Emballé dans son manteau vert, la tête bien cachée dans la grande capuche cernée de fourrure, le Chef se promène avec des fleurs dans les mains. Il a distribué bouquets et fleurs aux Mères et Garçonnes qu’il avait croisées. Il lui restait un unique assortiment, un bouquet. Ce serait donc pour une Apprentie ou Mère.

Il flânait, sans être totalement inactif, le Joker. Large sourire de sortie, sous la capuche. Il fallait quand même protéger le brushing, et les lunettes d’aviateur perchées sur le crâne. Parmi les mèches blondes.

Les pas portèrent le Joker vers la Forge. Il eut un léger rire, il s’amusait bien à repriser les affaires de son collègue. Rien de méchant, juste des éléments tous sauf virils. La marche poursuivit, dépassant les lieux. À qui donner ces dernières fleurs ? Pit se le demandait. Pour le coup, il séchait un peu. Mais finalement… quelqu’un apparut devant lui.

Encore des pas, et les iris beaucoup trop vertes décryptèrent la tignasse blonde, et la silhouette appartenant à une fille.

La Mère des Armuriers.

Norah, sauf erreur, et il n’y en avait pas. D’erreur. Pit le savait.

Quelle Poupée était déjà cette personnalité maternelle ? Il ne s’en souvenait pas pour le moment, mais ça viendrait bientôt à sa place, dans les tiroirs troués de la mémoire.

- Hey, ça va ?

Large sourire, toujours. En tendant le bouquet de fleurs à la Mère. L’Expressive, de son surnom. Pit adorait ce surnom, juste parce qu’il aimait voir les expressions des gens. Négatifs ou positifs, il s’en fichait.

- La pluie dérange pas trop tes cheveux ?

Lui, ça lui fichait les mèches en l’air, d’où la capuche, même s’il ne faisait qu’un temps humide sans averse.

Pit laissa trainer le regard sur l’adolescente, durant quelques brèves secondes. Juste par habitude de jauger la peau. Et cette dernière paraissait correcte, de ce qu’il voyait. Mais l’esprit chassa vite ces analyses. C’était inutile. Et sans intérêt.

Mains dans les poches, le Joker affichait toujours son large sourire. Écoutant la réponse de l’Expressive. Il observa vite fait les alentours. Est-ce qu’il laisserait un petit cadeau pour Sharpy ? Pas forcément, c’était plutôt sur les vêtements qu’il faisait ça. Rainette pouvait s’amuser à faire de jolies décorations.

Elle avait de la chance, Norah, ses cheveux tenaient bien l’ambiance dans l’air. Cette humidité que Pit trouvait trop présente. Il avait même dû se faire ce manteau pour supporter ce monde devenu trop mouillé par l’eau.

Pit concentra son regard sur la Mère lorsqu’elle avait retourné la question. Il sembla réfléchir un instant. Quel genre de Poupée était cette Mère déjà ?

L’esprit se demandait si c’était nécessaire de répondre. Oui, pour la forme, pour la sympathie. Mais il fallait surtout surveiller les Mères, toutes de manière différente. Non ?

- Ils apprécient pas vraiment l’humidité de l’air et de la pluie.

D’où le fait que sa tête soit noyée dans la capuche large. Il fallait protéger au mieux la capillarité. Il ne comptait pas s’attarder sur ce sujet trop longtemps. Ce n’était pas important. C’était de la politesse. Bien éduquée. Apparemment.

Le Joker réfléchissait encore au nom à donner, à la Poupée. Poupée Hache ? Oui, c’était ça. Elle avait une grande hache, non ? Ce n’était pas banal pour une Mère. Il ricana d’ailleurs, tandis qu’il voguait un peu çà et là. En observant des trucs. Il s’arrêta ensuite. Il avait peut-être l’air un peu bizarre, à tout regarder. Il fallait peut-être donner une raison.

C’était pour ça qu’il revint d’un coup vers Norah, tout sourire, comme toujours.

En plus, il avait remarqué qu’il y avait quelque chose qui occupait l’esprit de Norah. Il pencha légèrement la tête sur le côté, piqué par la curiosité.

- Pourquoi cette tête ?

Grand sourire, toujours.

Sourire, sourire, sourire. Il fallait toujours sourire. Interdiction de ne pas le faire, à moins qu’il y ait une bonne raison pour que le Joueur se montre enfin. Là, ce n’était pas une bonne raison. Le Chef ne cherchait pas particulièrement à embêter Norah. Il n’avait pas de dossier particulier sur elle concernant les Grandissements. Du moins, pas pour le moment. Ce serait peut-être pour plus tard.

Il eut un rire qu’il arrêta en portant sa main à la bouche, pour se taire. Pit avait ce léger problème, ne pas pouvoir retenir des rires qui sortaient de nulle part. C’était un peu handicapant.
Heureusement pour lui, ce ne fut pas un fou rire, il put se concentrer sur ce que Norah lui avait dit. Elle avait retourné une question.

De quoi avait-il besoin ?

Les yeux repartir dans les airs, en quête d’une réponse. De quoi avait-il besoin ?

- Hm, pas spécialement. Je venais juste parce que j’avais des fleurs à donner.

Grand sourire. Ce n’était pas comme si c’était inhabituel, Pit offrait des fleurs aux Garçonnes et des bouquets aux Mères. Il ne fallait pas chercher plus loin. Enfin, si, mais la plupart des gens ne le voyait pas. Ce qu’il y avait derrière tout ça. Grand mystère du passé dévoré par l’île.

Puis une idée lui vint. Il eut envie de jouer, avec les peaux. Il avait un peu de cuir qui ne lui servirait à rien, un peu abîmé par l’ancien propriétaire. Les enfants n’étaient pas très soigneux envers leur peau.

Le Chef des Raccommodeurs avait envie de mettre ça sous le nez des Armuriers. C’était impossible de remarquer qu’il s’agissait de cuir humain et non animal, juste une pièce pas plus grande que le dos d’un enfant d’une dizaine d’années.

- En fait…

Mains dans les poches, le Joker replaça les iris beaucoup trop vertes sur la Mère.

- J’ai trouvé du cuir lors d’une de mes balades pour prendre des fleurs. Je me demandais si ce serait possible d’en faire un genre de fourreau, pour une machette par exemple.

Les Armuriers savaient faire ça, non ?

- Tu penses que tes protégés pourraient se charger de ça pour moi ?

Sourire, sourire. C’était presque poli, mais c’était surtout presque indélébile sur le faciès du Bouffon du Tyran.

Large, large sourire de la part du Chef. C’était une réponse favorable à sa demande. Il ne demandait pas grand chose en plus. Il se trouvait très raisonnable. Enfin… si on mettait de côté la nature exacte du morceau de cuir qu’il voulait utiliser. Il tenta de se souvenir à peu près de la taille d’une bonne machette. L’esprit s’éloignait un peu, cherchant à se souvenir de la fois où il avait rencontré le fameux pirate qui l’avait aidé, et qui l’aidait toujours pour les peaux d’enfant perdus.

Un léger rire le réveilla, il s’était réveiller seul.

- Ah oui, bien sûr, bien sûr ! Merci beaucoup chère Mère des Armuriers. Je vais vite chercher ça, je vais tenter de faire vite. Bouge pas de là.

Large sourire, toujours. C’en était maladif.

Il partit alors à grand pas chercher la précieuse matière hideuse dans la morale. Mais magnifique dans la texture.

Le Joker dû entreprendre de sortir du camp, faisant mine d’aller à la Mercerie, il devait être un peu discret tout de même. Au pire, il saurait raconter que la matière en question était si rare qu’il n’aimait pas la laisser au vue de tous. Même dans l’arrière salle de la Mercerie. De plus, il pourrait toujours sortir l’excuse de vols sans intérêts. Il y en avait des fois. C’était normal qu’un Chef sache mettre à l’abris le plus important.

Même si la plupart du temps… Pit s’en fichait pas mal. Par contre, ses peaux, ça, il ne s’en fichait pas.

Un petit parcourt entre les arbres, vérifiant parfois derrière lui. Avant d’enfin arriver à se petite cachette. Il se saisit d’un morceau déjà traité. Ça ressemblait à du cuir normal, bien qu’un brin différent.

Si Norah se rendait compte que le matériel était différent, l’explication serait celle d’un animal étrange que le Chef avait trouvé. Ça se tenait, puisque l’île renfermait énormément d’espèces différentes et particulières. Le Joker avait aussi pris soin de ne pas prendre un morceau avec une blessure, ou une cicatrice, rien qui pourrait dire que c’était étrange. Ce n’était qu’une forme à peu près rectangulaire.

Satisfait, Pit revint sur ses pas. Rejoignant la Forge. Bien à l’abris dans son manteau vert. Un jour, il aurait son manteau en peaux. Mais ça ne pourrait pas se faire ici.

- Je suis de retour, j’ai pas été trop long j’espère.

Servi avec un grand sourire, le Chef des Raccommodeurs avait refait apparition.

Les pas menèrent à la Mère, et avec précaution, comme pour les trésors, le Joker tendit la pièce.

- Tu penses arriver à me faire quelque chose avec ce cuir ?

Sourire moins large, moins exagéré, mais les yeux perçants curieux de savoir ce qu’elle pourrait réaliser. Et si ce serait ce que Pit voulait. Normalement, il ne devait pas y avoir de problème. Il saurait vérifier les patrons s’il le fallait. Il savait créer, cependant, il n’avait jamais fait de fourreau pour des armes. Ce serait l’occasion de savoir.

C’était prenant, la grande observation d’une personne examinant avec attention ce cuir. Parce que cette matière était l’ultime, celle qui était précieusement secrète. L’Animal que tout le monde s’évertue à appeler Humain.

Large sourire. À la fois satisfait de savoir que la Mère puisse en effet lui faire un fourreau avec ce matériel… et jouer avec une fascination qui flottait trop haut dans les cieux du Jeu pour qu’elle puisse s’imaginer un instant ce qui se passait. Pit avait déjà dû endurer le cachot à cause de sa « lâcheté face à un pirate ». Mais ce jour-là, ce n’était pas ce qui avait été l’important. C’était les peaux arrachées délicatement de la peau de cadavres d’enfants perdus. Peter Pan n’avait pas puni le Chef des Raccommodeurs pour cela, son Bouffon était bien trop sympathique pour cela. Il l’avait sûrement fait parce qu’il croyait son Joker incapable de mal. Pit ne se battait jamais, pas même contre un pirate. Ce qui lui valu le cachot.

Le Joker avait toujours vu cette fin comme étant une partie gagnée : il avait été puni pour ce qu’il avait bien voulu qu’on le sanctionne. Une raison qu’il avait d’ailleurs inventée : le pirate ne le menaçait pas ce jour-là. Il lui proposait juste de s’occuper des peaux. De les tanner.

Pit se voyait sans doute beaucoup trop au-dessus des choses, comme inatteignable. Parce que son esprit lui mettait cette poudre aux yeux.

Le Chef suivit la Mère à la table où elle comptait poursuivre le travail. Tout sourire sympathique, retenant ses gloussements. Il s’excusa d’ailleurs, c’était connu qu’il riait sans raison parfois. Ce qui pouvait être gênant.

Prenant place il se servit alors d’un papier et d’un crayon, griffonnant déjà la forme de base.

- C’est du singe, je me baladais vers les ruines, pour prendre des fleurs. Bon j’avoue que j’avais pas vu le chemin filer, mais au final je suis tomber sur un cadavre de cette bête encore frais. Du coup, ma curiosité sur les matières textiles m’a emporté.

Un léger rire, oui, c’était du singe. Un singe au sommet de la chaîne alimentaire. En théorie.

- Ouaip, ce serait pour moi, mais je ne pensais pas me balader avec. J’aime bien garder des trucs un peu comme des trésors.

Un temps, le regard sur la feuille. Il devait de toute manière prendre en compte ce que Norah pourrait réaliser ou non, fallait lui demander.

- Pour mes Raccommodeurs, ils ont aussi de quoi se défendre sur eux. Je ne m’en fais pour eux. Ils ont conscience du monde dans lequel on vit, et qu’il faut sortir armé, du Grand Arbre.

Montrant le croquis de base à Norah, du bout du crayon, il interrogea.

- T’arriverais à me dire si t’arrive à faire des éléments figuratifs dessus ? Ou bien c’est trop fin comme travail sur du cuir ?