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MessageSujet: Fragments   Fragments EmptyVen 14 Aoû 2015 - 18:23

Concept:


Il est des choses qu’on ne peut oublier. Des images, des réflexes, des sensations d’un autre âge et dont on ne peut se défaire. Cela fait des années, pourtant, que je suis partie loin d’elle. Des années que le sucre a cessé de fondre sur ma langue, des années que j’essaie de me remettre mais c’est vain : mes os sont toujours fragile, mon esprit refuse de coopérer. Et mon regard... mon regard. Peut-être suis-je la seule à y voir encore son reflet, les échos d’une peur ancienne. Peut-être suis-je la seule et cela me convient. Après tout, rien ne m’écoeurerait plus que de livrer mes faiblesse en pâture à qui saurait lire un peu trop fort.

Même encore aujourd’hui, je suis incapable de m’abandonner au sommeil si d’autres sont là.

Il est des choses qu’on ne peut oublier. Le plafond bleu sombre de la chambre, éclairé par les lueurs du crépuscule. Le store que l’on baisse, le walkman que l’on enclenche, le casque que l’on place de part et d’autre de mon crâne. La lumière éteinte, seuls subsistent les rais de lumière sanglante, filtrés par les stores. Je me souviens de la peur, de mes muscles qui se raidissaient déjà d’avance. Et la musique qu’elle mettait fort, pour ne pas que je l’entende se déplacer. Je ne bougeais pas, je luttais. Contre ma propre angoisse, l’envie de m’enfuir à toute jambe. C’était la peur contre la loyauté, l’effroi contre l’obéissance. Et je fermais les yeux, très fort pendant que l’obéissance gagnait. Parfois, c’était comme si mon esprit sortait de mon corps pour venir se fixer au plafond, observer la fille allongée, paumes plaquées contre les yeux alors que l’autre rôdait, caressait ses cheveux tout en s’emparant de l’objet. Je dis l’objet car je n’ai jamais vraiment su ce dont il s’agissait vraiment - selon ses dires, mieux valait que je l’ignore.

Durant le bref temps entre l’appel et l’arrivée des secours, elle aimait comparer cela à une piqûre. Je l’entends encore de façon nette : si tu avais regardé, cela t’aurait fait peur et tu aurais eu encore plus mal. C’est pour cela que je ne sus jamais ce qu’elle utilisait réellement. Si c’était une batte, un pilon ou quelque chose d’autre. De toutes façons, j’avais trop peur pour y penser vraiment. Ou peut-être que je pensais trop vite, que mon esprit s’emballait et que je me retrouvais semée, larguée par mes propres pensées. C’est une idée, aussi. Une hypothèse à ne pas écarter.

Je me souviens que - malgré mes mains, malgré le casque - je pouvais pressentir lorsqu’elle s’arrêtait, objet en main. Parfois c’était un genou, parfois un coude. Lorsque c’était le cas, elle me prenait doucement le poignet pour poser mon bras à plat sur le lit. Je me souviens que ne pas bouger en sachant ce qui allait se produire consommait toutes mes forces - j’étais presque fière d’y arriver mais surtout... je me souviens de la douleur.

J’essayais d’être digne, pourtant. De ne pas hurler. Mais c’était trop fort, trop dur à supporter. Et à chaque fois, elle plaquait sa main contre ma bouche, paume contre dents pour étouffer mes cris. Puis, pendant que je sanglotais, elle appelait les urgences. Les minutes qui suivaient étaient consacrées à me réconforter, me dire que tout irait bien. Mais mon bourreau était déjà la tête ailleurs, si heureuse d’y retourner. Et moi je crevais de mal, jointure explosée, en sang sur le matelas. C’était un rituel, auquel je me soumettais par amour et abnégation. Pour son regard si heureux, baigné de larmes de joie alors qu’elle me remerciait. C’était dans ces moments-là qu’elle disparaissait à la cuisine pour revenir avec ma récompense. Un carré de chocolat, souvent cher. Et je la laissais le glisser dans ma bouche, inerte. À la sensation de chaleur meurtrière s’échappant de mes os se mêlait la sensation de douceur sur la langue, le sucre qui fond.

Je me souviens de l’ambulance, des murs blancs. Me transporter alors que mes membres se disloquaient si facilement relevait du défi, mais le corps médical y était habitué. Je me souviens d’elle, ravie et papillonnante, si contente parmi eux, dans son élément. Elle aimait leur expliquer à quel point j’étais maladroite, se montrait heureuse comme une enfant, séductrice comme une catin. Je les détestais, les docteurs, alors qu’ils n’avaient rien fait de mal. Je les haïssais de lui donner ce qu’elle voulait, d’être les seuls, d’ailleurs, à le faire. Mais je haïssais aussi ceux qui s’intéressaient à moi de trop près, soulevaient les incohérences. Je savais qu’elle s’en faisait mais elle n’en avait pas besoin : je restais bouche scellée, digne dans mon horreur. Elle s’en méfiait, aussi. C’était pour cela qu’elle refusait de me donner de quoi soulager mes douleurs avant chaque séance : elle ne voulait pas éveiller les soupçons. Oh, c’était une femme intelligente.

Je me souviens des jours qui passent, de la routine qui s’installe. Des jours en mois, des mois en années. De mon corps qui changeait, de mon comportement qui se modifiait pour la répugner, pour qu’elle cesse de m’user. Mais rien ne la décourageait et je ne pouvais aller plus loin. Nous n’avions que l’une et l’autre, c’était pour cela que je ne pouvais m’enfuir. Et je l’aimais, je crois. L’idée qu’elle me frappe me rendait malade, mais jamais autant que l’idée de la trahir.

Je me souviens de mon quatorzième anniversaire, de la seule fois où elle effectua mal ses calculs. C’était soudain, imprévisible. Je me souviens que j’étais dans la salle de bain lorsqu’elle m’attira à elle pour me brûler. J’étais face au miroir, pas au plafond. Mais je ne me souviens plus de ce que j’y vis, non. Je crois que mon âme toute entière a lutté pour que cela reste flou.

Les jours qui suivirent furent blancs - la couleur du bandage que l’on serra autour de mon visage brûlé. La marque du fer à lisser couvrait une fossette et l’autre, chevauchant brièvement l’arête de mon nez. Je sursautais sans cesse dans ma chambre d’hôpital, me cachant sous les draps à chaque grésillement. Mon bourreau prétendit que j’avais glissé sur une plaque de cuisinière, mais je sentis le scepticisme grandissant des médecins. À cette époque, celui qui s’occupait régulièrement de moi partit à la retraite pour laisser place à un autre docteur : un homme jeune, qui disait revenir d’un long voyage. J’appris à connaître sa voix avant de pouvoir le voir, j’appris à me braquer car il était d’une gentillesse effarante, le genre d’attitude dangereuse, à faire fondre les résistances. Et je savais qu’il se doutait de tout, il me l’avait posément expliqué. Il m’avait aussi dit qu’ils me garderaient loin d’elle un peu plus longtemps, que j’aurais tout le temps de lui dire ce que j’avais à dire si je le voulais. Je me souviens n’avoir rien dit, me contentant de jeter le chocolat qu’elle m’amenait lors de ses visites quotidiennes. Le docteur venait souvent me rendre visite, me racontant ses voyages tout en la gardant à l’oeil. Mais ni elle ni moi ne trahissions quoique ce soit.

Puis vint le jour, peu après que je puisse voir de nouveau. Elle était venue me voir, dans la petite chambre que l’on m’avait assignée. À voix basse, elle m’avait demandé une faveur. J’étais fatiguée, la boule dans la gorge mais j’ai acquiescé.

Elle a serré ses mains autour de mon cou, fort jusqu’à ce que je perde connaissance.

Lorsque je me réveillai, elle était partie en me laissant un mot. Et même si elle n’était plus là, je flottai à nouveau. D’en haut, je voyais la fille allongée sur le lit d’hôpital, l’adolescente à la peau marbrée de bleus et à la face brûlée, baignée de larmes. J’étais faible, je n’en pouvais plus. D’en-haut, je me vis appeler mon médecin, attendre qu’il arrive et parler.

Hors de mon corps, je me vis la trahir.

Il est des choses qu’on ne peut oublier. Des images, des réflexes, des sensations d’un autre âge et dont on ne peut se défaire. Cela fait des années, pourtant, que je suis partie loin d’elle. Des années depuis ma trahison, depuis l’instant où nous avons été séparées. Pourtant je suis incapable d’oublier son visage et sa voix douce, le contact de ses mains et la douleur qu’elle m’infligeait. Même encore maintenant, je suis incapable d’oublier que je l’aimais. Ou croyais l’aimer, croyais que me laisser faire pouvait l’aider. Même encore maintenant, je me souviens du goût vomitif du chocolat sur ma langue. Même encore maintenant, ma gorge s’obstrue quand j’y repense. Et mon corps et mon visage portent encore les marques de ses traitements, de notre relations. Et j’aimerais tant tout oublier, cesser d’être en colère même encore maintenant.

Mais c’est impossible.

Même après tant d’années, je suis incapable d’oublier le souvenir de maman.
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