Roman photo d'une situation qui escalade

Hier, Ink n'allait pas bien.

Évidemment, Sinner s'en est aperçu, et ce matin quand il a lu la liste des missions, il a regardé Ink qui faisait tourner un stylo entre ses doigts et il a ajusté ses plans. Aujourd'hui, Ink reste à l'Arbre. Mais vu que Ink n'en est pas non plus au point de rester roulé en boule dans un coin sans parler, il a sa propre mission –qui serait normalement celle de Sinner, mais tant que le travail est fait, est-ce réellement un problème ?

Toujours est-il que le voici, carnet à la main, à faire le tour des cabanes principales des différents groupes pour noter qui a besoin de quoi. Pour certains groupes, c'est plus simple que pour d'autres : ceux dont les tâches impliquent de rester à l'Arbre –les Soigneurs, les Artisans, etc– sont de toute manière à plein effectif dans leur cabane principale, ou si proche que ça ne change pas grand chose. C'est facile de trouver le Chef et poser la question. C'est facile de demander aux autres s'ils ont quelque chose à ajouter, et Ink arrive même parfois à repérer un regard hésitant qui lui fait attendre que le Chef tourne le dos pour aborder la personne en privé.

Pour d'autres groupes, c'est nettement plus compliqué : tous ceux dont la tâche est à l'extérieur du Grand Arbre sont quasi totalement absents, et Ink sait déjà qu'il va sans doute devoir tenter d'en trouver des membres dans l'après-midi, même si ça sera beaucoup plus difficile vu qu'il ne connaît pas encore grand monde et qu'avoir le bon groupe dans la bonne cabane, ça aide.

Quand il finit son tour de l'Arbre par la Ruche, Ink s'attend honnêtement à ne trouver personne. Et pourtant. Il y a bien un garçon dans la cabane. Peut-être qu'il a été particulièrement efficace et est rentré plus tôt que les autres. Peut-être qu'il est dispensé un peu comme Ink est dispensé. Peut-être, surtout, se rabroue Ink en fixant l'encre qui marque ses bras, que cela ne le regarde pas.

– Bonjour ? lance Ink.

Il ne situe pas la personne en face, à part qu'il pense l'avoir déjà vue avec d'autres Grimpeurs. Peut-être.

– Je m'appelle Ink, je suis Diplomate, explique-t-il. Je fais le tour des groupes pour savoir si les gens ont besoin de quelque chose qu'on ne peut pas se fournir facilement.

Et il lève légèrement son carnet pour appuyer son propos (pas pour se donner une légitimité, non, il sait qu'il est légitime, c'est Sinner qui l'envoie, mais...).

Il lui reste quatre pellicules.
Ça fait trois fois que Light vérifie, fouille les poches de ses blousons, de ses sacs, même la housse de son oreiller. Il était persuadé d’en avoir davantage, qu’il avait été plus prévoyant, plus intelligent, et sa frustration se mue peu à peu en exaspération. Contre lui-même, l'exaspération, toujours.
Il y a autre chose aussi, liée à tout ça, une chose intime et terrible que Light n’a pas encore exprimé, alors ça reste en lui, ça remue et ça ronge, et Light se tait. Puisque depuis quelques temps, depuis longtemps en fait, Light ne sait pas où est Shark. Et que c’est avec Shark, qu’il pouvait partager. C’était rien que des photos, c'est vrai, mais c’était déjà beaucoup pour Light, que tout le monde reconnait mais que personne ne connait.

Light est arrivé juste avant que l’île ne soit totalement givrée, et il avait pensé que s’il y avait un après, peut-être qu’elle reviendrait. Peut-être même qu’Il reviendrait.
Mais personne n’était revenu. Et il ne reste que quatre pellicules.

― Bonjour ?

Light sursaute, grimace, se retourne. Il se pensait seul dans la Ruche.
Tout en se remettant sur ses pieds, il fait face au garçon qui vient d’entrer. Ce n’est pas un Grimpeur. Il l’écoute dérouler son propos d’une façon un peu étrange, un peu mécanique, protocolaire, que le carnet qu’il tient à la main ne fait qu’amplifier.

― Oh. D’accord.

C’est presque incroyable, à quel point c’est bien tombé.

― Moi c'est Light. L'Artifice.

Light ajoute toujours son surnom après s'être présenté, comme s'il ne fallait pas l'oublier. C'est une sorte de convention qu'il s'est donnée, une règle qu'il s'est ajoutée, à défaut de comprendre toutes les autres, ou pire, les oublier.
Light se souvient du garçon, il est récent, vient quasiment d’arriver. Il y a des choses auxquelles les souvenirs de Light viennent à s’accrocher, et peut-être que ça rend sa mémoire plus affûtée.

― Je. Je ne sais pas si c’est vraiment nécessaire. Je.

Il regarde son appareil photo, ses doigts s'agrippant au ventre métallique, ouvert et vide.

― J’ai juste plus de pellicule pour mon appareil photo.

Ça sonne tellement idiot.

In the dark dawn, spreading trembling wings
Keep on shining make it brighter than a spotlight

– Je ne sais pas si c’est vraiment nécessaire.

Ink est déjà prêt à insister, tout son argumentaire commençant à s'écrire dans sa tête, mais Light n'en a pas besoin.

– J’ai juste plus de pellicule pour mon appareil photo.

Le stylo de Ink s'immobilise, pointe frôlant le papier de son carnet, avant de fermement reprendre sa course pour noter "pellicule photo". Ça l'a surpris, c'est vrai. En bonne partie parce que même dans l'Ordinaire il n'aurait pas eu la moindre idée d'où trouver ça. Il y a encore des gens qui utilisent de la pellicule, là-bas, d'ailleurs ?

Ink se secoue. La question est académique et sans importance. Ici et maintenant, Light utilise de la pellicule, et n'en a plus. C'est là-dessus qu'il faut se concentrer.

– Si tu n'en as plus, c'est nécessaire pour toi, c'est tout, commente Ink. Je veux dire, s'empresse-t-il de détailler, on rapporte tout le temps des choses qui ne sont pas vitales mais qui aident les gens à se sentir mieux... c'est aussi notre rôle. Donc oui, c'est nécessaire.

Le regard de Ink vient se poser sur les marques noires qui parcourent ses bras. Il est en train de déraper de nouveau, pas vrai ? Les gens n'ont pas besoin qu'il explique tout, ils ne sont pas bêtes, eux, pas comme lui...

Focus. Mission.

– Je ne suis pas là depuis longtemps, ne peut-il s'empêcher de préfacer, ses doigts se crispant sur son stylo quand il réalise que malgré sa résolution il est encore en train de donner des justifications dont Light n'a sans doute pas besoin, du coup j'avoue que je n'ai aucune idée d'où trouver ça. Tu sais où est-ce que tes pellicules précédentes ont été trouvées ? Je veux dire, si elles ont été trouvées sur l'Île...

Par miracle, il parvient à s'arrêter là plutôt que de poursuivre en ajoutant que même si Light ne sait pas, un autre Diplomate plus expérimenté saura sans doute, et qu'au pire si personne ne sait ils finiront par trouver quand même.

Il tire légèrement sur une des mèches de cheveux qui lui tombent devant les yeux avant de la replacer derrière son oreille. Il n'ose pas regarder Light en face.

(Peut-être que Sinner l'a surestimé, finalement.)

Light écoute sans rien dire le monologue d’Ink, qui semble ne plus pouvoir s’arrêter, un peu comme un vélo en pente. Il sent bien qu’Ink s’emmêle un peu les pinceaux — heum — mais Light ne sait pas quoi faire dans ce genre de situations. Il n’a jamais été un Leader, capable de rompre un moment dérapant avec un rire franc ou une phrase d’accroche.

Pourtant Ink lui semble gentil, vraiment gentil, il ne sait pas trop pourquoi ça lui semble aussi fort et précieux à cet instant ; peut-être parce qu’Ink débarque pile au moment des pellicules, et qu’il en parle comme quelque chose de précieux, alors que Light se sentait ridicule, presque indécent, irrespectueux. Défaillant, quelque part.
La plupart des enfants doivent demander des choses utiles, des armes, des outils, des choses qui font que la société fonctionne ; pas des gadgets égoïstes.

Light remarque assez vite qu’Ink ne le regarde pas, mais il ne sait pas si c’est parce que c’est lui ou parce que c’est Ink. Il se souvient que pendant les séances de dédicaces, qui n’avaient lieu qu’en Corée (du Sud), certain.e.s fans n’osaient pas les regarder dans les yeux. Pourtant Light sait bien qu’il n’intimide pas le Gribouillé.
Assez doucement, assez maladroitement aussi, il s’avance de quelques pas.

Les mots mettent un petit temps à sortir de sa bouche. Il pense à Shark, très fort, et pendant ce temps ses yeux se fixent sans trop de raison sur les striures qui décorent les bras du Diplomate.

― Avant je... Je développais mes photos avec une. Une fille d’ici. Je crois qu’elle m’avait dit qu’elle allait parfois dans.

Il attend un peu. Il ne va pas oser le dire.

― Dans la Machine.

Il l’a dit.
Ses doigts sont serrés sur son appareil photo. Le seul objet qui ait du sens, qui ait traversé le temps, peut-être même des rivières, des frontières, des gens.
Cet objet est le seul truc qu’il a l’impression de toucher pour de vrai.

― Je ne sais pas si on a le droit d’y aller, s’empresse-t-il d’ajouter.

C'est bien ça le plus important, n'est-ce pas.

In the dark dawn, spreading trembling wings
Keep on shining make it brighter than a spotlight

Sujet: Re: Roman photo d'une situation qui escalade Mar 10 Jan 2023 - 23:19

Light hésite, juste assez longtemps pour que Ink se dise qu'il doit faire un effort et reformuler sa question, ou... quelque chose, en tout cas. Mais heureusement Light est plus courageux que Ink et parle avant que celui-ci n'ait besoin de trouver comment ne pas compliquer les choses.

La Machine, donc. Ink peut deviner la majuscule que Light lui met... mais il n'en a jamais entendu parler. Ou alors pas sous ce nom-là. Sinner et Raven ont fait de leur mieux pour briefer Ink sur son travail et sur l'Île, mais impossible de tout lui apprendre instantanément. Peut-être que la Machine n'est pas jugée importante pour un Diplomate. Peut-être qu'elle est juste moins prioritaire que tout le reste de ce qu'on lui a dit jusque là. (Ou peut-être que Ink a oublié, ou compris quelque chose de travers...)

Dans un geste inconscient, Ink enroule une mèche de cheveux autour de ses doigts. Light a probablement raison de mettre sur le tapis la question de l'autorisation à aller voir cette mystérieuse Machine, mais vraiment, si ça avait été interdit, Ink n'aurait pas pu passer à côté... non ?

– Je ne crois pas que ça pose problème d'y aller... hésite Ink. En tout cas personne ne m'a dit que c'était interdit. Et j'ai confiance en les gens qui m'ont appris comment la vie ici fonctionne. Donc... je pense qu'on peut ?

Il se force à relever les yeux vers Light, même si ça ne dure pas longtemps.

– Par contre je n'ai absolument aucune idée de comment y aller... avoue-t-il, se sentant inutile. Incapable. Est-ce que tu peux me donner des indications ? Ou tu veux qu'on y aille ensemble ? Ou je peux juste remonter l'info et demander à quelqu'un de, de plus expérimenté que moi d'y aller...

Il a failli dire "quelqu'un de moins inutile que moi". Il faut qu'il se reprenne.

– C'est comme tu veux, ne peut-il s'empêcher d'ajouter.

(Comme si ça n'était pas déjà clair...)

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