressives mais son adversaire ne lui laissera pas le temps de prendre du recul à chaque fois.

Le punk profite de cette faille dans sa garde pour passer derrière lui et lui envoie un coup de pied à l’arrière de son genou.
Le sentinelle fait volte-face, lance sa jambe gauche en avant pour lui asséner un puissant coup de genoux dans le ventre.

— Sois moins prévisible.

Il se recule, se balance d’une jambe à l’autre dans une position dynamique. Il est prêt à en découdre.

— Tu ne restes pas statique, c’est bien. Mais tes mouvements restent globalement les mêmes à chaque combat. Tu ne peux pas te le permettre.

Quand il voit Apache plié sous son coup, Just ne s’inquiète pas d’avoir mis trop de force dans son coup. Il se demande plutôt si le punk n’est pas trop fragile pour ce genre d’exercices. Mais il balaye aussitôt ces doutes lorsqu’il voit son ami se relever et reprendre le combat sans se plaindre. Pourtant, quelque chose durcit les traits de l’iroquois. Impossible de dire si c’est seulement pas l’effort, et pas un brin de de colère.

Très vite, le punk reprend l’avantage avec une prise habile qui le prend au dépourvu. Bien joué. Just se sent partir en arrière, il a tout juste le temps de saisir son adversaire par les bras pour l’entraîner dans sa chute.

Une fois à terre, il roule sur le côté et tente de lui asséner un gros coup de coude dans le flanc.