L’Esprit Nuit venait à peine d’enlever son voile nocturne que déjà, Peter venait de chanter. On observait les premières silhouettes des Mères émerger de leur cabane, s’apprêtant à faire leur tournée matinale afin de réveiller les Perdus. Harmony était sortie de la Maison Souterraine il y a peu, afin de procéder à la revue matinale de ses Artisans et à l’entretien avec Rose. La matinée promettait d’être calme - aucun incident grave n’étant à déplorer. Mais alors qu’elle venait de distribuer les tâches matinales à son équipe, la birmane remarqua rapidement qu’il manquait quelqu’un à l’appel, et les dires de ses Artisans ne fit que confirmer son pressentiment : Nasty manquait une nouvelle fois à l’appel. Et bien que la Chef se soit mise en quête de trouver sa forte tête, ce n’est que lorsqu’elle reçut la visite d’un Armurier - Sharpy devait être occupé quelque part - qu’elle eut la réponse à sa question ; en effet, l’Armurier était venu la prévenir que Nasty se trouvait encore dans la Forge. Il lui semblait d’ailleurs que Nasty la quittait normalement avant que l’Esprit Nuit retire le manteau des étoiles.

C’était dans ce contexte qu’Harmony s’était rendue à la Forge des Armuriers, non sans soupirer, en imaginant d’avance que Nasty n’allait pas être encline à obéir à l’asiatique, loin de là. Alors qu’elle pénétra doucement dans la Fabrique, encore endormie, elle vit quelques Armuriers en train d’y circuler avec ferveur, malgré la chaleur habituelle du lieu. Et dans un coin reculé de la pièce, la Chef put observer Nasty, en train de souffler du verre. En vérité, Harmony restait fascinée par le travail du Panda - elle n’avait jamais vu le travail de souffleur, et restait d’autant plus intriguée par ce qu’était capable de produire Nasty. Evidemment, Harmony savait d’avance que Nasty n’allait pas être ravie de voir qu’on s’apprêtait à la déloger de force de la Forge. Enfin, tant pis.

- Nasty ? commença Harmony en s’approchant doucement d’elle.

Silence, durant lequel elle observe le matériel de la Perdue.

- Tu ne t’es pas présenté à la revue matinale, ce matin. Si déjà je te laisse travailler à la Forge, ce serait la moindre des choses qu’en retour tu sois à l’heure.

Elle risquait d'avoir des problèmes avec Sharpy ou avec Peter, à l'avenir. En soit, Harmony regrettait presque qu’il n’existe pas d’équivalence à la Forge au sein de la Fabrique, en plus petit. Elle détestait couper le travail de ses Artisans et ce, même s’ils étaient réticents aux rappels à l’ordre.

I've been feeling so frustrated
I'll never be as great as I want to be
Everyone that I run into
The ones you always seem so into
What's wrong with me?
[...]
I'm so empty
You're all I'm thinking about, about

HRP:

Etrange.

C’était le mot, à peu de choses près. Harmony s’attendait à prendre la virulence de Nasty en pleine figure. A la place, elle eut droit à la figure hagarde de l’Artisane qui semblait - ironiquement - avoir perdu toute notion de temps et d’espace. Autour d’elle, ses créations s’amoncellaient dans un désordre qui semblait voulu. L’Artisane en Chef garda une expression interdite, sous la surprise de ce qu’elle observait. Et cette plaie rouge, elle la remarque, mais ne dit rien. Tout comme l’état général de Nasty. D’une part parce qu’Harmony s’est toujours refusée à la curiosité trop poussée.

D’autre part parce qu’il y avait du monde, autour d’eux.
Alors, elle joue le jeu.

- Tout le monde vaque déjà à ses occupations.

Sans mouvements brusques, Harmony pose une main sur son épaule et lui adresse un mouvement de tête, en direction de la sortie de la Forge.

- Les Armuriers ne peuvent pas travailler si tu restes là. Je vais demander à un Artisan de récupérer ce que tu as fabriqué, si tu veux.

Sur ces mots, elle entraîna Nasty en direction de la sortie de la Forge, sans lui laisser le temps de répondre. Après avoir traversé plusieurs ponts et s’être hissée aux branches supérieures, les artisanes rejoignirent les abords de la Fabrique. Harmony, préférant rester un peu à l’écart, invita silencieusement Nasty à s’asseoir sur une bûche qui traînait dans le coin. Elle jeta un bref coup d’oeils aux Artisans qui quittaient la Fabrique, matériel en main, avant de reporter son attention sur la mine délavée du Panda.

- Tu veux un peu d’eau ?

Hors RP:

Nasty prend conscience du monde qui l'entoure. C’est aussi violent qu'une lampe torche en pleine poire.

- Les Armuriers ne peuvent pas travailler si tu restes là. Je vais demander à un Artisan de récupérer ce que tu as fabriqué, si tu veux.

Elle se masse l'arrête du nez tout en se faisant gentiment conduire dehors. Elle se cache le visage instinctivement une fois que la lumière du jour lui balaie la gueule au rasoir. Ça taillade sévère ses rétines. Elle se sent un peu confuse, dans l'immédiat, et se réfugie dans l'ombre de sa capuche. Harmony la fait assoir sur un truc. Une bûche, peut-être ? une pierre ? Pour ce qu'elle en sait.

- Tu veux un peu d’eau ?
- ... Je.... ué. Ou un seau de vodka. Elle plisse les yeux en regardant sa cheffe. Ou du saké, c'est d'chez toi...Ben quoi, elle est bridée. C’est un truc de bridé le saké... Nan mais de l'eau, super !

Nasty lève le pouce en signe de ce formidable enthousiasme exultant qui ne l'habite pas. Elle se regarde les mains quelques secondes.
Un, deux, trois, quatre doigts.
Un pouce.
Un, deux, trois, quatre doigts.
Un pouce.

Il manque un truc.

Un, deux, trois, quatre doigts.
Un, deux, trois, quatre doigts.
Pit, Pit, Pit, Pit.
La tête au bout d'une pique.
La pique dans le bocal.
Le bocal qu'elle aura soufflé avec...
Le panda se lève brusquement.

- Mon bâton, il me faut mon bâton ! Elle attrape le bras d'Harmony et, pour la première fois depuis qu'elle est arrivée, Nasty affiche une expression d'enfant. Une petite fille en pyjama qui a perdu son doudou. C’est important ! Où est mon bâton ?

HRP:

- Du... saké, voulait-elle dire avant de couper court à sa phrase. A la place, Harmony leva les yeux au ciel et tourna le dos à Nasty, pour retrouver une cruche d’eau qui restait à disposition des Artisans.

L’asiatique s’éloigna d’à peine quelques pas, toujours à portée de Nasty, en direction d’un socle en pierre faisant office de table. En général, y était déposé un récipient d’eau accompagné de gobelets artisanaux. La Birmane en profita pour remplir un verre, avant de glisser son regard vers Nasty. Durant quelques secondes, elle la vit perdue dans la contemplation de sa main.

Elle eut aussi l’impression qu’il lui manquait quelque chose, étrangement. Mais elle n’eut pas le temps d’y songer plus. Le Panda semblait avoir eu une révélation, qui la fit sauter de son siège pour attraper le bras d’Harmony. Sous la surprise, elle écarquilla les yeux et croisa le regard de Nasty.

- Mon bâton, il me faut mon bâton ! C’est important ! Où est mon bâton ?
- Ton... ah, souffle t-elle avant de poser sa main sur l’épaule de Nasty, dans un geste d’apaisement. Calme toi, il doit encore être à la Forge.

Sur ces mots, Harmony s’avança en entraînant Nasty.

- Il suffit d’aller le récupérer.

Les deux jeunes filles s’enfoncèrent dans le Grand Arbre, jusqu’à proximité de la Forge qui grouillait désormais d’Armuriers. Il leur avait fallu peu de temps pour repeupler les environs de leur Cabane.

Hors RP:

Nasty regarde sa main, boulonnée à une autre, pendue à un bras, vissé à une épaule, avec au dessus une tête qui lui dit des trucs. Des trucs fouettés de longs cheveux noirs. Harmony a vraiment une jolie chevelure, féminine, presque aqueuse. Languide comme du pétrole.
Pourquoi j'pense à ça ?
Parce qu'elle marche à coté de son corps, ce corps que sa cheffe guide obligeamment vers la Forge -encore- telle une gamine un peu paumée.
C'est moi ça ?
Ce regard cave, ces yeux cernés, cet air hagard, inhabité.
J'ai l'air molle.
Elle l'est.
Putain !

Elle lâche brusquement la main d'Harmony, s'essuie contre son mini-short en skai, l'air vaguement dégoûté.

- Ça va j'peux marcher tou't'seule, meuf... Chuis pas un bébé.

Son regard glacé s'attarde sur son bras gauche. Les événements de la veille lui reviennent par bribes : La provocation, le pari, le pacte, le baiser. Quatre. Quatre belles grosses conneries. Son menton tremble un peu. Pit. Les larmes se bousculent au portillon. Elle les refoule avec un reniflement plus long et plus humide. Quatre. Quatre tentatives pour tuer Pit ou elle se fait peler comme un oignon. Pourquoi en être arrivé jusque là ? Pourquoi être parti si loin ?

Elle a salement chié dans la colle.

- Me r'garde pas , jappe-t-elle en prenant conscience du regard d'Harmony sur elle. Fous-moi la paix, sale bridée !

C'est gratuit.
Ça l'est toujours, remarque.
Néanmoins, Nasty ne s’est jamais sentie aussi amoindrie. Quelque chose en elle -un endroit qu'elle préfère ignorer- est bien plus charcuté que son bras gauche. De fait, ses artifices repoussoirs sont aiguisés au maximum. Ce n'est pas le Panda qu'on aurait du la surnommer, mais le Barbelé. Piquante ou pas, c’est tout de même un peu humide sous ses yeux.

- Tu kiffes, ta race, là pas vrai ? Vas-y, marre-toi, prends ton pied. J'en ai rien à foutre.

C'est faux.

- Fais pas genre "chuis sympa et dévoué", alors qu'on sait toutes les deux que tu peux pas me piffer.

Les armuriers lèvent le nez de leur ouvrage, surpris -et un peu gênés- du retour des deux artisanes et des éclats de voix qui vont avec. Nasty ajuste ses lunettes sur son pif -pour ne plus les voir, pour ne plus voir personne- et fend la troupe de forgerons pour récupérer son bâton.

Précieux bâton qui n’est plus là.

- On s'barre cinq foutues de minutes et vous bazardez mes affaires ? Qui est l'enflure qui a touché à mon matos ? QUI ?! s'étrangle-t-elle.

Elle n’a pas l’air bien.
Elle se le dit, le redit. Ca ne te concerne pas. Passe. De toute façon, c’est Nasty. Nasty qui ne veut pas qu’on l’aide. D’ailleurs, elle pourrait le chercher elle-même, son bâton. Mais Harmony n’a pas envie de la laisser seule, même si elle l’agace au quotidien. Nasty se dégage, mais Harmony ne dit rien, la laissant faire. Puis elle marque un temps d’arrêt. Encore une fois, le « sale bridée » rentre par une oreille et sort par l’autre - ce n’est pas ce qui l’intéresse le plus.

- Tu kiffes, ta race, là pas vrai ? Vas-y, marre-toi, prends ton pied. J'en ai rien à foutre. Fais pas genre "chuis sympa et dévoué", alors qu'on sait toutes les deux que tu peux pas me piffer.

Les Armuriers présents tournent la tête. Les uns passablement énervés, les autres ennuyés, en plus de ceux qui se contrefichent de ce qui se passe autour d’eux. L’asiatique croise les bras et jette un coup d’oeil à Nasty, cherchant à capter son regard. Rien n’altère son visage. Pas même une mimique moqueuse. Peut-être pour montrer à Nasty que non, ce n’est pas drôle. Même si elle ne le dit pas explicitement.

- La seule chose que je ne « piffe » pas chez toi, c’est quand tu ne travailles pas. Le reste ne la concerne pas, en soit.

Harmony n’a pas le temps d’en rajouter plus. La blonde fonce à travers la foule, et s’arrête. De là où elle est, l’artisane voit bien que quelque chose ne va pas. Et Nasty ne tarde pas à souligner ses certitudes.

- On s'barre cinq foutues de minutes et vous bazardez mes affaires ? Qui est l'enflure qui a touché à mon matos ? QUI ?!

A nouveau prise d’une étrange volonté d’aider Nasty, la chef balaye la foule du regard et se tourne vers le premier armurier qui passe dans son champ de vision - entre autre, un gamin d’un peu plus de dix ans, en train de ricaner suite à la réaction de Nasty.

- Vous avez déplacé ses affaires ?
- Oue, marmonne le gamin, qui marque un temps, puis renifle. Ça nous gênait pour bosser. Et ça a pas sa place ici.
- Ça, je le sais. Vous les avez mises où ?
- On les a balancé quelqu'part dehors, à côté de la cabane.

Balancé. Harmony ne put s’empêcher de se crisper à l’entende de ce mot. C’était la porte ouverte à la haine de Nasty.

- Viens, dit-elle en s’adressant au Panda, pour détourner son attention - ou par crainte qu’elle égorge l'armurier. Inutile de traîner ici plus longtemps.

L'échange lui parvient, un peu lointain, comme à travers le bourdonnement d'un aspirateur. Harmony tente de retrouver ses affaires ou de la contenir, elle. C'est confus et Nasty s'en cogne. Tout ce qu'elle retient, c'est que tout ce qu'elle possède, tout ce qu’elle est et tout ce qu'elle représente est dehors, jeté aux orties, bazardé dans la gadoue.

Tu ne vaux rien.

Les mots de sa mère s'infiltrent, malfaisants et sournois, entre chacun de ses neurones. Elle la déteste.

...la haine, ça, c’est aussi banal qu’un brin d’herbe dans une clairière.

Lui aussi, elle le déteste.

Il ne faut pas entrer dans son jeu, il faut te préserver.

C'est trop tard, elle s'est embourbé jusqu’au cou dans un duel malsain.

J’ai déjà étouffé Pit dans la boue au fond de la fosse.

Et elle le suit, de près ou de loin.
Elle a vendu son âme pour quelques doses d'adrénaline. Une junkie, c’est tout ce qu'elle est.
Et elle le suit.
Elle ne voit que son dos et sa capuche à ourlets fourrure. Pas un regard en arrière, pas une once de respect.
Et elle le suis, comme une zombie.
Pas à pas dans le marais qui suinte, qui suppure, qui lui colle à la semelle. Elle avance. Tout droit. Sans corde de rappel. Personne ne souhaite rappeler une saleté dans son genre. C'est le jeu de la vie : au bal masqué, quand sonne minuit, les masques tombent; sauf pour ceux restés soudés au visage des malheureux polichinelles. Nasty est Nasty : bonne à rien, dégueule-tout, déchet à foutre aux encombrants.

Les genoux dans les flaques de pluie, Nasty ramasse piteusement son matériel éparpillé, ses créations en morceaux, tout ce verre brisé -comme elle- et coupant -tout autant. Ses lèvres noires pincées sur un sanglot muet -qu'elle retient de toute ses forces, à s'en faire plisser le menton - elle récolte.
Petit bout.
Par petit bout.
Des tessons qu'elle pourra recycler.
Souffler.
Rêver.
Sauver.

Loin de cette île de merde et de ce tas de cons !

- Désolée. J'irais parler à ces... Rester polie. Aux concernés.

Stupide. C’est tout ce qu’elle trouve à dire en s’agenouillant face à Nasty, trop occupée à ramasser ses œuvres brisées pour lui prêter attention. Et tu es à mille lieux de te douter de ce qui se trame dans la tête de cette chère Garçonne.

Dans un coin de sa tête, Harmony note une future discussion punitive avec les Armuriers. De longues secondes durant, la Chef reste immobile. Tout comme elle n’ose l’aider à ramasser ses débris, elle cherche le courage de continuer la conversation. Plus par respect pour Nasty qu’autre. Peut-être qu’elle aimerait être seule. Bien qu’elle doute que ce soit une excellente idée.

De nouveau, elle pousse un soupir et cherche à capter le regard de Nasty - en vain.
Sa langue se délie.

- Dis-moi. Quelqu’un t’a cherché des noises ?

J’espère que ce n’est pas le cas.
La question est brutale mais sincère. A l’instant présent, elle ne voit que ça. Qu’il y a autre chose au delà de ça. Sur lequel elle ne peut mettre le doigt.
L’asiatique pousse un vague soupir et se redresse doucement. Puis lève les yeux au ciel, jusqu’à rencontrer un ciel terne.

- Enfin, ça ne me concerne pas. Mais si tu veux hurler sur quelqu’un pour te sentir mieux, je suis là.

Ses prunelles vertes se reposent sur Nasty, puis sur les débris de verres. Doucement, elle en prend un sous ses doigts et le tend face à elle, dans un geste presque solennel. Puis elle change derechef de sujet, pensant à voix haute sans s’en rendre compte.

- Quelqu’un qui crée des objets pareils ne peut pas avoir un si mauvais fond. En se rendant compte de ce qu’elle vient de dire, Harmony soupire, presque gênée. A croire qu’elle se prépare mentalement à la réponse de Nasty. J’admire les personnes comme toi, qui parviennent à transposer leurs sentiments dans leur travail.

Toujours avec un amusant respect, elle repose le débris là où Nasty a rassemblé les siens. Tout est brisé. Mais tout peut être reconstruit, avec la force nécessaire.

- Je ne dis pas ça pour complaire ton ego. Je le pense sincèrement. J’aimerais bien savoir souffler comme ça.

Vague sourire en coin.

- J’aurais peut-être cette chance, un jour.

Harmony cause.
Nasty ne l'écoute pas.
Elle se concentre fort pour pas chialer en mode limace. Mais la niakoué insiste et le Panda ne se sent plus en mesure d'ériger ses barrières suffisamment haut.

- Dis-moi. Quelqu’un t’a cherché des noises ?...  Enfin, ça ne me concerne pas. Mais si tu veux hurler sur quelqu’un pour te sentir mieux, je suis là.

Nasty s'essuie furtivement les yeux.

- Tout le monde. Chuis une noise à moi toute seule.

Son timbre est cassé, un peu rauque. Elle a perdu toute la verve qu'on lui connait et répond laconiquement.

- Mais j'garde l'idée sous le coude. J't'ai pas encore déballé tout mon répertoire d'insultes raciste... Aïe.

La gosse regarde son doigt coupé où perle un peu de sang. Quatre chances de tuer. Elle reste hébétée devant. Il y a ce petit carré de peau, encroûté, qui la démange.

- Quelqu’un qui crée des objets pareils ne peut pas avoir un si mauvais fond. J’admire les personnes comme toi, qui parviennent à transposer leurs sentiments dans leur travail. Je ne dis pas ça pour complaire ton ego. Je le pense sincèrement. J’aimerais bien savoir souffler comme ça. J’aurais peut-être cette chance, un jour.

Silence.
Nasty suçote son pouce charcuté.

- "Un mauvais fond", "transposer des sentiments"... Ricanement faible. T'sais c'est quoi le secret d'un bon souffleur de verre : c'est le souffle. Et elle poursuit, acerbe. Et plus t'es creux et vide, plus t'en stocke.

Elle secoue la tête avec un reniflement.

- Ton romantisme de merde te tient au chaud, hein 'Mony Penny ? Mais c'est du bullshit. J'ai pas d'sentiments, j'pas d'fond. J'ai rien en moi qui vaille la moindre admiration. Le jour où je te lâche la seul chose que je sais, vous pourrez me jeter au placard. Echo d'une réalité affreuse. M'cherche pas d'excuses.

Haussement d'épaules.

- Mais... 'sympa d'vouloir tenter l'coup.

Murmure presque inaudible.

- "Un mauvais fond", "transposer des sentiments"... T'sais c'est quoi le secret d'un bon souffleur de verre : c'est le souffle. Et plus t'es creux et vide, plus t'en stocke.

C’est vrai.

Harmony écoute Nasty en la regardant dans les yeux. Sans vraiment réfléchir. Puis la Souffleuse murmure quelque chose que la Chef ne comprend pas. Néanmoins, elle adresse un petit sourire en coin à Nasty. Dans ce genre de situations, elle aime avoir l’air confiante. Dans le mince espoir de transmettre cet état d’âme à sa collègue.

- Il faut peut-être beaucoup de souffle. Mais les formes ne se font pas toutes seules. Tu as bien un cerveau et de l’imagination, non ?

Toujours accroupie, Harmony saisit un bout de verre, le tend face à elle pour observer les rayons traverser le morceau de verre et lui donner une couleur douce, presque rassurante. Que ferait-elle, le jour où Nasty part ? C’est ce qu’elle semble insinuer et elle ne serait sûrement pas la première. Difficile d’y penser, où même de préparer à l’avance sa réponse. Tant d’autres personnes sont parties. Tant d’autres ont été oubliés. Elle l’oubliera sûrement, un jour.

Mais on ne pouvait être sûr de rien.

- Je sais que c’est parfois insupportable. Beaucoup de Garçons Perdus détruisent où sont détruits. Mais c’est comme ça. On ne peut pas y faire grand chose. Du moins le pense-t-elle.

L’Artisane en Chef termina de regrouper sagement les morceaux de verres, laissant le soin à Nasty de s’occuper de son matériel. Puis elle se leva, disparut au loin et revint quelques instants plus tard avec un panier en osier. Elle commença à y déposer les bouts de verres, avant de jeter un regard à Nasty. Tout le monde lui cherche des problèmes et personne ne l’aime, elle et sa violence verbale. Harmony ne sait même pas comment elle parvient à passer outre. Peut-être parce qu’elle a senti qu’il y a quelque chose de beau, quelque part enseveli sous les mots tranchants et les gestes brusques.

- Malgré le nombre de fois que tu m’as agacé, je sais très bien de quoi tu es capable. Tu es une artisane douée. Ne l’oublie pas.

Sur ces mots, Harmony se redressa et ramassa le panier en osier, avant de le tendre doucement en direction de Nasty.

- Si tu as des problèmes un jour, dis-le moi. Je sais me taire quand il faut.

Détruire. Construire sur les fondations. Puis reconstruire.
Un exercice fatiguant.

- On y va ? Conclut-elle en désignant d’un mouvement de tête le chemin s’en retournant à la Fabrique.

Nasty a les yeux plus mouillés qu'elle ne le voudrait. Son maquillage charbonneux rigole plus que sa bouche. Elle essuie les sillons noirs d'un revers de paluches discret - qui ne fait qu'étaler le massacre, la rendant plus crasseuse qu'une gosse de mines.

Les mots d'Harmony sont comme un baume sur ses plaies vives. Elle se sent nulle de se laisser à se point ramollir par un joli discour poétique et quelques palabres moralisatrices. Elle a toujours chié sur la notion de "bon-sens". La bridé ne fait que confirmer, somme toute, que le Grand Arbre n’est qu'un asile d’aliénés en pleine nature. Elle se souvient avoir lu "Sa Majesté des Mouches" à l'école. Des gosses névrosés entassés les uns sur les autres sur une ile sauvage. Ça finissait sale. Ou pire, comme dans la série "Lost".
Pourtant la diatribe touche la vilaine dans le tendre de sa conscience. Ces mots là sont ceux qu'on est en droit d'attendre d'un Parent. La reconnaissance de son art, de son mérite, de sa valeur, rend Nasty un peu chose. Germe en elle une résolution toute neuve : Ne pas se laisser couler dans la "fosse". Elle vaut peut-être mieux que cela tout compte fait...

- Je vais gérer... Reniflement. Mais, merci. Pour de vrai.

Oui, les mots ont un poids, un pouvoir. Ceux là, elle ne les répétera jamais aussi intelligiblement.

- On y va ?

Le Panda hoche la tête. Silence tacite.
Cette nuit, elle ira retrouver Apache pour prendre conseil.
Demain, elle réglera le compte de Pit.
Pour toujours, elle respectera Harmony.

Jusqu'à la révolution, au moins.