Pourquoi y a pas de réveil dans ce foutu pays ?! Pourquoi chaque fois que tu veux bien faire, on te met des bâtons dans les roues ? Comment elles font, les autres ??
Dans la Cabane Maternelle, tu regardes Love. Elle dort. Elle est paisible. La lune éclaire un peu son visage qui est beau. Tu es restée éveillée car la nuit dernière un gamin a pleuré et tu l’as pas entendu, et c’est Love qui y est allé. Tu t’es réveillé après, bien après, bien trop après, et tout était déjà fait, et tu t’es senti tellement mal que tu y as pensé toute la journée, le cœur en vrac, les yeux rouges. Cette nuit, bien sûr, personne ne pleure. Mais tu as peur de dormir, parce qu’à tous les coups ce sera à ce moment qu’il se passera quelque chose. Et parce que si tu t’endors maintenant, tu te réveilleras pas avant les autres. Puisque y a pas de réveil. Et les mères se réveillent toujours avant les enfants. Les bonnes mères, quoi.

Tu voles une clope à Love et tu te mets à fumer à la fenêtre. Tu vois les plus grands Sentinelles arpenter le pont. Le noir du ciel se dilue un peu. Peter Pan va bientôt se réveiller, l’Esprit Nuit va se barrer. Bordel, quel ramassis de conneries, c’est dingue. Tu jettes la clope dans le vide. Tu fixes le vide. Un truc bleu frémit dedans. Sky ? Swag ? Non, c’est une des tiens. C’est Reverse. Tu es fière de toi, tu l’as reconnu, rien qu’à la démarche, aux cheveux. Quand tu en oublies un, c’est la catastrophe. Reverse toute seule, dans l’aube à peine entamée, dans le danger d’en bas. C’est l’occasion ou jamais.

Tu attrapes ton blouson, enfile tes vielles godasses et tu pars en trompe.
Tu portes juste un short et un vieux t-shirt trop petit. Il fait chaud. On t’a dit que c’est parce que Peter allait bien. Tu cherches pas trop à comprendre, ça te met mal à l’aise. Tu cours. Tu la rattrapes.

— Reverse !

Le ton est autoritaire, il y tremble un reproche qui sous la dureté pourtant, manque d’assurance.

— Tu vas où à cette heure ? On peut savoir ?

Tu lui agrippes le poignet, un peu fort.

Tu ne connais pas tous les endroits de l'île.
Tu ne sais jamais quand les gamins parlent de jeu ou de vrai.
Tu les écoutes, la tête un peu baissée, tu les fixes et essayes de deviner. Et puis ça te perturbe, ça te stresse, tu t'en vas.

Reverse fait partie de ces gamins bizarres, qui parlent comme dans les poésies, ce langage dont tu comprends que dalle. Tu voudrais la secouer par les épaules et lui dire d'être plus claire, d'être normale bon sang. Mais y a un truc ailleurs dans ses yeux, vachement grands. Tu sais que Love s'énerverait pas comme ça.

— D'accord, mon cœur.

Ton ton est gauche, ton sourire tordu, ta bouche a presque bavé le mot qui sort sans naturel, sans tendresse, juste comme une récitation. Parce que tu ne sais pas dire la poésie, Angie.

Le contact doux et simple de Reverse te bouscule un peu, mais y a de la satisfaction aussi. Elle te traite comme une maman, comme une vraie maman, peut-être qu'elle compte sur toi ou une connerie du genre. Tu la suis même si tu sais pas du tout de quoi elle parle. Tu es sûre que c'est ce que les mères font. Tu regardes en arrière, le mégot, le Grand Arbre. Personne ne sait que tu veilles sur Reverse. Tu es déçue. Tant pis.

Sur le chemin, tu abandonnes furtivement la main de Reverse pour allumer une clope. Tu la reprends aussitôt ensuite, ne pas tout gâcher. Ne pas la décevoir, la lâcher, la laisser. Tu es un peu brusque, toujours.

— Ça te gêne pas ?

Tu désignes la clope.

— Love aussi elle fume et...

Tu t'interromps et enchaine un peu brutalement. Toujours.

— Pourquoi maman beige ? Love tu l'appelles comment ? Et Aphrodite ? Et Laila ?

Beige. C'est un peu terne, le beige.
Ta mâchoire se crispe.

J'aime quand tu dis "mon coeur".

Tu te forces à pas sourire, parce que ce serait le genre de sourire arrogant qui collerait pas là. Tu sais pas trop cacher tes émotions. Love sait exprimer l'émotion qu'elle choisit. C'est un putain de talent. Elle peut penser, procéder. Elle se dit "je vais exprimer la gratitude" et voilà, elle le fait. C'est un talent, c'est carrément ouf. Tu sauras jamais faire ça.

Reverse parle encore de ses couleurs. T'essayes fort de comprendre son langage, de décrypter ses foutues codes. Beige. Un peu rouge. Rouge ? C'est violent rouge. La colère, le sang. Après tu te dis, c'est aussi l'amour. Tu plisses les yeux pour décoder l'expression de Reverse maintenant. Colère ou Amour. Tu sais pas, ça se voit pas.

Elle te lâche brusquement, et cet abandon de rien du tout te soulève le coeur. Tu lui cours après, tu cours après votre étreinte et ton rôle qui s'effiloche tout à coup. Tu la rattrapes vite et sur ton visage on a l'impression que tu as couru très longtemps, l'angoisse qui tord les tripes, alors que non, juste quelques pas. Reverse remarque pas. Elle a ramassé des cailloux et elle te les montre. Tu te dis que c'est bien un truc de gamin et ça te rassure parce que si elle fait les trucs de gamin, tu es bien la mère. Tu l'écoutes parce que tu te sens vraiment bien mère là.

— C'est comme des cailloux. C'est que des cailloux, mais ils ont pas la même forme. Vous êtes toutes des mamans, mais pas pareilles. Alors c'est pour ça que tu es beige, et que Love est rose presque rouge. Aphrodite, c'est un rose très bonbon, et Laila, qui va plus vers le violet. Joy, c'est gris. Jo... a pas assez de couleurs. C'est pas bien.

Rose presque rouge. Tu résistes encore à sourire. Feindre l'indifférence, essayer. Joy gris. Largement pire que beige, gris. Tu dis rien mais t'es bien fière.
Et puis la petite te fourre ses cailloux dans la poche de ton bombers. Tu recules vite fait.
Tu dois les garder. Quoi, pourquoi. Tu la regardes avec une moue perplexe. Après tu te rappelles que c'est une gamine, en plus elle fait partie de ceux qui sont bizarres. Tu es sa mère, tu l'aimes, tu la rassures, alors tu dis : Je les garde.
Et ça te fait chier, mais tu vas les garder.

Tu attends qu'elle se remette en marche et tu lui attrapes vite la main. Tu balances la clope par terre. Et puis comme t'arrêtes pas d'y penser, tu parles.

— Bon Reverse. En fait j'ai pas tout capté. L'endroit que tu dis là... Je veux dire, c'est un vrai endroit ? C'est juste un jeu, ou alors c'est un truc que tu as appelé comme ça, une sorte de cabane secrète ? Parce que j'ai pas compris ton histoire de géant coeur. Sauf si tu parles de, de Peter Pan.

T'as encore du mal à dire son nom, à ce bouffon. Tu sais juste qu'il y en a qui disent qu'il est le coeur. Tu cherches pas plus loin. Jamais.

Un vrai géant avec une vraie bouche et tout vrai.
Putain. Putain de bordel. T'aimes pas ça toi. Quand tout ce qui est pas vrai devient tout vrai, dans ce pays de tarés. Tu te ronges les ongles, mécaniquement, tes traits se tendent. L'avantage, c'est que comme t'es la maman, là, la peur a pas le droit. Pas le droit d'être, ou juste dans un coin, sous le tapis.

Autre cigarette, tu tousses un peu, et puis tu sens pas bon, y a même un foutu hibou qui tourne la tête d'un air inquisiteur quand tu passes. C'est dingue ça quand même, des hiboux avec des regards inquisiteurs. Tu passes en crachant au pied de sa branche. C'est n'importe quoi.
Et puis la phrase.

—  Peter n'a pas un coeur.

Tu manques un pas, tu trébuches vaguement.
Le ton est si calme, tranquille, anodin. Une vérité naturelle, comme un fait élémentaire. Alors que c'est une violation, un délit, un crime ici-bas. Alors que c'est toi, la dure à cuire, qui n'osera jamais prononcer ces mots-là. Alors que pour ta fausse môme, ça coule de source. Ça coule de source.

Tu suis son regard.
Putain de géant.
Ton coeur accélère, tu inspires fort, entre la lassitude et l'angoisse, drôle d'état si on peut dire.

— Fuck, c'est un foutu géant.

Un pas, et vous sortirez des bois. Exposés, engagés, pour de bon.
Tu sais bien que c'est à toi, de faire le pas.

— Bon. Ben allez. On va pas y passer la nuit.

Vous vous avancez. Tu respires fort, en plus tu tires sur la guinze en même temps.

— Comment on sait qu'il dort ?

T'aimes pas ça. Lui poser des questions, à la petite. Et puis ton ton est tellement lâche, tellement puéril. C'est cramé que tu flippes. Tu sais pas la rassurer. Tu commences à avoir les boules, à te sentir vraiment mal. Tu rougis.

— T'inquiète pas en tous cas, ça va aller et tout. T'as la frousse ? Je serai là et tout ça.

Tu te hais, tu es nulle, NULLE !

Tu ne le remarqueras pas tout de suite. Peut-être qu'une bonne mère, une vraie mère, l'aurait senti tout de suite. Toi, c'est presque au dernier moment. La voix de l'Hélice s'effiloche et se ramollit comme une vieille pâte pas cuite. Tu la regardes pas, puisque tu regardes l'immense corps, gros et dur, qui s'étire comme un foutu paysage.

Et elle glisse. Elle glisse à la fois doucement et rapidement, elle te lâche, elle te fait la lâcher. Ton visage se tourne d'un seul coup.

— REVERSE !

Ta voix est déjà éraillée, tu brailles déjà, tu paniques déjà.

Son corps tout frêle s'est effondré. Elle a presque l'air morte mais tu sens, entre tes doigts qui tremblent, qu'elle respire. Ses joues sont blanches. Tu es affolée, paralysée, et tes gestes sont vains. Ça sert à rien de palper son pouls, de la palper de partout, de regarder autour de toi comme ça. Et tu le sais. Des larmes de rage et de désespoir embuent ton regard. Tu les essuies avec un geste violent, rancunier.

— Reverse, je t'en prie.

Ta voix est coupée.
Que ferait une mère ? Elle irait aux Urgences. Ta gueule !
Que ferait une mère ? Que ferait une mère ??

Tu la soutiens en plaçant ton bras derrière son dos. Elle est tellement légère. Puis tu sors ta flasque d'eau et tu l'asperges un peu. Tu arrêtes pas de murmurer des prières. S'il te plait, s'il te plait, s'il te plait.

Des pitiés, des bordels, des mais putains.
Tes yeux n'arrêtent pas de pleurer. Tu la serres, tu l'agrippes, comme pour t'empêcher de l'abandonner. C'est tout de suite si violent avec toi.


— Reverse ? Reverse... ta voi est brisée, essoufflée, perchée par les pleurs.

Tu lui caresses les cheveux et tu observes son visage tout paisible avec une intensité plus immense que le corps du géant.  

— Ça marche.

Tu te figes, tu écarquilles les yeux, un sourire sursaute longtemps sur tes lèvres. Tu n'oses pas y croire. C'est rien pourtant. Elle est pas morte, elle est pas en danger. Mais tu en trembles encore, dis donc. Tu la regardes comme on regarde la plus précieuse des choses.

— Sois pas si bleue, je suis encore là.

Tu ris, un rire encore plein de larmes, de nerf et de soulagement aussi. Tu t'essuies le nez, les yeux, puis tu la serres encore un peu, encore un peu plus fort. Tu es toujours accroupie, dans une position bizarre parce que tu n'as pas eu le temps d'y penser. Reverse est toujours lovée dans tes bras, tranquille, immobile, elle ressemble à une princesse d'un autre monde.
Tu lui caresses tes cheveux, en lissant les mèches qui veulent tomber sur le front. Ta tendresse n'est pas programmée cette fois, elle n'a rien de feint, et en fait, tu n'en as même pas conscience.

Puis, une contraction sur son visage. Tu t'inquiètes, tes yeux la scrutent de partout, alertes et désordonnés. Tu ne souris plus, tu guettes.

— Tu as mal ? Qu'est-ce qui se passe ? Attends.

Tu la hisses un peu plus, pour qu'elle s'assoie, dans un petit souffle d'effort.

— Ça va aller, euh, mon cœur.

Maladresse, pincement au cœur. C'est pas grave, tu t'attardes pas. Y a plus grave.
Tu n'as pas d'idée. Tu ne sais pas quoi faire. Tu ne sais pas !
Tu sors une autre flasque de la poche de ton grand blouson. Une flasque que d'habitude, tu partages pas trop. Dedans, y a pas de l'eau. Mais si toi, ça te requinque, peut-être que Reverse...

— Tiens, bois ça. Juste une gorgée. Ma grand-mère, il paraît qu'elle guérissait de tout grâce à ça. C'était pas une gentille femme, mais je crois qu'elle disait vrai. Juste une gorgée, hein !

Tu lui tends la flasque. C'est peut-être du rhum ou du whisky, tu sais pas trop.

— Je l'ai pris au Chef des Soigneurs. Il faut pas le dire, d'accord ?

Tu te mets à flipper un peu. C'est pas très responsable, de faire boire un enfant. C'est ce que ferait la pire des mères, non ? Mais trop tard. Tu as trouvé que ça.
Nerveuse, tu déplies tes jambes et laisse Reverse se tenir. Tu sors une clope, encore, et tu l'allumes, les gestes secs. Tu lui souris, et ton sourire aussi est tout nerveux. Mais il est sincère, quand même.

Avec un petit sourire qui manque de substance, tu ranges la flasque dans la grande poche de ton bombers.


— OK. C'est parti.

Tu tires une latte.
Tu l'expulses.
Tu marches.
Tu comprends pas.

Elle vient de s'effondrer. Elle a eu mal. Peut-être qu'elle a eu peur. C'était pas drôle. Y a avait rien d’enthousiasmant là-dedans.
Alors pourquoi ?
Pourquoi Reverse, t'as encore envie de t'y jeter à corps perdu ? Pourquoi tu continues d'avancer vers un, un putain de géant ?? Qu'est-ce qu'il y a de si super à connaitre ça...
Toi, tu comprends pas.
Tu es peut-être pas assez enfant.
Pas ces enfants-là, en tous cas.

*

Il dort. Géant endormi, ben oui.
Il est super long, on voit pas sa tête. Y a juste un grand pied comme une tour moche. C'est dégoûtant, en fait. Mais Reverse a pas l'air dégoûté. Tu peux pas la laisser là. C'est ton rôle. Mais pourquoi elle s'avance vers le pied moche, comme ça, tranquille. Elle vient de s'évanouir, putain.

— Reverse, pourquoi tu veux aller sur ce truc ? C'est Peter qui t'a dit que c'était cool ?

Parce que si c'est ça, ils sont pas sortis.

— Tu sais que c'est dangereux ? J'veux dire... Si ça se trouve on pourrait y passer, carrément.

Une sorte de tressaillement dans le sol.
Il remue un peu.
Tu coupes ta respiration, la clope au bec que tu aspires plus.
Tu jettes un regard angoissé à Reverse.

Sérieusement.

Oh.

— C'est toi qui décides, c'est toi la maman.

Oh.

Ouh, ça te remue, cette phrase-là.
Tu te sens un peu bizarre, parce que tu sais bien quand même, que tu n'es pas une vraie maman. C'est Love, la vraie.
Mais Love en a tellement. Tout le monde aime Love. Tout le monde veut Love. Même toi, au fond.

Alors si tu n'as que Reverse, juste Reverse, ce n'est peut-être pas très grave, pas vrai ?
Tu lui fais un grand sourire, un sourire tout tordu, tout sincère. Ça t'a tellement réchauffé que tu ne penses plus à rien.

— Moi, je vais t'dire, rentrer dans la bouche d'un mec, géant ou pas, ça me parait un peu dégueu ! C'est peut-être rouge ou vert ou ce que tu veux, mais ça doit foutrement puer là-dedans. A la place, on trouvera des couleurs ailleurs, genre dans les fleurs, ce genre de conne... de trucs.

Tu vérifies d'un coup d'oeil si tu l'as pas vexé. Ça a l'air d'aller.

— Par contre, on peut se marrer un peu.

Ton oeil pétille, ton ton a changé.

— Ça te dirait de l'emmerder un peu, ce gros balourd ?

Tu sors ton vieux briquet, que tu n'utilises presque plus pour le préserver. Puis, la flasque. Puis, d'un air de défi, levant les sourcils, tu t'approches du pied dressé du géant. Tu l'asperges d'alcool avant de jeter la flasque par terre. Tu tends le bras, le briquet au bout, en direction de ta gamine.

— Chiche ?

Quitte à vivre dangereusement, autant que ce soit marrant.