Harmony soupire.

La réalité du pont pendant dans le vide, coupant l’accès à deux plateformes du Grand Arbre, l’attriste plus qu’elle ne l’énerve. Il faut dire qu’elle était plutôt fière du travail opéré par les Artisans sur les innombrables ponts, en corde ou en bois, qui reliaient tous les accès des Cabanes du Grand Arbre. Quel gâchis...

De ce qu’on lui a dit et de ce qu’elle continue à entendre, il s’agit (encore ?) d’un acte volontaire de Sick. A ses côtés, le petit qui est venu la chercher en catastrophe continue de tirer sa manche et de la trainer jusque face au Poison, qui affiche un sourire aussi radieux qu’insolent. Harmony ne répond pas tout de suite, se contentant de jauger du regard l’auteure de ce méfait. Autour d’eux, certains Perdus ricanent, d’autres restent silencieux. Au loin, les Enfants coincés sur la plateforme commencent visiblement à s’impatienter, là où d’autres prennent la situation avec philosophie.

- Bonjour Sick.

Harmony adresse un sourire au Poison. C’est vrai qu’aujourd’hui, il fait beau, et la birmane acquiesce la tête à cette remarque. Autour d’elle, les Perdus semblent un poil déstabilisés. Le calme avant la tempête ? La politesse avant les Sentinelles qui viendront chercher Sick pour l’emmener une énième fois au Cachot ?  Loin de là.

- Tu tombes bien, tu vas pouvoir m’aider à réparer le pont.

Ce n’est pas une proposition, c’est un ordre.
Une symphonie de « ouh » et autres « cheh » (ou chai ? Harmony ne connait pas ce mot) s’élèvent autour d’eux. La birmane finit par s’approcher de Sick, tout en lui montrant les deux caisses à outils qu’elle tient dans les mains. Elle garde tout du moins une distance de sécurité : pas trop près, pour ne pas mettre davantage en garde Sick qui, de toute façon, est plus grande elle. Pas trop loin non plus, pour ne pas paraître intimidée.

- Va me chercher une longue corde et un grappin à la Fabrique s’il te plaît, demande-t-elle au Perdu de six ans qui l’a interpellé.

Celui-ci file sans demander son reste, tandis qu’Harmony s’avance pour inspecter les dégâts. Encore une fois, la vue l’attriste. D’autant que sous le choc, certaines planches en bois se sont détachées, voire endommagées. Le sol est à moins de deux mètres de leurs pieds, mais tout de même. L’artisane dépose à ses pieds les deux caisses à outils, et tourne la tête vers Sick, puis vers les autres commères de Perdus qui observent la scène.

- Vous n’avez pas du travail ou des jeux qui vous attendent quelque part ?

Aucun énervement dans sa voix, comme à son habitude. En revanche, nul besoin d’être devin pour déceler l’intonation qui sonne comme un ordre. Les uns filent sans demander leur reste, les autres trainent des pieds, en lançant des coups d’œil curieux vers Sick et Harmony, déjà trop occupée à faire un constat de l’état du pont. Le petit revient en portant bon gré mal gré le cordage et le grappin qu’Harmony lui a demandé, avant de repartir sans oser regarder Sick dans les yeux. La Mélodie n’y prête pas attention, tandis qu’elle demande aux Enfants Perdus bloqués sur l’autre plateforme de prendre leur mal en patience. Elle lance le grappin, qui s’accroche à l’une des planches du pont, avant de l’enrouler solidement autour du poteau.

- Viens m’aider à tirer, Sick.

Malgré l’ordre, Harmony est au fond surprise que Sick ne lui ait pas tourné les talons. Elle est presque ravie de la voir venir, puis l’aider à tirer la corde.

En revanche, la birmane laisse échapper un rire sincère à la remarque de Sick - pourtant, elle pourrait avoir peur. Elle ne la côtoie pas beaucoup, mais elle sait que les propos du Poison sont toujours assez directs. C’est du moins ce qu’elle entend chez certains Perdus.

- On me l’a déjà dit. Ou sous-entendus. Mais ils savent à quoi s’attendre s’ils n’écoutent pas.

Elle avait eu des problèmes lorsqu’elle était devenue Chef des Artisans. Peter Pan avait été derrière elle jusqu’à ce qu’il soit assuré de sa sévérité. Certains Enfants avaient en vain essayer de jouer avec le feu, de la mettre sur les nerfs, de l’insulter. Mais rien. Rien, si ce n’est la façade de calme qu’elle affiche en toute circonstance. Et Harmony sait punir, même si elle n’aime pas spécialement ça, et qu’elle préfère les punitions utiles, semblables à celle qu’exécute pour l’instant Sick.

Elle lui confie (?) finalement qu’elle ne sait pas fabriquer et qu’elle casse toujours tout. Harmony lui adresse un regard un peu curieux : au même moment, les deux Garçonnes Perdues ont fini de tirer. Harmony noue solidement le reste de corde autour du poteau - tout en faisant attention à ne pas coincer un doigt de Sick. Il ne manquerait plus que ça. Elle attrape ensuite un par un les deux embouts de cordes sectionnés et les raccorde à leur poteau respectif. Ce n’est que temporaire : si quelqu’un traverse, la corde ne tiendrait pas.
En vérité, il faudrait remplacer tous les cordages, mais personne n’avait ce luxe chez les Artisans en ce moment. Il y avait bien assez de travaux en cours. Fort heureusement, Sick avait eu la délicatesse d’esprit de couper des bouts de corde suffisamment longs pour qu’ils soient à nouveau rattachés sans problème. Il suffisait juste de les stabiliser sur les poteaux avec d’autres cordages. Harmony ne prête pas encore attention aux planches en bois qui se sont échouées en contrebas : ce n’est pas le plus important pour le moment.

- Tu crois ? Demande-t-elle. Pourtant, je n’aurais jamais pu tirer cette corde toute seule.

Elle était sincère. Enfin, elle fait glisser les caisses à outils et s’assied au pied du premier poteau.

- Regarde. Elle redonne aux cordes sectionnées leur position d’origine sur le poteau, puis les relie à leur base. Le pont sera plus tendu, mais ce n’est pas grave.

Harmony avait toujours trouvé ce pont trop distendu à force d’être piétiné, de toute façon. Elle tire vers elle la seconde corde ramenée par le petit, puis saisit un embout et commence à l’enrouler solidement autour du poteau.

- Maintenant, il faut l’enrouler entièrement autour du poteau pour solidifier les suspensions. On fera ensuite l’autre poteau, puis on réparera les quelques planches qui sont tombées.

Elle tend le bout de corde à Sick.

- Essaie, et prend ton temps.

Harmony est de toute façon la pour superviser. Même si ça doit lui prendre la journée.

- Je sais pas comment tu fais pour pas péter un câble. Ce pont, on le refait mais quelqu’un finira bien par le défoncer tôt ou tard. Je parle même pas forcément de moi.
- J’aime bien construire et réparer, répond-t-elle, presque sur le ton de la confidence. Et puis, c’est plus agréable de marcher sur un pont pour rejoindre les cabanes que d’escalader chaque branche du Grand Arbre.

D’autant que les choses s’usent, même dans le pays de Peter Pan.
Harmony ne le montre pas, mais Sick a toujours le chic de la surprendre. C’est qu’elle est bien loin de comprendre sa manière de penser, et la birmane n’a jamais su si elle agissait bien, avec les Enfants « à problème » : que ce soit Nasty, ou bien évidemment Sick. Sans doute par un souci d’égalité qu’elle ne s’explique, elle garde le même comportement avec tout le monde.

- Rah, putain !

Le juron du Poison sort la birmane de ses pensées, qui rattrape la corde à la dernière minute.

- C’est parce que ton geste était trop rapide, commente-t-elle, sur un ton totalement dénué de jugement. Si tu veux aller vite, tu risques de devoir recommencer plusieurs fois.

Joignant le geste à la parole, Harmony enroule la corde à la même vitesse que Sick : résultat, la corde finit par lui échappe des mains et se déroule en moins de temps qu’il ne faut pour le dire.

- C’est souvent mieux d’aller plus lentement et de te concentrer. Même si ça n’en a pas l’air, tu travailles beaucoup plus vite. La Mélodie enroule la corde autour du poteau, plus lentement cette fois. A chaque tour, elle la resserre, jusqu’à la fixer solidement.

L’asiatique se redresse, donne un solide coup de marteau sur le sommet du poteau, avant de pointer le second.

- J’aimerais que tu essayes avec le second poteau. Je préfère que tu m’aides à réparer ce pont, plutôt que de t’envoyer au cachot. Harmony marque une hésitation, avant de reprendre : J’imagine que celui qui t’a dénoncé ne l’a pas fait que chez moi. Mais les constructions du Grand Arbre sont toutes sous ma supervision. Si tu m’aides, on te fichera sûrement la paix pour cette fois.

- Est-ce que ça te fait bander, de me forcer à fabriquer des trucs ? Y’a sans doute bien plus efficace que moi, par ici, mais je voudrais pas t’interrompre si c’est ton kiff.
- Bien sûr que non, répond presque instantanément Harmony en haussant un sourcil, dans une sincérité à toute épreuve. Je m’en fiche qu’il y ait plus efficace que toi ailleurs. Je t’aurais déjà envoyé au cachot et je serais partie chercher quelqu’un d’autre si ça me tenait tant à cœur.

La birmane farfouille dans sa caisse à outils et ordonne à un Artisan présent dans les environs de descendre chercher les planches de bois. Elle finit par tourner la tête vers Sick, qui semble soudainement distraite. Un court instant qui finit par avoir raison de sa tentative : la corde se déroule, et échoue au sol.

- Je t’avais prévenue, je suis bonne que pour démolir des trucs.

C’est fou comme elle parait d’un coup fataliste. Harmony lui jette un bref regard entendu, et saisit la corde avant de l’enrouler et de la fixer solidement autour du poteau. A ce stade, le pont est presque fini : il ne reste qu’à raccorder les quelques planches manquantes sur les cordes porteuses. Harmony s’occupera probablement de ça plus tard avec l’aide de ses Artisans les plus casses-cous.

- Ça ne veut rien dire, finit-elle par lâcher.

Aucun jugement, aucun reproche dans sa voix. Mais il est difficile de savoir si Sick le perçoit réellement.

- Il y a des tas de façon de construire des choses, et chacun à sa spécialité dans le groupe des Artisans. Tu te sentiras peut-être plus à l’aise avec autre chose.

Une pensée traverse son esprit, lorsqu’elle voit l’Artisan revenir avec les planches de bois qui se trouvaient jadis sur le pont. Tandis que le garçon déguerpit rapidement, Harmony s’accroupit et étale les six planches en bois face à elle. En vérité, chaque planche était assemblée avec une autre ; lors du choc, la plupart des clous les maintenant s’étaient disloqués ou déplacés.

- Les planches sont normalement fixées par deux avec des clous. Il faut les enlever, et les remplacer par d’autres.

Harmony sort de l’une de ses caisses à outils une petite boîte fermée contenant des clous, ainsi qu’un marteau. Elle jette un regard à Sick ; elle ne sait pas si c’est une bonne ou une mauvaise idée qu’elle s’apprête à lui proposer.

- Il faut pas mal de force pour ça. Je te laisse enfoncer les clous avec le marteau... tant que tu ne me déglingues pas avec.

C’est peut-être le pire moment pour blaguer à ce sujet en reprenant les propos de Sick. Mais face à ce risque pris, Harmony a l’air confiante, presque trop, comme à son habitude.

Harmony hausse les sourcils pour elle-même, souffle un "oh" à peine audible. D'un coup, certaines interactions avec des garçons perdus lui paraissent plus évidentes, mais cette pensée s'arrête très vite jusqu'à atteindre le bout de ses souvenirs les plus récents. A la place, elle préfère ne rien dire, observe les gestes de Sick. Est-ce que ça la défoule d'enlever ces clous et d'en taper d'autres avec le marteau ? Elle n'en est même pas sûre. Le "on" sonne bizarre, tout comme la voix du Poison, mais la Mélodie ne s'y attarde pas. Elle n'a pas envie de mettre la Sentinelle à cran plus que nécessaire.

- T’es une Cheffe, c’est pas grave si tu comprends pas tout. De toute façon, personne ose rien te dire, je l’ai vu tout à l’heure. Ils doivent tous te la sucer pour éviter les problèmes.
- C'est vrai.

Elle a répondu assez vite. Pas de vantardises dans sa voix, seulement une constatation. En soit, elle a raison. Harmony est consciente que sa position de Cheffe lui accorde pas mal d'avantages, ne serait-ce que se faire respecter sans être obligée de hurler.

- Mais je suppose que ça ne sera pas tout le temps comme ça.

Après tout, elle ne se rappelait même plus du nom du précédent Chef. Sick tape son clou, et l'artisane observe ce qu'elle a déjà fait. Elle n'était pas loin d'avoir fini.

- C'est du bon travail. Elle hésite un peu, avant de reprendre :Dès que tu as fini avec ça, je te laisse partir.