L'eau du bassin était tiède. Peter en avait-il conscience ?
La végétation autour du bassin était rougeâtre, rêche et sèche. Peter en avait-il conscience ?
Les enfants étaient tous réfugiés dans leurs Cabanes, à l'exception de Sparkle peut-être, car Peter diffusait autour de lui encore plus de chaleur que l'air qu'il avait déjà saturé de soleil. Peter en avait-il conscience ?
Non.

Peter était comme fou. Il faisait peur à voir. Il riait aux éclats, presque ivre, presque étouffé, tout seul dans l'eau. L'eau était claire et chaude. Sa peau était dorée et ses yeux étaient dorés. Il barbotait. Il était tout seul. Et il était heureux.

La vision de Peter se troublait parfois, comme lorsqu'il revenait des orgies de fées après avoir ingurgité plus d'un verre d'ambroisie. Lorsqu'il tournait la tête trop vite, les images devant lui se mettaient à danser. Et cela l'amusait, et il riait, il riait, encore, encore. Le matin-même, il avait joué avec l'Esprit Feu et s'était brûlé tout l'avant-bras, mais n'avait rien pu sentir. Rien qu'un léger chatouillement qui l'avait euphorisé encore d'avantage. Il avait tapé dans ses mains. Il avait dansé au cœur d'un incendie. Il avait troué les nuages de cendres. Il s'était amusé. Tout seul. Dans son délire. Dans sa folie rieuse et ravageuse.


Peter Pan s'amusait présentement à imiter Hook. Son habit était rouge, comme toute la végétation de l'île, et il en était ravi, car ainsi il était encore plus proche de l'aspect dramatique du capitaine. Il s'imaginait que le Crocodile, dont le rôle était actuellement attribué à un morceau de bois flottant, le poursuivait. Il hurlait d'un air faussement tragique :

— Oh, à moi, je me meurs... Le crocodile va me dévorer... Rire étranglé. Oh non, par saint Perlinpinpin, je vais saigner partout et mourir dans d'atroce souffrances, bwaaah...

Le bruit de ses splashs et de ses ploufs dérangeait même les rares insectes qui s'aventuraient à la recherche de fleurs potables.
Subitement, un froissement lointain sembla capter son attention. Il se redressa et prit de l'altitude aussitôt, rasant l'eau de ses menus orteils.

— Ola, qui va là ! s'écria-t-il en brandissant son crochet et en déformant son visage d'une affreuse grimace. Je suis le capitaine Crochet et je vais vous dépouiller !

Ses yeux flottèrent aux alentours d'une silhouette chimérique, étrange, sombre et grave, luttant pour s'y fixer et en préciser les contours.

Il gloussa.
Quelqu'un pour jouer avec lui.
Quelqu'un de bizarre, de spécial, d'extraordinaire.
Merveilleux.
Il rit, rit, rit.

Alors que la Créature approchait, des murmures fusaient entre les fentes des Cabanes perchées. Les enfants, reclus dans l'ombre salutaire de leurs bicoques, alertés par les exclamations de Peter Pan que chacun entendait, scrutaient à travers ces mêmes fentes l'arrivée de Nadie.

— C'est celle qui vit dans les ruines... chuchotèrent même certains, parmi les plus aventureux et les plus anciens.

Les autres se taisaient, impressionnés, inquiets pour leur roi et, par voie de conséquence, pour eux-mêmes.

— Allez, dégage, reste pas là... siffla Lacerate en grinçant des dents, son regard luisant alternant entre Peter et Nadie.


Mais Peter ne bougerait pas. Peter n'avait pas peur. Peter n'avait jamais peur, n'est-ce pas ? ...

Il décortiqua lentement du regard la Créature Légendaire qui s'était présentée à lui. Il fut séduit par sa noblesse quasi instantanément. Elle avait l'air à la fois féroce et digne, un paradoxe qui le marquait toujours profondément. Un peu comme avec Hook, finalement...

A ce propos, Peter se rengorgea lorsque la Créature, Personne, s'adressa à lui en usant de son titre de capitaine. Il vint se poser sur un rocher, en tailleur, et les rares pousses qui encerclaient ledit rocher s'asséchèrent aussitôt. Il gardait son index replié, en forme de crochet.

— Je n'arrive pas à ne pas faire attention aux choses extraordinaires. Même quand elles ne sont personne. C'est clair que tu es extraordinaire ! Lueur gourmande. Tu voulais me voir de près ou juste visiter le Grand Arbre ? Tu ne pourras pas y vivre si facilement, par contre.

Ça ne lui venait pas à l'esprit, ah non, qu'elle pût juste être assoiffée. Ou même, qui sait, vouloir le manger.

Peter, qui ne faisait pas de distinction entre le réel et l'imaginaire, ne comprit pas très bien la phrase de la Centaure. Il fut sur le point de lui demander une explication plus claire, avant de se rétracter, car il était flatté. Lorsque Peter était flatté, deux façons fort contrastées de réagir s'opéraient : soit son énergie était ravivée, comme fouettée, soit il devenait incapable de réagir, de réfléchir. Ce jour-là, il ne sut voir en Nadie qu'une admiratrice. Et qu'il était réjouissant de se faire ainsi admirer par une Créature si singulière !
Il avait d'ores et déjà tout oublié de son premier jeu, délaissant son habit de Crochet pour ne plus porter que le sien, écarlate, éblouissant.

— D'accord ! répondit-il, tout enjoué.

Il s'approcha de la Centaure en prenant la main qu'elle lui tendait. Sa propre peau était chaude, presque bouillante, et son visage avait tout des figures enfievrés des jeunes enfants, les yeux brillants, les joues rosies, la frange poissée par la sueur.
Il décortiqua longuement Nadie du regard, malgré l'instabilité de son équilibre. Déjà, un désir se formait en lui : celui de garder la Créature auprès de lui.

— Comment faut-il que je me place ? Oh, peut-être pourrais-tu me peindre en Napoléon ? Ou bien en Barbe-Noire ? Oh, zut, je n'ai pas ma couronne, je devrais aller la chercher.

Tout éparpillé qu'il était, il tomba à la renverse, atterrissant sur son postérieur, comme l'aurait fait un être très imbibé. Il tenta de se relever mais l'entreprise s'avérait compliquée, malgré l'éclat de rire dissonant qui s'échappait de sa bouche.

— Je suis tombé... dit-il d'une drôle de voix.

Il s'agrippa alors à la fourrure de la Centaure pour se redresser, ce qui se révélait indubitablement fort douloureux, et dont il ne prenait pas conscience naturellement. Il tangua très légèrement avant de poser les mains sur ses hanches en lâchant un grand « Aaah » soulagé, dont l'apparition restait assez énigmatique.

— C'est drôle, une Centaure qui peint... En dehors des fées du Palais, je ne connais que des peintres humains.

Et un sourire tendre.

Unique en son genre.
Ainsi, Nadie venait de se métamorphoser sous ses yeux étincelants. Nadie n'était dès lors ni centaure, ni même créature, Nadie était à elle seule une aventure. Il suffit qu'elle prononçât cette brève déclaration pour que le coeur de Peter s'enflammât d'avantage. Son regard, d'ailleurs, devait avoir quelque chose de bizarre, un peu dévorant, tandis qu'il la décortiquait de façon morcelée, partie par partie.
Peter sentait d'instinct la magie brute qui émanait de tout cet être, mais il était incapable de la comprendre.

Le sourire presque fixe de l'Enfant Roi se fana légèrement toutefois, lorsqu'il fut question de son habit. Il baissa la tête sur sa propre tunique, l'expression ostensiblement perplexe, comme s'il prenait seulement conscience de la mutation en question.

— Oh...

Puis son attention se reporta sur les gestes précautionneux de Nadie.

— Alors, toi aussi tu as des rapporteurs ? dit-il alors d'une voix dont l'intonation évoquait un peu celle d'un hoquet. Les miens sont efficaces, ils me disent tout ce qui se passe ici. Au cas où il y aurait des fautes, des bagarres, ou même pire : des grandissements. Ils ne s'occupent pas des autres parties de l'île, ça c'est plutôt les Sentinelles ou les Éclaireurs. Au creux de ce ton discordant toutefois, on sentait très nettement une pointe d'orgueil – Peter était très fier de la sophistication de son système. En ce moment, ils ne me disent pas grand chose, en tous cas depuis hier.

En vérité, cela faisait des lunes et des lunes que les enfants évitaient du mieux possible de se trouver en présence du roi. Y compris les rapporteurs. Peter n'était pas seulement amnésique ou inconscient, il ne maitrisait pas du tout les mesures de temps.

— C'est bien dommage, car j'aurais voulu faire la guerre contre les Piccaninny. Parfois, on fait cela quand on s'ennuie. Ou plutôt, quand il s'ennuyait. Mais si je rentre en guerre, les garçons seront bien forcés de me suivre ! Je dois trouver la hache de guerre, je sais où elle est enterrée, mais je ne me souviens plus bien...

Il sembla se concentrer et on voyait distinctement l'effort que cela représentait.
Une feuille se détacha de son habit, une feuille sèche et bordeaux. Il l'attrapa au vol et elle s'assécha davantage.

— Quant à ma couleur... C'est vrai que mon habit est bien rouge. Est-ce une belle couleur, le rouge ? Toi qui es peintre unique en ton genre — Il accentua chaque syllabe, ravi— tu dois savoir. Je crois que c'est à cause de l'Esprit Feu, il est si heureux ! Même les arbres deviennent rouges, je crois. Quand un esprit est content, il transforme le paysage, c'est tellement drôle. Mais parfois, ça va trop loin, comme quand l'Esprit Loup...

Mais il ne se souvenait déjà plus de cet évènement, il savait simplement qu'il s'était produit quelque chose à son propos.

— Peux-tu me peindre en chef peau-rouge ? Ainsi lorsque je leur ferai la guerre, j'aurai l'air d'un véritable guerrier Piccaninny !!

Il adopta une posture agressive, les points serrés, avant de mimer – vraisemblablement – un coup de grâce porté à la hache sur une victime imaginaire. Puis il gloussa, faiblement, innocemment.

Tout était, en un éclair, devenu grave. Le visage de Peter Pan était grave alors qu'il écoutait avec une attention réelle, un peu miraculeuse en vue de son état, le récit de Nadie. Nadie contait la réalité passée de son monde comme l'on rapporte les légendes. Il apparaissait même que l'aura de Peter était moins brûlante, moins corrosive, comme si elle se recueillait elle aussi.

— ... pour que l'Île n'oublie jamais qu'ici l'Innocence fut un peu assassinée. répéta-t-il d'un air absent, un peu habité néanmoins.

Ces concepts abstraits ne trouvaient guère de sens en l'esprit de Peter Pan, mais il était sensible à leur grandiloquence. Nadie parlait comme les peaux-rouges. Tandis que les mots et les images se succédaient dans une étrange chorégraphie au sein de son imaginaire, il revoyait de plus en plus nettement les évènements qui s'étaient déroulés. Mais la danse des mots et des images était éparpillée, même un peu agressive, il ne parvenait pas à y mettre de l'ordre et cela en devenait étourdissant.

— La Sylve Obscure... C'est à la forêt ce que mon Ombre est à moi-même.

Ce n'était pas tout à fait vrai, mais Peter se rassurait en constatant que son île lui ressemblait. Ainsi, elle ne pouvait lui échapper, elle demeurait sienne, sous son contrôle. Peter était depuis toujours bercé par l'illusion qu'il contrôlait son monde car il se contrôlait lui-même. Alors même qu'en vérité, il avait plus de contrôle sur son île que sur lui-même. Bref.

— Quel animal choisirais-tu comme totem si tu étais un chef Piccaninny, Enfant-Sacré ?

Peter réfléchit. Et lorsque Peter réfléchissait, cela se voyait aussitôt sur son visage. Il passa en revue tous les animaux qu'il connaissait.

— Je serais sûrement un oiseau, puisque je suis à moitié oiseau. J'ai été élevé par eux avant de venir au Pays. Oh, mais les Piccaninny ne sont pas des oiseaux, n'est-ce pas ? Quel dommage, j'aurais pu alors être un pinson, ou bien un aigle, ou non, un phénix ! Sa poitrine s'agitait sous l'excitation qui accélérait son souffle. Alors je serais un lion, car c'est le roi des animaux, et que moi, je suis le roi des enfants.

Il bondit en l'air et s'assit en tailleur sur le vent.

— Lion Merveilleux. Cela me va bien ! Ce sera mon nouveau nom de Piccaninny ! Veux-tu partir à la guerre ? Nous pouvons te trouver un nom à toi aussi...Panthère Extraordinaire ! Oui, c'est parfait ! Il frappa dans ses mains avec ravissement. Les Piccaninny pourraient penser que tu es l'une d'entre eux, car ils se mêlent à l'essence animale. D'ailleurs, ton visage...

Son visage. Ses traits. Ils semblaient taillés dans la même écorce que les peaux-rouges.
Il se calma, s'approcha, toujours lévitant. Sa main s'avançait doucement du visage de Nadie. Mais il y eut un crépitement, et il la rétracta, un peu surpris par sa propre réaction. Les enfants ne jouaient plus dehors, les arbres devenaient rouges et l'eau mourrait, et Peter Pan ne comprenait aucunement que tous ces bouleversements étaient précisément causés par les crépitements qui courraient sur lui.

Peter avait entendu le grognement et Peter avait senti la crispation de Nadie, alors que sa posture digne et sereine se muait en une posture digne et courroucée. Il ne comprit pas, il ne comprit rien, comme il n'avait rien compris aux réactions qu'il provoquait. Il était semblable à un chat aux pattes sales qui viendrait gambader dans une maison éclatante puis se trouverait éberlué en découvrant moultes traces disgracieuses sur le sol blanc. Et comme le chat, il aurait tôt fait d'oublier cette découverte fâcheuse ; à quoi bon s'y attarder, puisqu'il pouvait encore gambader ?

— Peter...

Mais la voix de Nadie a changé, et un frisson parcourt Peter musèle sa joie de son doux vent froid. L'instant se prolonge, suspendu, et quiconque le contemple se demande si ledit instant tiendra sur son fil ou s'il finira par tanguer, tanguer, et chuter, chuter.
L'Enfant Roi sent la fraicheur de la peau de Nadie, et il sent aussi qu'il va lui faire mal, et l'équilibre funambule de l'instant fait qu'il a peur, peur de lui faire mal. Peter est conscient, Peter reçoit.
Et d'ailleurs Peter ne lévite plus, il s'est posé, déposé, apaisé, et le trouble de sa vue tente fort de se stabiliser. Il ne comprend, pas plus que les réactions chimiques de son ivresse incendiaire, guère pourquoi les gestes de Nadie le tiennent en docilité, en recueillement.
A cet instant, suspendu toujours, certains pouvaient croire que tout aurait pu s'achever, que Nadie par son aura, par sa noblesse et par l'absence de peur qui allégeait son coeur, aurait su étouffer la déflagration qui les menaçait tous. Oui, on pouvait y croire.


Peter la toucha longuement.
Il effleura les creux et les bosses de son visage, en scruta chaque virage d'une expression indéchiffrable. Il finit par y plaquer ses deux mains, plongeant la pâleur luisante au creux de la peinture vive. Il stoppa son geste, immobile, figé. Puis tout s'enchaîna.
Le roi, les paumes couvertes d'enduit, se mit à arracher les feuilles rubescentes de sa tunique, frénétiquement, avec une sorte d'urgence nerveuse. En quelques secondes il fut presque entièrement dépouillé, on aurait dit un oisillon pas fini, tombé du nid. Quelques feuilles s'étaient agrippées à sa peau, éparpillées et tristes.
Le corps tendu, la respiration enflammée, Peter fixait Nadie d'un air un peu halluciné, très intense, les yeux immenses. On aurait dit un fou frappé d'un soudain éclair de lucidité qui lui faisait prendre conscience de sa propre folie, mais incapable de s'en libérer.

Il poussa un cri, un cri bref et pas très fort, de ceux qu'on pousse à l'extraction d'un cauchemar. Avant de s'enduire encore plus fébrilement de la peinture chamarrée qui lui poissait les doigts, partout partout, les pieds, les bras, le torse, le visage, même les cheveux. Il y avait du bleu dans la peinture, du blanc, un peu de vert peut-être, point tant de rouge. Là, en plus d'un fou, on aurait cru un être cherchant désespérément tout moyen de se couvrir, se recouvrir, d'apaiser un mal ; comme une brûlure.


Au loin pourtant, on entendit le Volcan gronder.
Un murmure grave et sombre s'engouffra dans le bruit, porté par son tonnerre.

— Quoiqu'on fasse, on a mal. N'est-ce pas. Comment fais-tu pour ne pas avoir mal.

Elle ne le touchera pas. Il attend, il attend le contact de sa main fraîche, peut-être même froide, une main forte qui se plaquera contre sa peau ardente. Il sent la vibration qui émane de ses doigts, elle bourdonne même contre ses tympans, il l'attend. Mais elle ne le touchera pas.
Le contact tarde et s'épingle au vide, traître, et sous les couches de couleur des larmes invisibles inondent les yeux de Peter Pan. Il ne pleurera pas, non, elles resteront en suspens, prisonnières de ses prunelles, il ne les laissera pas tomber pour ne pas laver la peinture qui l'habille et le protège.

— Tu es la vie, Enfant Premier.

Parle encore, atteints moi encore un peu, la peinture, ça ne durera pas, elle va sécher, je suis tellement chaud, elle s'écaillera et partira en poussière, et la poussière de peinture ne protège de rien.
Alors elle parle, et ça lui échappe, à Peter, qui ne comprend pas la profondeur de ces mots-là, de ces conceptions-là. Quelque part en lui, au delà de sa conscience effilée, ça le touche pourtant, ça trifouille un coin de son âme, comme une eau troublée.

Et le contact vient, enfin. Le soulagement est intense, salvateur. La scène s'inverse, aussi tendre que la précédente était brusque et nerveuse. Les larmes affluent mais non, elles ne couleront pas, il les retiendra de toute sa hargne.

— Moi aussi, j'ai mal, Peter.

Non.
Sa main va partir, le laisser, le laisser à cet incendie intérieur qui le comble et le dévore. Alors Peter s'en saisit, subitement, avec urgence, et la garde plaquée sur son front. Il la déplace, la bouge, s'infligeant des caresses comme le ferait un contusionné avec un sac de glace. Le soleil de son être s'apaise, s'endort un peu.

— Quelle chose terrible d'être en vie. Mais je ne mourrai pas, femme panthère. Cela ne finira jamais. Je ne peux mourir, puisque je ne suis jamais né.

Son ton est si anormalement grave qu'on ne croirait pas entendre sa voix.
Et cette partie de lui qui s'exprimait présentement lui était inconnu à lui-même. Cette partie-là ne disait rien d'ordinaire, car Peter l'avait enfouie, oubliée, incomprise et méprisée. Il fallait gratter loin sous la joie et la jeunesse pour l'atteindre.

— Peut-être que nous devrions retirer un peu de vie de nous-même, femme panthère. A quoi bon avoir si mal... Alors qu'il y a tant d'aventures... On pourrait en retirer juste un petit peu. Se refraichir... Toi, toi, femme panthère, on dirait que tu connais bien la vie. Tu as du en vivre plusieurs, n'est-ce pas ? Comme moi. Mais peut-être qu'il n'y en a qu'une seule, pour de vrai. Et que celles qui suivent sont juste des rêves.

Il la fixe. Il aimerait qu'elle reste, longtemps, toujours.

— Si on essayait de mourir ? Juste un peu. Pour voir, comment ça fait...

Sa main s'abaisse, mais il ne la lâche pas.
Son étreinte est si forte à présent, il doit encore lui faire mal.

Mais pourquoi tu pleures, oh, pourquoi tu pleures, alors que tu ne dois pas. N'as-tu pas fait assez attention ? Tu ne t'es pas suffisamment protégé. On prend des précautions avant la saison des pluies, toujours, toujours.
Et ta peinture, à quoi sert-elle, ta peinture ? Elle devient toute laide ainsi, toute déformée, débarbouillant ton visage, dépouillant ton visage. Mais pourquoi tu pleures.


Peter sent bien que la main de Nadie se réchauffe, à force d'être posée contre lui. Ce n'est plus elle qui le refroidit, c'est lui, tout doucement, qui la brûle. Il le sait, il ne veut pas tu sais, mais il est égoïste, Peter, son besoin est trop vif, trop urgent, trop ardent, pour qu'il concède à le laisser inassouvi. A présent que son herbe connait le soulagement de la fraicheur, comment laisser encore le désert avancer pas à pas. Il ne veut plus, tout à coup, et c'est à cause de toi.

L'eau n'est déjà plus sur le visage de Nadie. Sa peinture s'écaille et chute en tous petits grains de poussière. Peter oublie déjà que c'est lui, d'abord, qui a détruit le masque précis, avec ses mains avides. L'eau des larmes, elle, achève son oeuvre de chaos, elle ôte, elle fait tomber par gouttes. Les gouttes s'écrasent sur le sol et Peter lui en veut de les boire.

— Je sais comment ça fait, Peter. Il n'est pas impossible que toi même, tu l'éprouves bientôt.

Les yeux de Peter encore illuminées de cette lueur singulière qui oscille entre frénésie et désespoir plongent, comme ses mains avant eux, dans le regard de Nadie, qui ressemble à ces rares étoiles froides.
Elle le captive tout à coup, elle qui a connu la seule aventure qui lui ait toujours été refusée. Elle qui fut allé plus loin que lui.

Les pupilles verticales rappellent celles des animaux. Mais l'éclat, l'éclat est fragile, ému, intense, l'éclat est humain. C'est l'éclat, il en est certain, qui pince ainsi son coeur, loin sous les couches de peinture qui ont séché sur son corps. C'est cet éclat qui le happe et le camisole tout entier, comme un cocon dans lequel il serait tombé. Qui l'empêche aussi de voir qu'il consume, consomme, les chairs de celle qui, on peut le dire à présent, se sacrifie pour faire taire la fièvre.
De loin, on se dirait qu'elle fait cela pour l'île. Pour elle.
De près, on verrait qu'il y a autre chose.

— Lorsque la Grande Mère soufflera sur tes braises pour te rallumer, je serais à coté de ton feu, car je n'aurais jamais cessé de veiller à son entretien.

Les mots, graves, lourds comme des pierres sacrées, s'infiltrent en lui et secouent les parois de ses côtes. Ils résonnent à l'intérieur de sa tête, de son coeur aussi. Peut-être qu'ainsi, l'un des deux saura lutter contre l'oubli.

— J'ai chaud, j'ai toujours chaud, femme panthère... chuchote-t-il d'une voix qui tremble comme la flamme d'une bougie. J'ai chaud, mais chaque fois que cela décante un peu, j'ai peur d'avoir soudain très froid ; j'ai peur de m'éteindre.

Tout doucement, il relâche son étreinte contre la main de Nadie. La peau est presque à vif.
Son regard agrippe toujours celui de la créature, toutefois.

— Ainsi tu as promis. Tu seras ma chaleur, même lorsque... même si un jour, j'ai plus froid que n'a froid un glaçon sous la neige.

Une larme bouillante tombe de son oeil embrasé. Elle creuse un sillage sur la peinture anarchique qui tapisse son corps.

— Je n'oublierai pas.

Puisque tu es la Mémoire.


Il te lâche.
Il recule lentement, pas à pas, sans te quitter des yeux.
Puis il se laisse tomber avec abandon dans le Bassin, projetant deux belles éclaboussures symétriques de part et d'autre de son point de chute.
Son petit corps remonte et flotte, étendu, à la surface. L'eau se colore alors des pigments dont il est couvert, il nage dans une farandole de couleurs, les mêmes qui décoraient ta peau.

Il restera longtemps ainsi, entre le chaud et le froid, entre le bleu et le rouge, entre le fond et la surface. Un écho résonnant toujours entre ses côtes.