Perché dans les cordages, Jim faisait la gueule.

Cette scène n’avait rien d’inhabituel, au contraire. Mais ici, quelque chose semblait différent. Loin d’avoir les traits tirés et un fond de colère coincé dans la gorge, le mousse semblait abattu. Tête basse, l’air ailleurs, le regard pointé vers le large, le ciel gris logé dans ses yeux : il régnait un je-ne-sais-quoi de mature dans sa nostalgie.
Finalement, la peine de Peter Pan était peut-être contagieuse puisque le jeune garçon la transpirait par tous les pores.

En-dessous de lui, quelques pirates cherchaient à tuer le temps à coup de :

— Oh le mousseuh !! Remue un peu ton cul pour voir, hé !

L’intéressé ne semblait pas même les entendre. La seule chose à laquelle il daignait accorder un peu de son attention était son travail.

Ce jour-là, il avait été assigné aux cordages. Cela consistait à maintenir les voiles, régulièrement affolées par des vents inquiétants. Parfois, il tirait sur quelques cordes. D’autres fois, il resserrait voir refaisait les nœuds qui se délassaient. La tâche n’avait rien de palpitant mais cela avait le mérite de requérir peu d’attention. Pour l’instant.

— Allez Jimmy soit gentil et montre comment tu bouges ! lui lance encore un des matelots.

Mais son manque de réactivité finit par lasser les badauds qui se retirèrent en ne laissant derrière eux que quelques jurons dépités.

Comme un instant, le vent lui accorda un répit. Jim se laissa pendre parmi les échelles de cordes dans un soupir lassé. Il laissa un regard las errer parmi les vagues.
Il aimerait s’y laisser tomber.

Les cordages gémirent sous le poids d’un nouvel arrivant. Du coin de l’œil, Jim reconnut un visage qu’il ne connaissait que trop bien : Wilhelm Dogfish, alias le Pied-Beau. Un allumé de l’amputation transtibiale qui tenait plus du cabot maltraité que du bourreau d’enfants.
La Demi-Portion ne daigna pas lui faire face. Au contraire, il planta son regard dans l’horizon, bien décidé à se faire oublier. Il n’était pas d’humeur à la discussion, et surtout pas avec un tel casse-pieds.

— Un jour on repartira, on voguera de nouveau sur les mers, et la tu comprendras pourquoi tu es la.

Ses efforts furent réduits à néant en un instant. Jim fixa le pirate d’un air déconcerté. Qu’est-ce qu’il venait de sortir là ? Dogfish fixait l’océan, lui aussi, un air rêveur plaqué sur la figure.
Lorsqu’il descendit ses yeux pâles sur le mousse, ce dernier avait repris un air blasé. Il venait d’abandonner l’idée de comprendre.

— Ca va Demi-portion ? Tu fais la tête par ce que les deux la t'ont cherché des noises ?

Jim le fixa en silence, il n’avait pas envie de répondre. Il lâcha un soupir avant de se laisser glisser le long des cordages. Il atterrit au sol dans un cliquètement métallique et commença à s’éloigner.

Il n’avait vraiment pas besoin de ça maintenant.

Il n’avait pas besoin de ça mais le Pied Beau n’était vraisemblablement pas de cet avis, il talonnait Jim sans en démordre.

— Hey attend j'ai un truc pour toi ! insista le matelot en le tirant par le bras.

Contraint d’obtempérer, Jim étouffa un feulement agacé. Il ne voulait rien avoir à faire avec ce qu’on avait pour lui. Les pirates – Dogfish en tête – lui réservaient toujours des surprises de très mauvais goût.

Cette fois-ci, Wilhelm Dogfish lui présentait une petite besace de cuir. Jim y posa un regard soupçonneux sans oser s’en saisir.

— J'ai trouvé ça sur l'ile. expliqua le matelot. Cadeau !

Son sourire noir n’augurait rien de bon mais le mousse n’avait pas le choix. Il tendit une main métallique hésitante et s’empara du paquet. Jim défit les ficelles en ronchonnant :

— Je te préviens, si t’as chié dedans, je…

A l’intérieur, c’était un désordre terrible. Dogfish avait sans doute fouillé avec la délicatesse qui le caractérisait. Dans le fouillis, Jim distinguait des feuilles en vrac, certaines vierges, d’autres noires d’encre. Il y avait également des plumes à écrire et de l’encre. Bref, un lot de papeterie à faire baver d’envie Cultura.
Jim resta immobile, saisi.

— M-mais où t’as trouvé ça.

Du bout des doigts, il parcourut quelques pages sans prendre le temps de les déchiffrer. Il allait décortiquer tout ça, il y trouverait peut-être des informations intéressantes.
Peut-être qu’il y trouverait quelque chose susceptible d’intéresser le Capitaine !

Reprenant contenance, Jim lança un regard méfiant vers Dogfish. Qu’est-ce qui lui prenait à lui ? Ça pourrait être une mauvaise blague, peut-être qu’on lui reprendrait la besace aussitôt qu’il témoignerait de l’intérêt pour son contenu.
En général, le butin n’était pas aussi généreusement distribué.

— Merci… Je suppose.

Il lâchait ses remerciements avec autant d’amabilité qu’un prisonnier à qui on arrachait les ongles un à un.

Dogfish lui répondit par un ricanement qui lui donnait l’air plus stupide qu’à l’accoutumée.

— Touut le plaisir est pour MOI, Demie portion ! s’écria le matelot en lui flanquant un coup dans l’épaule.

Le mousse grimaça, tant de douleur que d’agacement à l’évocation de ce surnom.

— Tu vois on s'occupe bien de toi quand même, hein ? On prend soin de notre petit mousse. reprit Dogfish.

Ok, fuck you.
Le regard du garçon s’assombrit alors qu’il songeait sérieusement à frapper son collègue. La prudence eut raison de sa colère puisqu’il fit mine de partir quand le pirate lui demanda soudain :

— Tu vas faire quoi avec ça ?

— Me torcher. réplica Jim dans un ton qui suintait l’ironie.

Puis il comprit que Dogfish n’avait aucune idée du contenu de ces documents (il en était bien incapable, de toute façon, puisqu’il était trop con pour apprendre à lire) et une lueur lui passa dans le regard. S’il y trouvait des informations intéressantes qui en valait la peine, il pourrait s’en servir pour impressionner le Second, voir le Capitaine en personne. Et c’est lui qui en tirerait tous les honneurs. Tant pis pour Doggy.

Jim reprit alors avec prudence :

— Les lire, quoi. J’avais b’soin d’un nouveau livre de chevet, de toute façon.

— Lire... Et oui, toi tu sais lire ! répétait Dogfish en venant lui poser sa grosse patte sur la tête.

— Bah ouais, je sais lire. reprit le mousse en fronçant le nez d’un air dégoûté.

Mais il n’y mettait pas autant de mauvaise volonté qu’il l’aurait voulu. Dogfish mettait de la douceur dans le regard et dans le geste. C’était bizarre.

— C'est qu'il y en a, là-dedans.

Ce n’était pas la première fois qu’il entendait des remarques de ce genre. Mais là, il ne décelait pas le piège. Ça ne transpirait rien d’autre que cette affection sincère et complètement dérangeante.
Jim clignait des yeux, troublé, sans se douter que le pire était encore à venir.

— Peut-être qu'il y aura des informations intéressantes à trouver pour le capitaine. Si tu lui montre ça, peut-être qu'il te donnera un poste plus adapté pour toi.

L’équivalent d’une gifle. Il n’avait pas seulement sous-estimé le matelot : la bête générosité du Dogfish s’était mué en un acte bienveillant parfaitement réfléchi. De quoi le dégoûter de son plan, de quoi le dégoûter de lui-même.

— Tu veux quoi, putain.

Sa voix s’était durcie et son regard assombri.

— Qu’est-ce que t’es en train de foutre, Dogfish.

C’était plus simple de renvoyer ce dégoût. L’opportunisme n’était pas à blâmer, après tout. C’était une attitude attendue pour un pirate. Non, la seule chose qui était dégueulasse, c’était ce Dogfish qui suintait la pitié et la compassion par tous les pores.
Une insulte.

— Tu te sentais pas bien aujourd’hui, c’est ça ? T’es venu te donner bonne confiance à mes frais ? Je marche pas.

Il lui remit la sacoche dans les mains, l’air écœuré. En d’autre temps, il se serait dit que cette fierté était un luxe inutile mais la colère avait pris les commandes. Elle demandait à rester seule, elle mordait les mains tendues et refusait qu’on l’amadoue par la douceur ou la flatterie. Un gros fuck you ne demandait qu’à sortir.

— Hey. Tu te crois où là ?

Une main posée sur sa nuque assura Jim qu’il ne s’en tirerait pas à si bon compte. D’instinct, l’enfant rentrait la tête dans les épaules. Dogfish était un crétin, Jim l’était plus encore pour oublier ce qu’il était : un prédateur confirmé. Le Pied-Beau, malgré tout ses défauts, avait ce qu’il fallait de réputation pour lui tailler les oreilles en pointes sans que personne n’y trouve à redire.

— Un pirate n'a pas de conscience. Il n'a pas à en avoir. Il n'obéit qu'à l'océan, et la voix de l'océan c'est celle de son capitaine. Compris ? semblait réciter Dogfish, le front appuyé contre le sien. Les pirates sont une famille. Et que tu le veuille ou non, tu en fait maintenant partie. Rentre-toi ça bien dans le crâne.

Jim n’était pas ému par ces préceptes, il laissait ça aux ignorants en proie au fanatisme. Néanmoins, son collègue déballait un code d’honneur, ça méritait un genre de respect qui tirait vers la crainte.

— Alors, si. Tu marches. reprit Dogfish. Chacun a sa place, et tu trouveras bientôt la tienne. Tout sera plus clair pour toi à ce moment-là.

Dogfish s’écarta du mousse, Il n’avait pas laissé la place aux objections. Encore sous le choc, Jim chancela. Il recula d’un pas pour retrouver une distance raisonnable et déglutit.

— En attendant tu la ferme et tu apprends.

— Tu as raison. articula Jim.

Il détestait que Dogfish se montre plus malin que lui, il détestait avoir à le reconnaître. Ses bras se refermèrent sur la sacoche dans une étreinte maladroite : il céda.

— C’est bizarre de t’entendre dire des trucs sensés… fit-il remarquer dans un reniflement.

Inhabituel, surtout.

C’était indéniablement bizarre, au point que même le principal intéressé s’en étonnait. Dogfish semblait pourtant tenir le choc :

— J'en dis peut être plus souvent que ce que tu crois.

Jim haussa un sourcil, franchement peu convaincu. Si le Pied-Beau était malin, ça se saurait. Il lui faudrait bien plus qu’une leçon de morale pour convaincre le mousse d’un génie caché.

— Un jour, tu deviendras un vrai pirate, Jim. Faudra que tu sois prêt, à ce moment-là.

— C’est bon, n’en rajoute pas une couche, grinça l’adolescent.

Il radotait, le vieux.

A peine avait-il prononcé ces mots que la bête était lâchée une seconde fois. Le Pied-Beau le choppa par le collet comme un minet malpropre. Cette fois, Jim crut que le matelot allait lui en coller une et il l’aurait sûrement mérité.

— Un jour tu deviendras grand, martelait Dogfish.

Les jambes du mousse se balançaient mollement comme celles d’un pantin qu’on aurait désarticulé.

— Je vais te dire une chose, Jimmy, écoute bien, poursuivit son collègue. De toute ma vie je n'ai jamais croisé un engagé sur les mers, que ce soit dans la piraterie ou la marine, qui, sachant lire, étant éduqué, n'ai jamais fait quelque chose qui comptait sur son navire. Un homme qui en a dans la tête en vaut dix à certaines occasions, et surtout, ce sont eux qui racontent les histoires.

Eduqué, Jim l’était. Il n’avait rien d’un génie mais il disposait d’un esprit vif et d’une éducation basique, pas de quoi briller en société mais bien assez pour se distinguer d’un équipage d’illettrés.  

— Tu comprends c'que j'te dis ?

La face cramoisie, le mousse répondit d’une voix étouffée :

— J’comprends. Lâche moi maintenant.

Mais il ne lâchait pas :

— Un jour tu deviendras grand… Un jour, tu deviendra capitaine.

Dogfish le relâcha et sans plus loin accorder de regards, il s’éloigna. Cette fois, Il avait terminé. Jim passa la main sur sa nuque un peu malmenée, inspirant profondément.

— En attendant, demie portion.. Utilise ta tête et tâche de ne pas te faire découper par ceux qui utilisent leurs bras, lui lança Dogfish par-dessus son épaule.

Laissé seul, Jim se mit à ronchonner parce qu’apparemment même Dogfish le prenait de haut, maintenant : il ne prenait plus la peine de le regarder en face quand il lui adressait la parole. Pourtant, il y mettait moins de cœur qu’à l’accoutumée, trop occupé qu’il était à digérer l’information.

Lui ? Capitaine ?