Elle ne sait pas si Tool est emballé réellement, mais en tous cas elle a l'impression qu'il carbure déjà. Sa tirade a eu un effet escompté, et un léger silence s'installe dans la Fabrique, pendant un temps qui lui paraît interminable à elle l'éternelle impatience. Mais bon, c'est une bonne impatience, pleine d'espoir, qu'elle tient, alors ça va. Elle suppose. Au fond elle s'en fout de ce qu'il peut bien penser, qui ne tente rien n'a rien. Et d'ailleurs la réponse du grand artisan ne se fait pas désirer bien longtemps. A la positive.

Il sourit, il est content, même ses mots le montrent.
Alors, comme par contagion, son sourire à elle apparaît aussi, éclatant de sincérité. Pas le genre de sourire qui lui vient facilement d'habitude. Elle pétille, Trouble! Ça y est, elle tient plus en place. Ses doigts tapotent contre le bureau du Patient, ses pieds martèlent eux aussi le sol. Elle aurait presque envie de crier de joie mais. Bon. Ça reste Trouble, bien sûr. Même cette gaieté toute insouciante à quelque chose de brutal.

D'ailleurs, ça, ça sort très brutalement:

― Super! Merci!

C'est du super et du merci hachés, tranchants comme des rasoirs. S'ils sont honnêtes, ils ont pourtant l'air de poser des conditions à la satisfaction. Toujours comme ça, avec celle-là. Elle fait même pas exprès.

Beng son cerveau à elle aussi se met à bouillir d'excitation. De quoi il pourrait avoir besoin... du bois, du métal surement, de la mousseline, d'autres trucs. Elle énumère dans sa tête, elle revoit des batteries, elle en peut déjà plus d'attendre alors qu'il a dit que ça prendrait du temps.
Le temps ça existe pas, pourtant, pas vrai?
Trouble n'hésite pas un instant, elle s'engage. Les deux pieds dedans.
Elle a grave confiance, elle sait que ça va déchirer.  

― Ouaaaais t'inquiète, tout ce que t'auras besoin je le trouverais! Je veux bien t'aider aussi mais..

Avec un air penaud pas très réussi, l'Épouvantail lève ses deux mains raturées, abîmées, creusées, regarde avec insistance son vase dont la colle doit être sèche entre temps. Il a compris le message.

― Si y'a des trucs à faire... en métal ou quoi, c'est dans mes cordes.... normalement.

Un vague rictus cette fois, même si ses mots sonnent justes, au risque de se répéter:

― Merci t'es cool ça va déchirer grave j'suis sûre!!  

Ses yeux se baladent dans tous les sens. Elle veut déjà aider. Elle veut déjà que ça soit fini. Elle veut déjà taper dessus, se déchaîner, faire des scrash et des tac et des tink dans tous les sens. Elle veut, elle veut, elle veut.

Il ne s'y serait pas attendu, à un sourire d'un tel acabit. Pas de la part de cet orage miniature qui le fixe avec dans ses yeux tout l'enthousiasme du monde. C'est fort, brutal comme un train qui l'aurait heurté de plein fouet. Un ange de 60 tonnes, comme certains diraient.

Et donc... c'est génial.

Tool sourit plus fort en réponse et son visage s'embellit, perd tout de sa froideur. Il a l'impression d'avoir de nouveau 10 ans, à jouer avec les outils de son père et fabriquer de belles choses dans le silence total avant de les montrer fièrement aux enfants de sa classe.

Tout comme avant.

... wow.
Ouais. Wow.

- Super! Merci!

- De rien.

Il rétorque machinalement, bêtement content alors que son cerveau se remet à carburer à deux cents à l'heure. En face de lui, Trouble lui répond :

- Ouaaaais t'inquiète, tout ce que t'auras besoin je le trouverais! Je veux bien t'aider aussi mais..

Les mains, le vase. Tool hausse les sourcils, son sourire se teinte d'une moquerie affectueuse. Compris mais tant pis : si elle la veut, sa batterie, il faudra qu'elle l'aide. C'est même pas une question de principe, juste une façon de lui faciliter la vie. Et puis, bon : quelque chose lui dit qu'elle l'aimera d'autant plus, son instrument, si elle participe directement à sa création.

- Si y'a des trucs à faire... en métal ou quoi, c'est dans mes cordes.... normalement.

Puis :

- Merci t'es cool ça va déchirer grave j'suis sûre!!

Le Patient hoche la tête vivement, enregistre les informations. En face de lui, Trouble s'agite, disperse ses atomes aux quatre coins de la pièce. Tool se rend à peine compte de l'espèce de chance qu'il a, de la voir ainsi. Et l'énergie de l'Armurière le contamine, se communique à lui.

D'un geste taquin, il lève ses paumes à lui, laissant à son interlocutrice le soin de contempler les bleus et coupures qui les marbrent.

- Je suis pareil que toi. Qu'il lui dit avec malice. Des fois, j'ai trop envie d'avancer dans mes projets et... je me blesse. Mais c'est pas grave. Au pire si on casse quelque chose, on s'excuse et on le répare.

Aussi simple que ça, vraiment ? Bien sûr que non, mais Tool a envie d'y croire, allez.

Il se lève, balaie la Fabrique du regard.

- Je vais commencer par les baguettes. Ce sera facile à faire et comme ça, tu auras de quoi patienter un peu. Pour le reste...

Un temps. Son cerveau tourne à toute vitesse.

- ... faudra parler aux Chasseurs, pour les peaux. Et à ceux de ton groupe pour les cymbales et... peut-être les fûts aussi, je sais pas. Oh et on pourrait interroger les nouveaux Perdus aussi, pour voir s'ils ont des souvenirs plus précis que les nôtres.

Vite, pense à autre chose avant de te rappeler que l'oubli te bouffe.

Ça va aller, son élan d'enthousiasme balaie les sifflements de Morgue.

Son regard revient se poser vers la gamine.

- Et bien sûr, j'aurais besoin de toi pour tout tester.

Après tout, ce que commanditaire veut...

D'un geste aussi solennel qu'étrangement enfantin, il tend la main à l'Armurière.

- On risque de pas mal traîner ensemble, à l'avenir. Ça te va ?

Qu'elle dise oui, que ce soit un deal.

Des collaborations dans le genre, c'est exactement ce qu'il lui plaît le plus.

Elle lève lentement les yeux vers les mains blanches de Tool, couvertes de blessures, et face à son air amusé elle ne peut que rire un peu aussi. Ok, elle a rien dit, il a tout sauf des mains d'ange. Un petit rire enfantin complètement hors sujet s'échappe de sa gorge. Gloussement juvénile impertinent qui fuse sans qu'elle l'y autorise, mais elle laisse couler. Elle aussi elle aime croire qu'il suffit de s'excuser. Et d'une punition, puisque ces mecs se la jouent chefs de mafia qui te coupent les doigts ou te jettent dans un lac. Ça la conforte.

C'est parti! Tool fourmille d'idées dans tous les sens, de partout. Il a vraiment l'air heureux, là. Moins torturé peut être, plus cool. Au delà de son masque de patient calme sérieux blond en toute circonstance. Elle se sent un peu plus proche de lui, du coup, normal. Il a l'air moins féérique et irréel, il est plus là. Tout ce qu'il dit, elle l'accueille avec l'enthousiasme de son sourire qui ne s'éteint plus, et des "ouais!" à tout bout de champ.

- Tester, ouais! C'est dans mes cordes!

Taper de toutes ses forces sur des tombasse et autres caisses claires? Avec plaisir! Elle a déjà touché à quelques batteries dans sa vie, ça l'effraie pas. Et si la mémoire s'est étiolée comme tout le reste, elle peut encore percevoir des images floues si elle se concentre. La musique, c'est comme le vélo, ça s'oublie pas!
Se voir souvent?
Oh ouais, Tool, tu t'imagines pas à quel point. Elle non plus.
Vous vous en rendrez compte en temps voulu.

- Bien sûr que ça m'va!

Elle part dans un check, empoigne à moitié cette main encore trop rigide qu'on lui tend. Puis elle la serre avec énergie. C'est à celui qui arrache la main de l'autre en premier! A celui qui broie plus les os et articulations de l'autre ! Le geste ne lui paraît même pas incongru, ça la fait marrer davantage. Une vraie gamine! Et elle secoue encore, à moitié morte de rire.

- Tu sais jouer d'un instrument toi?

Brusquement ça y est, elle le recrute.
L'air de rien, ça lui germe dans le crâne.
Ce serait cool ! Il pourrait chanter, autrement !
Ouais...

C'est drôle comme elle bouillonne, l'Armurière. Drôle comme elle s'illumine, comme ça, face à lui : enfin, la rareté de la chose, Tool n'en a qu'une vague conscience mais cela viendra quand il apprendra à la connaître. Pour l'instant le Patient ne fait qu'effleurer la colère de Trouble, que la percevoir au loin. C'est sans doute mieux ainsi, par ailleurs. Comme ça, ni l'un ni l'autre ne se font peur trop vite.

- Bien sûr que ça m'va!

Et la voilà qui lui saisit la main pour la broyer avec une joie brutale. Tool étouffe un juron en russe, sourit malgré tout et se laisse malmener - il se battra la prochaine fois.

- Tu sais jouer d'un instrument toi?

L'Artisan fronce les sourcils, récupère sa main alors que des souvenirs confus remontent à la surface. S'il sait ? Il savait, en tous cas. Il avait touché à plusieurs instruments, avant que sa famille ne doivent les revendre. Pour quelle raison, déjà ? Il ne s'en souvenait plus. Et les autres non plus.

- Il me semble... que je savais faire un peu de basse.

Machinalement, ses mains commencent à s'agiter. Il se souvient vaguement avoir touché au piano aussi, mais ne le mentionne pas : l'instrument, dans ses souvenirs, ne lui avait guère plu.

- Et sinon... je chante. Un peu. Enfin, je sais pas si c'est bien ou pas.

Un regard alentours, mais les collègues semblent trop occupés à bosser pour se soucier d'eux. Comme s'il s'apprêtait à montrer à Trouble quelque chose de très secret, Tool se penche et, doucement, se met à chanter. Une chanson qu'un Garçon Perdu arrivé récemment lui avait répétée à son arrivée, en échange d'une création. Le Patient chante donc, doucement mais avec maîtrise, quelques secondes, quelques lignes avant de s'arrêter. De se redresser, hausser les épaules. Un peu mal à l'aise, d'un coup.

- Enfin... c'est pas grand chose.

Mais ça les surprend, les voix. A chaque fois qu'il le fait, elles s'arrêtent quelques secondes.

Le visage de Trouble ne peut pas s'illuminer plus qu'il ne l'est déjà. Mais, la bouille réjouie, elle réalise avec plaisir les paroles de l'artisan, au fur et à mesure qu'il les prononce. C'est tellement trop génial. Quand Apache va savoir ça! Dans sa tête, elle imagine la rencontre de ces deux-là, en apparence tout aussi opposés qu'elle même et Tool, se demande s'ils vont s'entendre, ce que ça donnera entre eux.
Si elle savait.  
Peut-être qu'il sera fière d'elle, parce qu'il n'a pas que lui peut recruter à tout va. Bah... Ce n'est pas la même catégorie mais! Si ça marche! Un guitariste, une batteuse, un bassiste. Ca leur fait déjà une composition classique de groupe de rock... et c'est énorme.

Elle l'écoute chanter ensuite, ça l'emmerde mais elle supporte. Il fait comme dans un grand secret qu'ils garderaient à deux, l'idée même la fait marrer. N'importe qui ce serait sans doute senti flatté, d'être dans la confidence mais Trouble s'en fout assez proprement. Elle écoute, oui, mais d'un air vague, un peu ennuyé, vaguement intéressé. Les belles mélodies ça a jamais été trop son truc. Mais... ok, Tool a une belle voix, c'est vrai. Elle veut bien l'admettre.
Et ensuite?

Ça tranchera avec les braillements d'Apache, déjà, et c'est pas plus mal.
Voilà qu'elle l'a déjà embarqué sans que les mots soient passés! Foutu enthousiasme!
Trouble se reprend et bredouille comme dans un rêve:

― Sois pas gêné, c'était cool!

Son sourire est pâle et délavé, son esprit est parti ailleurs. Elle tâtonne des mots par dessus, pour pas trop traîner dans son élan.

― C'est que. Avec... Un ami? Un frère? Un Chasseur? Un Révolté? Un crêteux? Un abruti? Un pote, on s'était dit qu'on ferait bienun groupe.

Hésitante, l'armurière!
Elle se passe une main dans sa tignasse grasse emmêlée, fronce le nez.

― Tu le connais peut être? fin chépas. Apache ça te dit un truc?

Elle est tellement peu dans le mouvement que souvent on la connait sans qu'elle connaisse. Alors elle encore plus de mal à se figurer que les autres gens ont des rapports, aussi. Dans sa tête c'est quasiment impossible, ou en tous cas irréaliste, flou.

― Un mec un peu ptit, un peu con, avec des crêtes rouges, genre punk?

- Sois pas gêné, c'était cool!

Trop tard, il se gêne quand même. Heureusement, les voix sorties de leur torpeur couplées à celle de Trouble le distraient quelque peu.

- C'est que. Avec... un pote, on s'était dit qu'on ferait bien un groupe.

L'Armurier trépigne, semble hésiter. Tool la fixe, surpris : est-elle vraiment en train de demander ce qu'il croit qu'elle est en train de lui demander ?

Je... je me demande comment ils comptent faire, pour les instruments.
On s'en fiche ! L'important, là, c'est que tu lui plaises assez pour qu'elle te propose une place dans son groupe.

Des applaudissements sarcastiques résonnent entre les parois de son crâne.

Tu fais de l'effet aux les gosses de 10 piges, c'est génial, bravo.

Il se crispe devant le mépris qui sourd de la voix de Morgue, doit se raccrocher à celle de Trouble pour ignorer les remarques qui ricochent.

- Tu le connais peut être? fin chépas. Apache ça te dit un truc?


Tool se fige. S'il connaissait le punk ? Un peu, oui. Assez pour qu'il l'ait jugé digne d'être recruté en tous cas, mais ça... il n'allait pas le dire à Trouble, aussi cool que la gamine puisse être. Cette dernière reprend :

- Un mec un peu ptit, un peu con, avec des crêtes rouges, genre punk?

Il rit, Kafka aussi.

Fidèle, sa description.
Ouais.

Se détendant quelque peu, le Patient réplique :

- Je le connais, oui. C'est un... une connaissance ? Un collègue ? Un pote ? ... hmm. Comme on dirait dans mon pays, c'est un camarade.

Si le mot est connoté ? A peine voyons. Mais Tool l'a dit d'un ton léger, inconscient de ce qui pourrait y être interprété. Le regard songeur, il reprend :

- Ça pourrait être cool, de faire de la musique ensemble.

Il le pense vraiment, s'avance un peu, s'en rend compte trop tard et rougit. Tant pis.

Un camarade? Trouble éclate de rire, mais très bref, comme si elle se le reprochait soudain. Comme si ce rire était... étranger. Bizarrement, elle rosit même très légèrement avant de se reprendre. Camarade. Si c'est pas Apache qui l'a appelé ainsi le premier, elle veut bien se trimbaler à poil et faire le tour du grand arbre trois fois! Euh. Quoique. Trouble avait quand même une fâcheuse tendance à perdre ses paris, et ça, c'était bien un truc qu'elle ne pourrait jamais faire. Elle note à peine que Tool aussi a hésité avant de choisir sa qualification. C'est toujours bizarre, avec le punk, pas vrai?

En tous cas, ils doivent bien s'entendre. Même si Tool est russe (ça lui paraît à présent tellement évident, c'est assez terrifiant), ça doit rester un truc amical, camarade? pas vrai? Sinon les cocos ne parleraient pas comme ça entre eux. Les Révoltés non plus.
Toujours bizarrement, ça n'effleure pas une seconde la gamine que Tool puisse aussi en être sans qu'elle soit au courant. Ça lui passe même totalement par dessus l'épaule, tellement le groupe obnubile toutes ses pensées.

Même le trouble de l'artisan, c'est juste minime par rapport aux paroles qu'il venait de prononcer, avec ce qu'on aurait pu qualifier d'entrain, pour un mec comme le Patient. Ce n'est pas trop de l'entrain, juste une espèce de rêve, de supposition. La machine intérieure de l'armurière, elle, n'a pas pris une seconde de repos. Elle embraye.

― Bien sûr que ce serait cool!!!

Et hop, direct, les pieds dans le plat, le sel dans la soupe, le ré# dans une harmonie en la mineur, un otamatone dans un orchestre symphonique. L'éléphant dans la boutique de cristal.
Elle s'en foutde toute façon. Trouble avait déjà bondi sur l'atelier de Tool d'ailleurs, et passait au moins la quatrième vitesse.

― Tu veux bien alors???

Demander à Apache son accord? Pfff, désuet!
Éviter de piétiner les affaires de Tool? Si matériel!
Le vase fraîchement rafistolé qui se brise en morceau à nouveaux sur le sol? Inexistant!

Là-haut, surplombant pour la première fois depuis le début de leur rencontre le Patient, irradiant totalement telle une supernova galactique, elle lui sourit comme une démente.
Il a déjà accepté, en vrai, non?

Tool est embarrassé, tant est si bien qu'il ne voit rien du trouble de l'Armurière. Il se gêne, se trémousse légèrement sur sa chaise : c'est que c'est cavalier, quand même, d'assumer qu'elle voudra bien et que ce sera pareil pour Apache. Le Patient ouvre la bouche pour se rattraper mais son interlocutrice le devance :

- Bien sûr que ce serait cool!!!

Et elle se rapproche puisqu'elle bondit, et Tool recule parce que c'est machinal. Mais il n'a pas peur d'elle, c'est juste un réflexe : et aussi, elle continue d'aborder ce sourire à mettre le feu à mille galaxies.

- Tu veux bien alors???

Tool reste muet. Peut-être bien qu'elle l'impressionne un peu, la gamine. C'est qu'elle dégage tant de trucs, c'est qu'elle est si...

Bourrine ?
Maladroite ?
Flippante ?

... passionnée.

C'est ça, le mot qu'il cherchait.

Tool sourit.

- Bien sûr.

Un regard vers ses affaires.

- Heu, par contre... t'es un peu sur mon matériel, là.

Il est relativement serein quand il le dit - peu matérialiste au fond. Mais quand même.

Puis faut dire que le mouvement a attiré les regards, et il n'a pas trop envie que l'Armurière s'attire des ennuis.

Totalement extatique, Trouble expulse tout ce qu'il y a de positif en elle dans la tronche de Tool. Il a tout eu pour lui. Chanceux ou malchanceux? ça relève déjà des opinions de chacun. Ils ont un chanteur dans le groupe, maintenant. Ce qui veut aussi dire qu'ils sont trois, et que ça commence réellement à devenir quelque chose. Ne restera qu'à expliquer au blond que leur style de zik est probablement plus déplacé que ce qu'il s'image.
C'est qu'elle est absolument insouciante d'à quel point Apache et l'artisan ont discuté.
Elle n'en sait rien.

Néanmoins, elle éclate de rire, sa dernière touche de joie compulsive. Administrée comme le dernier coup de pinceau, le dernier point d'un texte, la dernière note de musique.
C'est presque fini.

Elle tape joyeusement du pied sur le bureau, il tremble. Ce qu'elle peut être bête! Pour l'instant, ça la fait juste marrer. Elle a collé une empreinte brune sur une des feuilles sur lesquelles il s'était appliqué à faire des notes. Elle se souvient des fois où elle ne marchait pas exprès sur les papiers.
Oups, l'enveloppe des huissiers!
La bonne blague.
Elle recule néanmoins le sourire narquois et descend de l'établi dont la hauteur relative ne la dérangeait pas, pourtant. Un collègue du Patient la regarde avec trop d'insistance? Magistrale, adossée à sa chaise qu'elle balance, Trouble lui fait un doigt d'honneur.

Une bonne minute, ses yeux noirs restent fixés sur le plafond de la cabane.
Le sourire flotte encore sur ses lèvres. Elle ne pense qu'à des trucs bien, de la musique, des révoltes, des camarades.
Elle est bien.

- Aaaahhh... soupire-t-elle même, d'aisance.

L'épouvantail craque machinalement ses doigts aux couleurs sanguines, et pousse un petit soupir à nouveau. Plus sombre. D'ailleurs elle s'est un peu éteinte, là, en quelques instants.
Son regard retombe morose sur le bureau du Russe, les débris de vase et les feuillets mal en point.

- Fais moi croire une seule seconde de plus que tu t'en branles pas de ton matos.

Elle a lâché ça tranquillement, sans ciller.
Plus brusquement, elle ajoute:

- T'es attaché à cet endroit, Tool?

Sous ses yeux glace, Trouble passe de 100 à 0, ou presque. En redescendant de son bureau, c'est comme si son agitation baissait également. Elle se fait plus calme, presque nonchalante dans sa hargne avant de perdre de ses couleurs, s'éteindre quelque peu.

- Fais moi croire une seule seconde de plus que tu t'en branles pas de ton matos.

La question, aussi inattendue qu'étrange, résonne entre eux. Tool fronce les sourcils.

Elle te provoque, là ?
Elle a pas réfléchi, en tous cas...
C'est bien, tu fais parfaitement la paire avec.
Vos gueules.

Trouble reprend :

- T'es attaché à cet endroit, Tool?

Il ne met pas longtemps à répondre.

- Ouais. Pas toi ?

Puis il reste songeur, quelques instants.

Tu laisses trop de terrain à cette gamine.

Il l'ignore.

Tool se lève et se retourne vers les étagères qui surplombent son bureau. Patiemment, sa main parcourt les objets qui y sont entreposés. Avant de se refermer sur un amas de figurines en bois.

- Regarde.

Son ton s'est adouci. Il se retourne et laisse se déplier l'ensemble : c'est un mobile en bois, plein d'étoiles et de planètes. Un mobile inachevé, pas encore peint mais qui tourne doucement déjà.

- Si j'avais pas mon matériel, j'aurais pas pu faire ça.

Il reste un instant songeur puis range la création. Il l'a faite pour un petit Perdu plein de doutes et de cauchemars mais ne lui a encore rien dit. Sourire lointain aux lèvres, le Patient se rappelle. Il saisit l'une des feuilles froissées, tachées. On y voit encore, c'est ce qui compte.

- Ça te va, comme réponse ?

Ça ne marche pas. Pas toujours. Parce qu'ils ne sont pas pareils; pas là pour les mêmes raisons, pas là depuis longtemps, pas autant passionnés par leur boulot, par exemple. À peine a-t-il dit "ouais" qu'elle sait que c'est fini. Elle ne lutte pas Trouble, pas maintenant.

Nan. lâche-t-elle, sans réfléchir plus que lui.

Elle ne l'a pas crié, pas hurlé, pas murmuré non plus. C'était juste là, posé, incisif. Pas de discussion en perspective. Elle l'observe juste de loin, à la dérobade, qui cherche des choses pour faire briller ses mirettes. Pourquoi c'est calme soudain ? Pourquoi c'est calme tout court ? Trouble met ses mains derrière sa tête et continue à se balancer. La chaise vacille parfois dangereusement, elle s'en fout. Qu'est ce que ça lui ferait, de se briser la nuque ? Sûrement pas grand chose. Enfin, quoi, la mort, c'est tellement du rien.

Puis l'Épouvantail examine le mobile.
Pas que ça l'intéresse vraiment, hein.
Il n'y a pas de discussion, mais c'est une genre de politesse timide qui persiste. Elle admire ses merveilles, ses splendeurs. Il est doué. Ouais, Tool est encore plus doué que ce qu'elle pensait.
Jalouse. Un brin. Sur les bords. Mais c'est là.
Elle le fixe jusqu'à ce que ce soit ranger, ce trésor d'artisanat. Sans sourciller, interdite.

Y'a pas de mieux. Ni de choix. J'suis pas attachée, y'a rien qui m'attacherait. C'est de la merde.

Mouvement de menton vers les figurines de bois, elle se sent même obligée de lui préciser, comme si ça avait de l'importance :

'Fin, pas ton truc hein. Il est bien. Tant mieux si tu t'éclates, que c'est comme ça qu'tu penses, que tout est beau et bien hey. C'est pas ça la merde, c'est ici.

Évidemment que ça en a, de l'importance.
Elle est glaciale quand elle dit ça. Amère, aussi, le regard dur qui foudroie le plafond.
Le regarder dans les yeux ? Impossible.

On est là parce qu'on a cru qu'on pourrait fuir la réalité, mais c'est du vent. Je préférerais crever que d'être ici.

Et là, peut-être qu'elle exagère, et que c'est pas si vrai.
Elle a le visage fermé, l'armurière.

- Y'a pas de mieux. Ni de choix. J'suis pas attachée, y'a rien qui m'attacherait. C'est de la merde.

Elle en débite, des conneries à la minute...

Tool aimerait bien le contredire mais, d'un côté, il est d'accord : il n'a jamais connu quelqu'un de totalement sans attaches et se demande si un tel concept existe réellement. Mais bon, il n'a pas à contredire Trouble, si c'est ce qu'elle aime dire. Pourquoi pas, après tout ?

- 'Fin, pas ton truc hein. Il est bien. Tant mieux si tu t'éclates, que c'est comme ça qu'tu penses, que tout est beau et bien hey. C'est pas ça la merde, c'est ici.

Le Patient hausse un sourcil, curieux.

- On est là parce qu'on a cru qu'on pourrait fuir la réalité, mais c'est du vent. Je préférerais crever que d'être ici.

C'est lâché sèchement et ça lui fait un peu mal, quelque part. Qu'une gosse de son âge soit déjà blasée, c'est impressionnant et un peu triste. Après tout, lui-même a réappris à vivre à Never Never Land.
On dirait que la magie ne fonctionne pas avec tout le monde.

Elle exagère.
Pour une fois qu'on est d'accord.
Vous en êtes bien sûrs ?

- C'est que t'as dû avoir de la chance, alors.

Il a parlé doucement, ne la regarde plus. Puis ses mains s'agitent, agrippent un crayon, un plan dont il commence à retracer les contours. S'occuper plutôt que de laisser ses bras fourmiller une fois encore.

- Moi, je ne regrette pas.

Schlick, schlack. Le crayon court sur le papier comme une lame qui fendrait la soie. Tool reprend :

- Dans l'autre monde, j'ai voulu mourir.

Il fait de son mieux pour rester nonchalant mais ses gestes contredisent son ton. Soudain, il se fige et lève les yeux vers Trouble.

- Je dis pas que c'est parfait, ici. Mais c'est tellement, tellement mieux que ce qui se passait... là-bas.

Même des années après, il n'avait toujours pas oublié.
Et quelque part, il se doute qu'il n'y parviendrait jamais.