Dehors, c’est le bordel, le bruit et l’agitation. Quand Freckles rentre dans l’infirmerie, c’est un silence de coton qui l’accueille. Un garçon, perché sur une chaise, semble faire office de réceptionniste. Il jette à peine un coup d’œil au livreur quand il rentre, mais lève la tête de nouveau en se rendant compte qu’il n’est pas seul.

« Pas d’animaux dans l’infirmerie, Freckles. »
« J’en ai pour deux minutes. Elle sera sage. »

Le lionceau lâche un vague miaulement depuis la poche de son sweat. Par ce froid, c’est sa place favorite : elle n’en bougera pas. Le soigneur hausse les épaules et se replonge dans son livre. Soul n’est pas dans le coin ; au fond, il s’en fout.
C’est une heure creuse. L’infirmerie est calme. La pluie tape sur le plafond ; c’est devenu un bruit de fond que son cerveau n’enregistre plus, comme une seconde respiration. Ça lui fera bizarre, quand ça s'arrêtera.

Il traverse la pièce sans s’arrêter, ni se préoccuper de ce qu’il se passe autour. Il fouille dans plusieurs placards : il oublie toujours où sont rangés les trucs. C’est à croire que les soigneurs déplacent tout entre chacune de ses visites. Ses doigts en sang dérapent un peu sur les étagères. Leur bout est déchiqueté comme s’il avait été aux prises avec un animal sauvage. Ça pique. Où sont ces putain de pansements ?
Il fait tomber quelques boites, marmonne un « merde ! », et les remet en place en vérifiant que personne ne l’a vu. Il finit par trouver ce qu’il veut, et fait demi-tour, près à repartir aussi vite qu’il est venu.

Et il se fige.

Plus loin dans la pièce, au fond d’un lit d’infirmerie, il croise un regard.
C’est con, mais ça fait longtemps qu’il n’a pas vu Apache.
Depuis le truc.
Ça lui fait bizarre. Ça lui fiche la trouille. L’impression de pas avoir le droit d’être là, et de voir ça. Il voudrait baisser les yeux, faire comme s’il ne l’avait pas vu. Passer son chemin. Mais maintenant c’est trop tard, et il dévisage le chasseur démoli sans oser faire un pas.
Finalement, il lève timidement la main, et lui fait un petit signe.
Il se sent con, planté là, avec sa boite de pansements pour enfants qui ne collent même pas.

hrp:

Apache lui rend son signe ; son expression éclairée paraît parfaitement inappropriée sur les ravages de son visage. Freckles hésite. Il a beau être seul, il se retourne pour être sûr que c’est à lui que le geste s’adresse. Puis en hâte, il essuie ses doigts sur son jean, déloge sa protégée de sa poche malgré ses protestations et y range la boîte de pansements à la place. Le lionceau, maintenant sur le sol, semble hésiter à explorer l’infirmerie. Si un soigneur voit ça, il crise.
Freckles s’en fout.

Presque timidement, il s’avance vers le lit d’Apache, mains dans les poches et reste planté devant comme un idiot.

« Euh, hey. »

Il voudrait ne pas le fixer comme ça.
Mais c’est plus fort que lui. Il détaille les griffures, les ecchymoses, invente le pire caché sous les bandages. Apache a l’air débile en blanc hôpital. Trop vulnérable. Ça lui ressemble pas.

« T’as l’air ... »

Il regrette déjà d’avoir ouvert la bouche, rougit, se rattrape en butant sur les mots.

« De t’emmerder à mourir », finit-il.

Il s’est rappelé juste à temps qu’il en sait beaucoup trop, beaucoup plus que la plupart des gens, sans pourtant qu’Apache lui aie dit quoi que ce soit. Ça ne plairait sans doute pas au chasseur. Lacerate a bien dit que c’était un secret.
Freckles ne sait pas du tout garder un secret.

Il a une esquisse de sourire, soudain, en remarquant sur Apache le seul détail qui n’est pas triste à pleurer.

« Ça fait vraiment bizarre quand t’as pas de gel ! »

"J'te l'fais pas dire. Ça fait 15 fois que je lis le même putain de bouquin. Ils sont censé nous soigner mais on crève d'ennui ici."

Le regard de Freckles remonte jusqu'à l'étagère. Il se dit qu'Apache déconne, mais il y a effectivement un vieux livre perché là haut. Et un vrai truc, pas une BD ou une histoire qu'on lit aux gosses. Il ouvre des yeux ronds, lâche un sifflement, regardant Apache de nouveau.

«  Woah, t'aimes lire ? »

Son ton est admiratif, mais on dirait que c'est le truc le plus absurde qu'il aie jamais entendu.
Il ne pense pas qu'Apache soit stupide. Pas complètement, même si la dernière fois, il l'a pensé très fort. Le punk a une façon de réfléchir qui souvent, l'amène à réfléchir lui même, ce qui n'est pas donné à tout le monde. Mais la lecture, ici, ça lui semble un truc inaccessible. Un truc d’intellectuel, de diplomate.
En tout cas, lui, il pourrait pas lire un truc comme ça.

Apache s’ébouriffe les cheveux, et Freckles voudrait protester : il ne se moquait pas. En vrai, ça lui va bien. C'est juste bizarre. Mais l'autre est déjà passé à autre chose.

"Ça va toi ? T'es venu chercher quoi ici ?"

Il hausse les épaules, marmonnant un vague « rien de spécial ». Maintenant qu'il a constaté l'état d'Apache, s'être déplacé pour un bobo aux doigts lui semble complètement con. Il se lève pour attraper le livre, et se pose de nouveau, plus confortablement sur le matelas. Il n'a pas l'intention de le lire, juste de s'occuper les mains. Il n'arriverait pas à enregistrer un seul mot, de toutes façons.

"Tu me présentes ta nouvelle petite copine ?"

Freckles lève vers Apache un regard perplexe, avant de comprendre. Il sourit, désigne le lionceau qui se ballade plus loin.

«  C'est Nuwala, son nom.  » Après les milliards de suggestions, c'est finalement celle de Poncho qu'il a retenu. Ça veut dire beige, dans sa langue. «  On l'a trouvée dans la jungle, avec Harmony, l'a pas de parents et tout. Hyper tragique. » il lève la voix : «  Nuwala, viens dire bonjour à Apache ! »

L'animal, occupé à mettre en pièces une boite que Freckles a oublié de ranger, se tourne vers lui d'un air de défi. Si elle avait pu, elle lui aurait probablement tiré la langue.
Freckles hausse les épaules.

«  Elle est petite », justifie-t-il.

Son ton est plein d'une affection qu'il a de la peine à cacher.
Mais il fronce les sourcils. Ça fait longtemps qu'il a adopté son nouvel animal de compagnie. Il mesure seulement le temps qu'a passé Apache à l'infirmerie.

«  Tu sais quand tu vas sortir ? » se risque-t-il.

"Nuwala !"

Freckles se mord la lèvre pour ne pas rire, alors qu'Apache appelle la petite lionne. Il lui jette un regard en biais, peut-être aussi attendri que le chasseur l'est. Ça fait chaud au cœur de le voir animé comme ça, malgré son état. Nuwala, de toute évidence vexée d'avoir été chassée de sa poche, leur tourne ostensiblement le dos. Il se promet de la foutre entre les bras d'Apache au moins une fois avant de partir.

"Trop mignonne... Alors c'est ça finalement ton style de meuf. Poilue !"

Il le regarde une seconde avant d'éclater de rire.

«  T'es sérieux t'es encore fixé là dessus ? »

Son rire devient forcé. Nerveux, un peu. Il ne sait pas pourquoi ce sujet le met encore aussi mal à l'aise. Avec d'autres gens, c'est différent. Peut-être parce qu'Apache vient de lui prouver qu'il n'a pas tout oublié de leur dernier tête à tête. Et ils avaient dit des trucs sacrément sérieux, mine de rien.
Sacrément gênants aussi.
Freckles essaie de se rappeler de tous les points les plus sensibles de la conversation, mais ça ne vient pas.

«  T'as un problème avec les filles poilues, c'est ça ? » il prend un air faussement offusqué qui ne tromperait personne. «  Et puis ce n'est qu'un enfant, comment oses-tu ? »

Plus loin, l'enfant en question recrache un bout de carton sur le cadavre tiède d'une boite de bandages.
Il reporte son attention sur Apache, qui lui répond en haussant les épaules.

"Aucune idée... Pas tout de suite j'imagine. C'est Soul qui s'occupe de mon cas maintenant." Freckles lève les sourcils avec un bruit d'assentiment : c'est signe que c'est sérieux. "Au début c'était un autre soigneur, mais bon... Il parait que je suis un cas "sensible" ou j'sais pas quoi, pffff..."

Un cas sensible.

"C'est des conneries."
«  Je sais pas », marmonne Freckles.

Il veut dire autre chose, mais Apache regarde ses mains.

"Tu t'es fait mal ?"

Il suit son regard, grimace. Il ne sourit plus du tout maintenant.

«  C'est rien du tout. » En vrai, c'est surtout la honte, comme blessure. «  T'es incroyable des fois. Il t'es arrivé un truc horrible, t'es blessé de partout et tu t'inquiètes pour ça. » Une seconde de réflexion. «  C'est moi qui devrais m'inquiéter pour toi. »

D'ailleurs, c'est le cas.
Il a essayé très fort de ne pas y penser, mais c'est trop tard. Il se rappelle de ce que lui a dit Lace. Et le pirate.

«  Les soigneurs te gardent pas juste parce qu'ils adorent voir ta tête tous les jours. C'est pas la peine de faire semblant que t'as rien de grave. »

Un cas sensible.

"J'fais pas semblant"

Apache ne croise pas son regard. C'est facile, même pour Freckles, de deviner qu'il a tapé là où il ne fallait pas, basculant d'un coup le ton de la conversation.

"Il m'est pas arrivé un "truc horrible" d'accord ? C'est rien. C'était rien du tout, et de toute manière maintenant c'est terminé."

Le chef lâche entre ses dents un bruit de frustration.
Il s'y attendait, en même temps. A ce qu'Apache nie et qu'il lui dise rien. Il n'est personne pour lui, et il ne lui doit rien. Mais c'est tellement dur, de faire comme s'il ne savait pas ! Il veut déjà briser la parole qu'il a donné à Lacerate.
Il sait qu'Apache ment, qu'il s'est passé un truc, et que c'était horrible. Le punk lui même se contredit. Il essaie de pas y penser trop fort, mais il n'y arrive pas. Et ça se voit. Ça fait un peu trembler ses mains, de colère.
Mais pourtant, il se doute qu'en réalité, il ne veut pas vraiment tout savoir. Et Apache ne veut rien dire.

«  Désolé. Laisse tomber. »

Apache ne veut rien dire.
Et pourtant, il croise son regard ;ouvre la bouche, l'air résolu, comme s'il voulait dire quelque chose.
Et la referme en soupirant.

«  Quoi ? »

Freckles s'avance sur le lit pour tenter de capter de nouveau le regard du chasseur. Ses yeux sont grands ouverts, honnêtes et un peu insistants.

«  Qu'est ce qu'il y a ? »

Il s'en voudrait, d'abandonner cette brève lumière.
C'est peut-être important.

« J'peux te demander un service ?  »
«  Ce que tu veux », répond Freckles sans réfléchir.

Il a un genre de frisson d'anticipation, lorsqu'Apache scanne l'infirmerie du regard, et approche sa tête lui aussi, alors qu'il prend un ton de confidence.

« T'as un couteau sur toi ? Et un briquet ou de quoi faire du feu ? Ou juste un couteau. »

Il recule la tête et fixe le chasseur, insondable.
Il n'a aucune idée de ce qu'il a derrière la tête et à quoi ça va lui servir. L'association de la lame et du feu n'a pas de sens pour lui. Mais il ne pense même pas à poser de questions, sur l'instant. Il hausse les épaules.

«  Ça peut se trouver. »

Il n'a rien sur lui, non. Mais c'est l'infirmerie. Y a tout ce qu'on veut, là dedans. Il se lève.

«  Bouge pas. »

De toute évidence Apache n'ira nulle part, mais il demande quand même.
Il retourne vers les placards dans lesquels il vient de fouiller. Il doit se foutre sur la pointe des pieds et grimper à moitié sur un meuble, pour atteindre les étagères qui l'intéressent. Tout à leur prudence, les soigneurs gardent les objets tranchants hors de portée des enfants (et des gens de sa taille). Ce qu'il finit par trouver tient plus du scalpel qu'autre chose, mais il se dit que ça fera l'affaire.
Une fois redescendu, il scanne l'infirmerie. Soul doit bien laisser traîner des briquets. Pour les pauses clope. Il furette de partout, l'air de rien, pour ne pas alarmer un soigneur, et finit par trouver ce qu'il cherche. Il retourne près du chevet d'Apache ; tout du long, Nuwala le suit à la trace, mâchonnant son bout de carton jusqu'à ce qu'il soit méconnaissable.

«  Tiens », il fait, en tendant son butin au punk.

Avant de lui donner, il a enfin une hésitation. Un sursaut de conscience.

«  C'est pour faire quoi ? »

"Juste rectifier un truc, rien de grave, fais moi confiance !"

Freckles a eu un mouvement de recul pour ramener les instruments vers lui, au moment où Apache a tendu les mains. Les bandages qui recouvrent ses bras lui ont rappelé qu'il n'est pas censé faire n'importe quoi avec les patients de l'infirmerie. Une personne responsable n'aurait sûrement pas accédé à une demande aussi bizarre. Mais c'est Apache qui le veut ; et quand Apache veut quelque chose, il ne risque pas de s'écraser et d'abandonner l'idée si on lui refuse.
Pas vrai ?

«  Quel truc ? »

Il regarde Apache, les mains tendues et l'air désinvolte, comme s'il cherchait une deuxième tête qui lui serait poussée. Ce que le chasseur compte faire lui semble plus évident, maintenant. Mais il ne voit rien à rectifier !
Fais moi confiance.
Freckles hésite.
Il repense à l'autre fois et au dissolvant. Apache le veut, d'accord. Mais est-ce que c'est une bonne raison pour le laisser faire ?

«  Tu veux euh. Rectifier maintenant ? »

Son regard est éloquent. Le punk ne veut rien lui dire, mais il a l'air bien décidé à faire son truc au plus vite, alors qu'il est encore là.
Et il ne compte pas partir de sitôt, du coup. Il va bien finir par savoir. Autant cracher le morceau maintenant. Il lâche, lentement :

«  Je peux peut-être t'aider. »

Un truc , c’est pas une réponse !
Mais Freckles se heurte à un mur. Apache se bute, se renferme. Et maintenant ses réponses suintent la hargne.

"Si tu veux m'aider alors file moi le couteau et le briquet."

NAN , veut-il brailler.

"S'il te plait..."

La réalité le frappe : il ne tiendra jamais. Il finira par lui donner ce qu’il veut, et en pensant ça, il est furieux contre lui-même.
Il fixe le chasseur, dépité.
C’est lui qui est position de force. C’est lui qui a le briquet, et le scalpel, il peut très bien dire non, aller les ranger, il n’a rien à perdre.
Seulement sa confiance.
Pourquoi Apache lui fait autant confiance ?

« T’es vraiment chiant. »

Son ton est amer.

« De toutes façons je sais que je peux pas t’empêcher.»

Il se pose de nouveau sur le lit, et ça ressemble à du déjà vu. Son air est boudeur ; il joue un instant avec le scalpel et le briquet, et les fout dans les mains tendues d’Apache, croisant les bras.

« Vas-y.»

Ses yeux lancent des éclairs. Sous-entendu : il ne bouge pas de là.