- Sommaire des TW présents dans le Bout d’Aventure:
Dans l'ordre chronologique d'apparition : alcool, dissociation mentale, self-harm (mutilations), grooming, drogues, mort.
Rien n'est décrit dans le détail mis à part les épisodes de dissociation.
1. Mother
I’m a dynasty
The pain in my veins is hereditary
- TW:
Alcool (mentions).
Le silence est assourdissant.
Assise sous les crochets où elle a l’habitude de poser sa veste, Saaya fixe le sol au-dessus duquel ses pieds se balancent. Dans sa tête se répète un nombre de mouvements précis qu’elle tente d’atteindre avant que le flot de ses pensées ne l’emporte ailleurs. Au-dehors, le ciel a commencé à rougir et la constatation la fait grimacer : il se fait trop tard déjà, elle n’aura pas le temps de jouer avant le repas.
A l’intérieur de la salle, la voix de sa mère résonne. L’enfant n’a jamais été douée pour lire les inflexions mais, même là, il lui semble que l’entretien touche à sa fin.
Un nouveau coup de pied, plus violent que les autres. Où en est-elle, déjà ? Elle sait qu'elle visait 79 mouvements, mais à perdu le compte. Mince alors, elle va devoir tout recommencer.
La porte s’ouvre sur la jupe longue de sa mère, voletante malgré la raideur de ses pas. La voix de Madame Mariko résonne doucement :
- Bonne soirée.
Saaya lève les yeux et se heurte un regard qui détonne avec l’apparente politesse des salutations. Effrayée par la froideur de son institutrice, la petite saute à bas du banc et court dans les jupes de sa mère. Cette dernière l’attend à peine, pressant le pas à travers les couloirs.
- Maman ?Elle l’appelle, mais Yua ne répond pas. Sans parvenir à saisir sa main, Saaya accroche un pan de sa jupe.
C’est à peine si sa mère frémit en réponse.
Dans la voiture, le silence est glacial. Saaya tente de trouver toutes les parades pour ne pas regarder dans le rétroviseur mais un éclat attire son attention. Son regard se heurte à celui, infiniment las, de Yua. Tout de suite, comme en réflexe, la gamine se mord les lèvres.
Elle l’a déçue, bien sûr qu’elle l’a déçue.- Arrête.Elle sait très bien qu'elle devrait obéir, mais quelque part, elle n’est pas sûre d'en avoir envie. Ce serait tentant de faire tout le contraire et se mordre les lèvres jusqu’à ce que le sang coule sur son menton - peut-être que maman serait plus compréhensive si elle se blessait. Avant qu’elle n’aie le temps de prolonger la réflexion, ses dents se sont férocement mises à l’ouvrage et sa lèvre inférieure a commencé à picoter.
- Arrête.La voix de Yua tremble, comme ses mains sur le volant.
Cette fois-ci, Saaya s’exécute.
- C'est la deuxième fois cette semaine ! Tu te rends compte ?Saaya aimerait disparaître. Assise dans l'escalier, elle regarde Yua faire les cent pas. Compter le nombre d'aller-retours sera toujours plus productif que d’écouter ses invectives. Elles sont toutes deux épuisées, le repas n'a pas été fait. En rentrant, elles se sont juste disputées.
Un temps. Saaya renifle. A bout de souffle, Yua finit par s'immobiliser. Un instant, temps de trêve en suspension. Se défendre ou rester silencieuse ? L'enfant finit par laisser échapper :
- Je suis désolée, maman.Un silence. Yua expire un grand coup et, tournant la tête, semble tomber sur son reflet dans le miroir. Alors qu'elle tente, en vain, de s'arranger, sa voix résonne sans énergie.
- S'il te plaît, ne recommence pas. Je ne peux pas quitter le travail plus tôt autant de fois pour voir ta maîtresse.D'un pas fatigué, elle s'éloigne. Dans la cuisine, un bruit de quelque chose qui tranche, puis des reniflements. Elles sont deux à pleurer, proches mais éloignées. Et, toujours prostrée dans l'escalier, Saaya jure de ne plus jamais recommencer.
Elle a recommencé.
Ça se passe un vendredi, à la récréation. Yosuke vient la pousser hors de la balançoire et lui et ses copains la noient de mots qui font mal. C'est toujours la même chose, les refrains qui se répètent.
T'es beaucoup trop bizarre, Saaya, tu sais pas te faire des amis. Tu pleures trop, tes notes sont nulles.
Pourquoi tu dis rien ? T'es trop bien pour nous répondre ?Elle serre les dents, elle compte jusqu'à 10. Ils viendront bien la chercher, au bout d'un moment. La récréation se terminera bien et elle ne fera pas pleurer Yua. Pas cette fois.
Mais au fond, ça panique et ça gronde. Et si la sonnerie n'arrivait jamais ?
Les répliques s'accompagnent de gestes, on la pousse pour la faire réagir.
Y'a le papa de Goro qui a dit qu'il a vu ta mère boire de l'alcool en sortant du boulot.Et si elle restait coincée là pour toujours, avec eux ?
Pourquoi tu te défends pas ? T'es complètement folle.Saaya n'arrive plus à compter.
Dis, c'est vrai que ton père il t'a abandonnée ?On la pousse une fois et - comme ses jambes sous le banc le jour où Yua avait été convoquée - Saaya part en arrière.
Prend son élan.
Et n'arrêtera de le frapper que lorsque Madame Mariko parviendra à les séparer.
- C'est comme si tu ne voulais pas de mes efforts.Yua est d'une froideur étrange, inhabituelle. Saaya la fixe et, à travers ses larmes, tente de se raccrocher aux détails qui rendraient l'image de sa mère réelle. Les cernes sous ses yeux, les mèches de ses cheveux. Elles sont dans l'entrée et tout se répète comme la dernière fois, à l'exception des sanctions dans son cartable. Les parents de Yosuke, en arrivant dans la cour, ont exigé une suspension - Saaya ignore ce que c'est - mais Madame Mariko a tenu à écouter son histoire. Saaya s'en était sortie avec tant de lignes à recopier et un mot d'excuse à rédiger.
Elle n'a pas envie de s'excuser.Pour l'instant, elle a d'autres priorités.
- Je...- Je n'ai pas envie d'entendre tes excuses, Saaya.La voix de Yua est tranchante comme une lame, et l'enfant se recroqueville. Quelque part, cet instant où elle avait arraché les cheveux de Yosuke par poignée lui manquent. Au moins, elle pouvait hurler librement.
Une longue inspiration. Comme si elle venait de prendre une décision importante, Yua poursuit :
- Depuis le début de l'année, j'ai tout essayé pour que tu te comportes correctement. Puisque tu n'es pas décidée à changer, j'ai fini de m'inquiéter pour toi.Même si elle n'en comprend pas le sens, il y a quelque chose de terrible dans le ton de sa mère, un côté irrévocable qui la paralyse.
Sans attendre de réponse, Yua se détourne et enlève son manteau.
- J'ai rendez-vous avec un collègue de travail, ce soir. Ne nous dérange pas.Quand on bouge assez, on a pas froid. Saaya se le répète alors que ses mains se referment autour de la gouttière. Ignorant la pluie fine qui vient fouetter ses fossettes et ses phalanges, l’enfant s’accroche, cherchant des prises le long du mur pour entamer son ascension. Regarder en arrière ne servirait à rien, seule l’intéresse l’ascension.
Une aspérité, le rebord de la fenêtre du voisin du dessus. Agile comme un petit singe, l’enfant finit par se hisser quelques mètres plus haut, au niveau des tuiles. Un frisson, un éternuement que Saaya ne cache pas : Yua ne pourra pas lui reprocher de la laisser tranquille, comme elle l’avait demandé.
Depuis le toit, on voit tout. Les lumières jaunies des fenêtres qui s’éteignent peu à peu, les fils électriques qui lient chaque maison et se perdent à l’horizon. Une rêverie, Saaya se voit funambule. Elle sait que sur un fil seulement, ce n’est pas dangereux, Madame Mariko le lui a dit. Il lui suffirait de ne pas en toucher d’autres et même si ça arriverait, qu’est-ce que ça ferait ?
On se sent peut-être plus réel, avec de l’électricité dans le corps.Une lumière qui s’allume, à l’entrée de la maison. Saaya penche la tête, découvre une silhouette masculine. Celle de Yua n’est pas visible, mais elle entend sa voix sans distinguer les mots qu’ils s’échangent. L’enfant se fige, ne fait plus qu’un avec les tuiles alors que l’homme s’éloigne.
Ce n’est pas bon signe, quand ils partent aussi tôt.
Elle ne l’aimait pas, de toute façon.
Yua n’est pas montée dans sa chambre, ou si elle l’a fait, elle n’a rien dit. C’est qu’elle tient ses promesses, sa maman. Ça doit être un truc d’adultes, de savoir rester fâché très longtemps.
Saaya, quant à elle, reste allongée sur le toit encore un moment, assez pour manquer s’assoupir et décider de rentrer. La descente est plus difficile que la montée, sans doute parce qu’elle tremble un peu, mais elle finit par repasser la fenêtre de sa chambre sans se casser un membre -
ce sera pour une autre fois.À travers le mur, elle entend les soupirs de Yua, accompagnés de bruits de verre. Tournée vers le mur, les sons la bercent jusqu’à ce qu’elle sombre dans le sommeil.
Puis, plus tard dans la nuit, une scène floue comme un rêve. Une porte qui coulisse et amène une petite lumière, puis la sensation de sa couverture que l’on remonte sur ses épaules avant que la présence ne s’efface.
C’était souvent comme ça, entre elles. Il y avait de l’horreur et de l’amour.
Et si, plus tard, Saaya oubliera jusqu’à l’odeur de Yua, elle n’oubliera pas les plaies qu’elle creusait et recousait à même son cœur malade, mais nous n’en sommes pas encore là.
2. Des mains sur un clavier
Quand Miya se présente à la classe, un an et quelques mois plus tard, c’est à peine si Saaya lui accorde un regard. L’idée de se lier avec les petits nouveaux pouvait sembler tentante, mais l’enfant avait appris de ses expériences : ils finissaient toujours par la lâcher pour des amitiés plus faciles, et elle ne pouvait pas leur en vouloir.
Du mouvement, près d’elle.
- Je peux m’asseoir ici ?Miya lui adresse un sourire auquel elle ne répond pas. L’école est un prétexte pour les occuper pendant que les adultes sont ailleurs, et Saaya ne joue le jeu que parce qu’elle ignore où se rendre si elle n’y est pas. Cela ne veut pas dire qu’elle doit prendre plaisir aux leçons et aux devoirs, ni participer à la mascarade.
Comme son interlocutrice ne bouge pas, Saaya finit par hausser les épaules. Un nouveau sourire et Miya s’assied.
Plus tard, un billet de papier froissé atterrit sur son pupitre. Se redressant vaguement, Saaya jette un œil aux autres élèves. Rien ne semble bouger dans la classe, si ce n’est la craie de Madame Mariko contre l’ardoise du tableau. L’enfant se résout à déplier le mot. Quelque part, elle espère que c’est une insulte, de la part de Yosuke ou d’autres, ça lui donnerait une occasion d’aller se battre derrière l’école et ne pas rentrer tout de suite mais à la place, une écriture régulière énonce devant ses yeux des affirmations suspectes.
Tu as l’air différente.
J’aimerais apprendre à te connaître.Un regard vers Miya, qui n’a pas bronché. Entre les doigts de Saaya, le papier se refait boule avant de filer, heurter les cheveux de sa camarade. Cette dernière fronce les sourcils, ouvre la bouche mais Saaya ne lui laisse pas l’occasion de parler.
- Je suis pas un animal de zoo, laisse-moi tranquille.C’était toujours comme ça : comme elle ne rentrait pas dans le moule, elle attirait les curiosités. Et si, au départ, elle se laissait approcher, ravie de l’attention, Saaya finissait toujours par déchanter : elle n’était pas bizarre comme il fallait, elle ne comprenait rien et ses amitiés ne duraient jamais.
Autant la détester dès le début, c’était plus facile.
Et bien plus
stimulant.Miya ne la déteste pas.
Elle ne la lâche pas non plus.
Elle la suit un peu partout en silence se laisse insulter lorsque Saaya n’en peut plus. Leurs maisons sont proches, juste assez pour qu’elles fassent une partie du chemin du retour ensemble. Et si, au départ, Saaya ne manifeste que de l’hostilité envers sa nouvelle camarade, le manque de réponse finit par la lasser.
Elle arrête, alors.
Et finit, doucement, par s’accoutumer à la présence de Miya.
Mieux vaut être mal accompagnée que seule à en crever.Elle est douce, Miya. Elle vient d’une famille de musiciens, qui portent sur elle de grandes espérances. Comme de juste, Miya joue aussi et quand ses doigts parcourent le clavier, Saaya se sent étrangement apaisée. Et même si Miya ne dit rien, Saaya entend les commentaires de ses parents, murmurés à voix basse.
”Elle semble bien plus sage que ce qui se dit.”Elle-même ne comprend pas, mais elle n’ira pas s’en plaindre. La musique de Miya a quelque chose de magique, qui rend tout plus tangible et réel. Comme si, d’un coup, leurs vies avaient une forme de sens. Comme si Miya n’avait pas constamment mal au ventre à cause du stress, comme si Saaya était devenue saine d’esprit, tout à coup. L’illusion se brise à chaque fin de morceau, mais peu importe : c’est cet amour mutuel pour la musique qui les lie et scelle leur amitié. À se murmurer des secrets durant les leçons, à finir en colle ensemble. Saaya n’avait jamais eu d’amis auparavant, d’un coup c’est elles contre le monde.
Elles sont deux, bientôt plus encore.
Elle n’aurait pas pu rêver mieux.
3. Seth
- TW:
Dissociation mentale (descriptions), self-harm (mutilations, mentions sans descriptions détaillées).
Du temps où Yua et le père de Saaya vivaient encore ensemble, ils avaient des amis communs. À la séparation - si officieuse soit-elle - les amis se scindèrent, chacun choisissant un camp comme s’il s’agissait d’une guerre. Yua est restée en contact avec l’une desdits amis, une certaine Saori.
Saori vit avec son mari et ses deux fils, dans une ville dont l’immensité fait rêver. À Los Angeles, c’est sûr qu’on doit moins s’ennuyer que dans le bled où Saaya vit.
Quand Yua lit les lettres de son amie, ses mains se crispent souvent autour du papier. Apparemment, les choses ne sont pas aussi belles qu’il le faudrait, mais Saaya ne s’y intéresse pas : les affaires de Yua sont les siennes et elle-même a ses problèmes. Elle n’a retenu que quelques informations éparses : des deux fils, le plus jeune a son âge et elle ne sait rien du plus grand, si ce n’est qu’il a l’air de causer des soucis à Saori. Cela le rend immédiatement sympathique : elle aussi est la source majoritaire des problèmes de Yua, elle n’a pas oublié le soir où elle le lui a dit, même si elle ne marchait pas très droit.
Une nuit, quelqu’un appelle au téléphone. C’est assez rare pour que Saaya descende les marches et trouve sa mère devant le combiné. Il y a une voix féminine à l’autre bout du fil, une voix tremblante et dont Saaya ne perçoit pas les inflexions. Le ton de Yua est catastrophé, mais inflexible.
- ... il faut que tu viennes. Une pause.
Ce n’est pas grave, j’en ai en réserve. Encore une pause.
Tu veux protéger Seth ? Prends-le avec toi.Saaya ignore qui est Seth, mais son nom est important, apparemment. La conversation dure encore quelques minutes, puis Yua finit par raccrocher. Alors qu’elle s’assied dans les escaliers, Saaya s’approche. La scène lui paraît atrocement irréelle, comme si elle provenait d’un rêve. Lorsqu’elle tend la main, celle de Yua vient l’enserrer en une étreinte chaude et qui lui ferait presque mal tant elle est inhabituelle.
Elles restent comme ça, en silence. Yua respire bizarrement, comme si c’était elle qui avait pleuré à l’autre bout du fil.
- Il faudra que tu sois gentille, avec Seth, quand il arrivera.Saaya ignore toujours de qui il s’agit, même si elle commence à le deviner. Et alors qu’elle réfléchit, elle doute également.
C’est qu’elle ne sait être ni adéquate, ni gentille. Même quand c’est demandé par une maman.
Ils sont là, à l’entrée de la maison, à se regarder en chien de faïence. Plus loin, Saori et Yua s’agitent dans le salon et rient aux éclats comme si les circonstances étaient heureuses. Saaya fixe Seth sans trop savoir comment réagir. Entre eux, un silence profond et quelques valises comme uniques témoins matériels d’une tranche de vie révolue.
Si elle avait dû partir précipitamment pour changer de continent, qu’est-ce qu’elle aurait pris ? Elle a envie d’y réfléchir mais Seth n’a pas bougé et il faudrait qu’elle fasse quelque chose, pour commencer. Ce ne serait pas
poli, de le laisser comme ça, devant l’entrée.
Il faudra que tu sois gentille, avec Seth, quand il arrivera.Être gentille, ce serait être fausse. S’il faut qu’il lui colle aux basques, autant qu’il sache ce qui l’attend.
Elle lui adresse un grand sourire, alors, et lance une insulte en japonais. La réponse de Seth est prompte : un majeur dressé, balancé dans sa direction sans aucune forme d’hésitation. Ça la surprend mais Saaya ne s’en offusque pas. Au contraire, elle sourit de plus belle : elle ignore toujours s’il pourra la comprendre, mais il n’a pas l’air d’avoir peur d’elle.
C’est bien mieux que la plupart de ses autres camarades.
Taille du quartier oblige, ils se retrouvent dans la même école. La première récréation, Yosuke essaie de se foutre de la gueule de Seth mais Saaya lui saute à la gorge avant qu’il ne puisse finir sa phrase. Le lendemain, elle est à peine sortie que Seth l’entraîne derrière le local à poubelle pour fumer des clopes récupérées dieu sait où. Ils s’y prennent mal, Saaya tousse comme si elle allait crever, ça le fait marrer puis, quand elle parvient à respirer à nouveau, elle s’esclaffe à son tour. Seth parle un japonais approximatif mais ça ne la dérange pas vraiment : dès l’instant où Yosuke a ouvert sa grande gueule, elle a compris qu’elle ne laisserait personne d’autre qu’elle lui parler mal.
Ça ne s’explique pas, ça ne se théorise pas. Dès le premier échange, il s’était passé un truc qui les avait liés.
Et qui ne les avait plus lâchés.
Saaya est loin d’être gentille, mais ça tombe bien : Seth non plus. D’un point de vue extérieur, leur relation n’a rien de beau : ils s’insultent, se battent parfois et enchaînent assez de mauvais coup pour que, petit à petit, une sale réputation finisse par les précéder. Pourtant les séparer, que ce soit à l’école ou en-dehors, est une grave erreur : malgré le chaos apparent, l’un ne semble pas pouvoir exister sans l’autre.
Une fois habituée à cette étrange dynamique, Miya finit par les rejoindre. Ses obligations familiales ne lui laissent pas autant de temps que Saaya et Seth, mais c’est avec plaisir qu’elle se mêle à leurs frasques. Ils sont trois puis quatre un peu plus tard, quand ils changent de cycle et font la connaissance de Haru.
Avec ce nouvel ajout, Saaya a l’impression de ne plus être la seule cinglée du groupe. Il faut dire qu’il compte tout, Haru, qu’il multiplie les superstitions et semble s’enfermer dans des rituels qui n’ont de sens que pour lui. C’est pas grave, les quatre adolescents se lient, sans doute mu par cette force qui attire les marginaux. Dans leur nouveau bahut, ils forment un quatuor détraqué qui ne semble obéir qu’à leurs propres règles et dont tout le monde - élèves comme enseignants - se méfient.
À raison.
Mais malgré cela, tout va bien encore. Tout n’a pas encore commencé à pourrir, la corruption a besoin de matière pour prendre racine.
Tout va
presque bien.
Il y a quelque chose dont Saaya ne parle pas.
Des moments où sa conscience semble se décoller de la réalité, flotter un peu en-dehors, à des endroits où elle ne perçoit plus les choses de la même manière.
Comme si elle rêvait, sauf que cet état n’a rien d’agréable. À ces moments-là, tout devient décor. Les voix sont désincarnées, les gens n’ont plus de substance. Plus rien n’est tangible, ni réel.
Parfois même elle.
La première fois que c’était arrivé, c’était la nuit de l’appel, et l’étreinte de Yua avait suffi pour la sortir de son choc. Mais depuis la formation du quatuor et le changement d’école, l’expérience s’était reproduite. Une fois, une autre, peu importait le lieu.
La seule parade que Saaya trouve n’a rien de sain, mais elle a au moins le mérite de lui rendre sa réalité.
Même si elle doit cacher les marques.
Il lui faut un moment avant qu’elle ne se résolve à en parler à Seth. À lui montrer les cicatrices sous les vêtements, les coups de lame sur l’épiderme, les
si je saigne, c’est que j’existe. Il pourrait se foutre d’elle mais il ne le fait pas, quitte à prêter sa peau à lui la prochaine fois que
ça la prend. Elle dit rarement merci, Saaya, mais quand elle revient de ces moments où la réalité se fane et que ses perceptions se voilent, quand elle s’accroche à lui, ça lui échappe de temps à autre.
Il n’y a rien de beau dans leur relation, si ce n’est une loyauté absolue et maladive. Il y a le monde, il y a eux en parallèle.
Puis, d’un coup, ils sont cinq.
4. Tous les adultes sont pourris
- TW:
Grooming (aucune mention d’agression sexuelle mais le procédé est présent et c’est difficile de l’ignorer), drogues.
Ils ont vers les 14 ans, l’âge de se croire déjà grands. Il faut dire qu’ils ont déjà alignés assez de conneries pour s’être forgés une solide réputation : sécher les cours, voler des trucs, mettre le feu au local à poubelles aussi. Pour voir comment ça fait. C’est plus fort qu’elle : quand on lui dit de ne pas faire quelque chose, Saaya a une envie presque viscérale de faire le contraire. Les autres ne l’aident pas, soit en suivant, soit en renforçant ses décisions. Mais que peuvent-ils bien foutre d’autre, dans une ville sans avenir ni horizon ?
Saaya ne veut rien devenir. Pas comptable, pas épouse, pas médecin, pas un rouage de plus dans la machine qui pousse Yua à s’endormir à coup de lampées tous les soirs. Ni elle ni les autres ne veulent grandir dans un monde qui a déjà décidé de les voir comme des parasites. Ils l’affirment souvent, sans pour autant creuser cette angoisse de voir le temps passer, l’étau se resserrer.
C’est à cette période que Wu arrive, les poches pleines d’échappatoires idéaux, impossible à trouver ailleurs que par lui.
C’est même à ce moment exact que tout a commencé à pourrir.
Saaya aime bien Wu, même s'il est un bout plus grand qu'eux. Du haut de ses trente piges, il semble être aussi peu adapté au monde bien rangé des adultes que leur petit groupe, et c’est sans doute cette inadéquation qui les poussent à l’accepter sans se poser de questions. Ils auraient pu être méfiants mais à quoi bon ? Haru, Miya, Seth et Saaya ont pour eux la forme d’arrogance de ceux qui se pensent invulnérables.
Et puis, le statut de Wu leur donne accès à de nouveaux horizons. De la musique et de l’herbe, d’abord. Pourquoi se contenter de clopes quand leur
nouveau meilleur pote peut leur fournir mieux ? Wu trouve toujours du temps pour eux, même s’ils sont loin d’être les seuls à s’intéresser à ce qu’il vend. Dans leur petite ville perdue, il n’y a pas grand chose d’autre à foutre.
Les mois s’écoulent, les routines se perdent. Ils se retrouvent souvent chez Wu pendant les cours, abandonnant la classe au profit de certains échappatoires. Lorsqu’elle est avec Seth et les autres parfois, à se passer les taffes sur fond de musique psychédélique, Saaya ne pense pas à Yua qui titube dans le couloir, ni à cet avenir vide qui se dessine un peu trop près, aspirant tout horizon comme un trou noir. Il n’y a qu’un présent sans peur, une forme de réalité à laquelle elle tente de s’accrocher malgré les plaies qui témoignent de son esprit vacillant.
Peu après Wu, une autre adulte fait apparition dans sa vie. La première fois qu’elle l’aperçoit, Saaya est sur le toit en train de fumer avec Seth. D’un taxi sortent deux silhouettes, l’une soutenant l’autre. Alors qu’elle se penche vers l’avant et plisse des yeux, l’adolescente reconnaît la démarche de Yua, accompagnée d’une autre femme qui lui semble vaguement familière. Sa mère n’a jamais mentionné d’amies autre que Saori, mais soit : au fond, les fréquentations de Yua ne sont pas ses affaires.
Le lendemain, lorsqu’elle descend dans la cuisine, sa mère y est attablée, la tête dans les mains. Devinant une gueule de bois qu’elle avait elle-même pu expérimenter quelques fois également, Saaya veut s’esquiver mais tombe sur une autre personne.
- Saaya, quel plaisir de te croiser ici.Madame Kanno lui adresse un sourire éclatant et - l’espace d’un instant - Saaya se demande si elle n’est pas à nouveau en train de dissocier.
Loin de se décourager face à son incrédulité apparente, la dentiste familiale reprend :
- J’ai préparé du thé pour ta mère. Est-ce que tu en veux aussi ?Toujours incapable d’assimiler pleinement la présence de Madame Kanno dans sa cuisine, Saaya parvient à faire non de la tête avant de partir. Sa démarche semble presque mécanique alors qu’elle remonte dans sa chambre, y débarque et tire Seth hors de son lit. Comme d’habitude, elle n’est pas délicate. Au contraire, son agitation se voit dans la violence brusque de ses gestes.
- On se casse. J’aime pas ce qui se passe ici.Désolée, maman.
Je ne sais toujours pas être gentille.Le temps passe, rien ne semble changer. Pourtant Madame Kanno - ou
Hana, comme l’appelle sa mère - est de plus en plus à la maison. Depuis le fameux matin dans la cuisine, les hommes ne se succèdent plus devant l’entrée. Saaya a aussi l’impression que Yua boit moins, mais elle n’en est pas totalement sûre puisqu’elles ne se considèrent que très peu.
Contrairement aux collègues éphémères, Hana reste assez longtemps pour sembler sincèrement s’intéresser à elle. Il leur arrive de se croiser le soir, quand Saaya rentre et que Yua dort déjà. Des instants de silence presque confortable, une complicité étrange. Saaya finit par décider que Wu et Hana sont l’exception qui confirment la règle : tous les adultes sont nuls, sauf eux.
Deux adultes sur des milliards.
À la maison, il se passe des choses que l’on ne dit pas. Des murmures à travers les parois, des mains qui se frôlent sur la table, quand
elles s’imaginent que Saaya ne voit rien. En réalité, l’adolescente voit tout mais reste muette comme une tombe : telle mère telle fille, chacune ses déviances. De toute façon, Saaya se fout de ce qui est bien ou mal : Hana ne l’a jamais jugée quand elle rentrait avec les pupilles comme des soucoupes ni avec des traces de sang sur ses vêtements.
Une soirée, alors qu’elles sont deux dans la salle de bain, Miya la questionne à ce sujet.
- Ta mère...- Hm ?Assise sur la baignoire, Saaya se redresse. Il est tard, une odeur pétrochimique a empli la pièce depuis un bout de temps déjà. Miya a l’air aussi ridicule qu’elle, les cheveux recouvert d’une mixture censé les décolorer. Saaya a fait pareil, sauf qu’elle les recolorera après, d’un rouge aussi vif que le sang.
Un temps, Miya se tord les doigts.
- Elle est souvent chez vous. La dentiste.Saaya hoche la tête et attrape de quoi allumer une clope, sur l’évier. Elles doivent attendre encore un moment, à ce qu’il paraît, mais les hurlements de leurs parents devraient en valoir la peine.
Miya reprend :
- Est-ce qu’elles sont... ? Tu sais.Elle n’a pas osé finir sa phrase, certaines choses n’ont pas besoin d’être explicitées. Saaya expire un nuage de fumée, tente de faire des ronds.
- Je sais pas. Elle sourit.
Elles ont l’air heureuses, en tout cas.Au tour de Miya d’acquiescer. Un temps, le regard de Saaya s’égare du côté de son amie. Miya a toujours été transparente, ça se voit que quelque chose la chiffonne (ou peut-être que les vapeurs la dérangent, mais ça serait étonnant). Au bout de quelques secondes, l’adolescente s’assied à côté d’elle et récupère la clope.
- ... ça ne te dérange pas ?Peut-être un peu trop vivement, Saaya hausse les épaules.
- Non, je m’en fous. J’aimais pas ses mecs, je préfère Hana. Un temps.
Tant que ça ne s’ébruite pas, ça ira. On a déjà une réputation pourrie, je voudrais pas que Yua se fasse lyncher en plus. Saaya ricane.
- Et tu crois que c’est... sérieux ?Elle répond par un rire, avant de poursuite :
- Qu’est-ce que j’en sais ? Girls just wanna have fun, non ?C’est étrange, d’en parler, mais ça la rendrait presque euphorique - comme toute forme de transgression. Il y a un silence chargé de quelque chose, puis Miya se rapproche. Saaya le remarque mais ne fait rien, jusqu’à ce que le visage de son amie près du sien soit impossible à ignorer.
D’un coup, sa main vient se poser sur l’épaule de Miya alors qu’elle prend appui, relève la tête et inhale une grande bouffée chimique. L’effet est aussi immédiat que nocif, sa tête tourne et elle se marre, ravie de l’expérience qui lui défonce les sinus. Miya est restée immobile, interdite alors que quelque chose se casse. Elle ne dit rien, ne sait pas si Saaya sait, malgré le fait que sa prise se soit resserrée.
Je ne sais pas être gentille.- Tu viens ? Faut qu’on rince tout ça.Prostrée, Miya hoche la tête comme une enfant prise en faute.
5. Un avenir en tête d’épingle
And all I do is sit and think about you
If I knew what you'd do
Collapse my veins wearing beautiful shoes
It's not living if it's not with you
- TW:
Drogues, mort, self-harm (mention de mutilations sans descriptions détaillées).
Les jours défilent ainsi, dans une routine rythmée par la fumée et le passage approximatif des saisons. Dans la rue, l’esprit de Saaya se décolle et la suit jusqu’à ce qu’elle rentre à la maison. La nuit, c’est difficile de savoir où est la réalité. C’est compliqué aussi lorsqu’ils se défoncent à coup de trucs de plus en plus psychédéliques, même si Saaya n’échangerait leurs journées pour rien au monde.
C’est qu’il connaît son affaire, Wu. À chaque nouvelle drogue, il leur dit à quoi faire attention, comment prendre et à quelle dose. Ils font des trucs pour lui aussi, parfois, des petits jobs. Souvent, Saaya se dit que même si son esprit débloque, ils ont la chance de pouvoir être ensembles.
Même s’ils n’ont pas de plan, ils savent déjà qu’ils ne passeront pas une minute de plus dans ce trou paumé une fois qu’ils pourront se casser. Saaya a hâte d’y être : tout dans leur ville l’étouffe et rien ne lui manquera, si ce n’est peut-être les rires de Yua et Hana de l’autre côté de la paroi. En attendant, ils tuent le temps et enchaînent les conneries : rien ne peut être pire que ce qu’ils se font déjà à eux-même.
Ils ont presque 17 ans la première fois qu’ils entendent parler d’héroïne. Lorsqu’ils essaient de l’interroger, le fournisseur est catégorique : hors de question qu’ils y touchent maintenant.
En apparence, le groupe se contente du refus. Mais une fois seuls, ils se concertent : ça a l’air bien, l’héroïne, ça a même l’air
terriblement chouette. D’un commun accord, ils décident que Seth et Saaya iront en récupérer chez Wu, en cachette : hors de question qu’on adulte - même ami - leur dise quoi faire.
Le vol se déroule sans aucun problème : il faut dire que Seth a un double de la clé et qu’ils sont habitués à être discrets lorsqu’il faut chourrer des trucs.
Le soir même, ils testent.
Le soir même, quelqu’un y reste.
Ils ne sont que trois à se réveiller, trois à rassembler leurs souvenirs pour retracer la soirée, comprendre pourquoi Miya manque à l’appel et où elle pourrait bien être. La réponse leur parvient sous la forme d’une sirène d’ambulance qui déchire le silence et les ancre dans une réalité terrifiante.
Tout est de sa faute, elle le sait : après tout, c’était elle qui, avant cette nuit-là, leur avait proposé de piquer de l’héroïne chez Wu. C’est à cause d’elle qu’ils ont retrouvé Miya dans la forêt, bleue comme si c’était le froid qui l’avait vraiment tuée. Saaya n’en dit rien : ils essaient de ne pas en parler, au sein du groupe, mais quelque chose s’est brisé. Ils se disputent tout le temps, avec Haru, jusqu’au conflit de trop.
Lorsqu’elle les surprend à se battre devant chez elle. Saaya prend la défense de Seth. A deux, ils l’amochent assez pour qu’il se casse sans demander son reste. C’est la dernière fois qu’ils se parlent et, quelque part, Saaya en est soulagée : il débloquait trop pour elle, elle ne parvenait plus à suivre sa folie en plus de la sienne.
Plus tard, alors qu’elle est avec Seth, elle remarque de nouvelles marques de piqûres sur ses bras. Plusieurs remarques se bousculent dans sa gorge, pour s’arrêter sur la pire d’entre elles.
- Tu t’y es remis sans moi ?Quitte à être au fond, pourquoi ne pas creuser un peu plus ?
Les mois s’écoulent sans aucune consistance. Son monde ne se résume plus qu’à Seth, Wu et la recherche du flash qui lui fera croire que tout va bien, l’espace de quelques heures.
Saaya déteste être sobre : sans l’aide des drogues, impossible d’oublier à quel point Miya lui manque et le trou béant que la culpabilité a creusé dans son ventre. Elle ne peux plus trancher la peau de ses bras, c’est déjà assez difficile d’y trouver une bonne veine. À la place, ses cuisses font les frais de ses dissociations, elle ne s’y pique plus, de toute façon.
(Sauf une fois, elle s’était loupée et avait eu mal à en crever. Une leçon comme une autre.)
Les mois s’écoulent, l’horizon s’est rétréci. Il n’y a que deux phases dans la journée : la descente et l’injection. Saaya ne lâche plus Seth, ils ne sont plus jamais séparés, surtout depuis que sa relation à Saori l’a poussé à fuguer. Plus rien n’a de goût, même l’héroïne n’est là que pour éviter de tomber malade à en crever. Il faut juste qu’ils attendent encore un moment avant que Wu les aide à se casser aux States, ils se le répètent. Juste tenir le coup, plus rien n’a d’importance à part quitter ce bled maudit.
Les bruits courent vite, dans la petite ville. Ils ne sont pas chez Wu quand la police a débarqué, mais ils apprennent bien vite la nouvelle. Seth parvient, plus tard, à récupérer quelques trucs que les flics n’ont pas confisqué, mais la récolte est terriblement maigre, et la constatation amère : sans héroïne, ils crèveront dans cet enfer.
Ou peut-être qu’ils ne mourront pas tout de suite, peut-être que Wu les balancera et que les conséquences seront bien pire.
Dans tous les cas, il n’y a plus d’avenir viable. Ils se sont bien battus mais
game over, merci d’avoir joué dans un univers qui ne voulait pas d’eux depuis le début .
Saaya n’arrive même plus à en pleurer, même si elle aimerait.
C’est à peine s’ils parviennent à se hisser sur le toit.
Lorsqu’ils y arrivent enfin, ils ont l’impression d’avoir gravi l’Everest. Ils ne parlent pas, il n’y a entre eux que le silence de ceux qui se savent condamnés. Les bras de Saaya sont recouverts d’hématomes, elle peine à prendre conscience qu’ils font partie de son corps. Seul Seth semble réel, même s’il a l’air aussi épuisé qu’elle.
Ils sont presque des fantômes, à ce stade.
Quitte à crever, autant qu’on soit ensemble, non ?La pensée file entre eux, se perd dans le froid de la nuit. Même si aucun mot ne leur échappe, il y a quelque chose qui crie.
Et - bien plus loin - une silhouette qui
entend.
Saaya est la première à voir l’enfant qui vole. Persuadée que le manque a provoqué l’apparition, elle agrippe Seth et attire son attention.
C’est peu cher payé, une taffe contre un aller simple au Pays de Jamais.
6. Je rêvais d’un autre monde
Au départ, ils ne voient que l’Infirmerie. Le manque est atroce, elle n’a jamais été malade ainsi. Quand les Soigneurs essaient de les séparer, elle hurle, persuadée qu’elle mourra sans lui. C’est sans doute de là que vient sa nouvelle appellation : Sick l’Hystérique, toujours collée à Snarky le Poison.
Contre toute attente, ils survivent.
Une fois qu’ils parviennent à mettre un pas hors de l’Infirmerie, on leur attribue des groupes. Snarky doit chasser des trucs et Sick mener des négociations. Tous les matins, il faut en virer l’un du groupe de l’autre. Les petits ont souvent peur d’eux, et pour cause : ils sont aussi méchants qu’ils en ont l’air. À finir constamment au Cachot ou à l’Arène, parfois l’un à frapper l’autre.
Malgré tout ça, ils ne se lâchent pas.
Sauf une fois.
Il n’est pas rare de voir Sick revenir en sang à l’Arbre. Le fait qu’elle soit seule, par contre, est bien plus inhabituel. Posté près des racines, le petit Snail est le premier à l’apercevoir.
- Sick !! Ça va ?Sick semble prendre conscience de sa présence et s’arrête. Abaissant son regard, elle adresse à Snail un sourire qui aurait pu paraître rassurant s’il ne contrastait pas avec les larmes qui dévalaient ses joues.
- Ça va. Comme pour se convaincre, elle répète :
Je ne me suis pas fait mal, ça va.Un regard vers les taches de sang qui s’étalent sur les vêtements de Sick. Snail semble hésiter, puis laisse tomber. Une autre question le taraude.
- Il est où, Snarky ?L’expression de Sick se fige. En alerte, Snail recule : les plus grands lui ont prévenu que Sick cachait des lames sous ses fringues, et il n’a pas envie de finir comme le dernier type qu’elle a défié à l’Arène. Pourtant l’Hystérique n’attaque pas. Au contraire, elle reste encore immobile quelques secondes, avant de renifler. Soudain, ses larmes se transforment en sanglots réels, secouant ses épaules et creusant des rigoles sur ses joues. Alarmé, Snail finit par lui prendre la main et la traîner à l’Infirmerie. C’est qu’il est pas formé pour la gérer, d’abord, et qu’elle lui fait aussi peur, comme ça.
Il la préfère presque quand elle est méchante.
À l’Infirmerie, on la soigne et on l’interroge. Mais entre deux sanglots, les paroles de Sick semblent incohérentes.
Il l’avait cherché, il va tellement me manquer.Le mystère reste entier.
And if you don’t love me now, you will never love me again
I can still hear you saying you will never break the chain
7. Ceux qui sont encore là
- TW:
Dissociation mentale (mention et description).
Le temps passe, Sick vit à moitié. Elle y retourne parfois dans son sommeil, la nuit, en rêve dans le Domaine d’Halloween. Il n’y a plus personne, pourtant, aucun piège et aucun cri. Et elle s’y fait, l’adolescente. Elle a même récupéré le surnom de Snarky, qu’elle chérit comme un cadeau. Elle n’est pas au fond mais elle survit.
Et parfois,
ça la reprend.
Une nuit, une Sentinelle l’intercepte avant qu’elle ne sorte de l’Arbre, portée par des pas hantés et un sommeil à demi. C’est difficile à dire si elle est encore en train de rêver, l’Île n’aide en rien ses irréalités.
L’autre Perdu l’a vite délaissée, aussi peu rassuré que réellement inquiet. Et Sick a recommencé à errer, ses pas l’amenant à la porte de chaque Cabane comme un croquemitaine.
Elle ne peut pas être seule, pas après que
ça l’ait reprise à nouveau, pas avec ses doutes et ses pensées qui tournent en rond. Forte de cette conviction, le Poison passe sa tête par chaque interstice en quête d’un visage connu. Elle ne sait même pas où chercher, elle a encore oublié où était chaque groupe.
Au bout de quelques minutes de recherche, un éclat rouge attire son regard. Se figeant, elle finit d’identifier la forme dans le hamac et d’un coup son sourire semble luire dans le noir.
Quelques pas, le temps d’entrer dans la Cabane. Et chantonner son nom, doucement.
- Apaaaache ?Elle n’attend même pas qu’il réponde avant de se rapprocher, entonner un nouvel appel. Puis, d’un coup, ses deux mains se placent de par et d’autres du hamac. Les hématomes qui parcourent ses bras se crispent alors qu’elle tire violemment la toile en arrière.
- Debout là-dedans !Un mouvement brutal, suivi d’un choc.
- Bordel qu'est ce qu...Le bruit de l’impact la ravit, elle ne s’explique même pas.
- Putain Sick... t’es malade ! Qu'est ce que tu fous ici ?Le punk se remet debout, lentement. Penchée sur lui, elle lui adresse le plus beau des sourires, comme s’ils venaient de se croiser par un très heureux hasard.
- J’arrive pas à dormir, Apache.- Sans blague...Oh, elle ment un peu mais il n’a pas besoin de savoir ce qui se passe dans sa tête.
- Je vais aller voler des trucs. Ou les casser. Ou les deux. Je sais pas encore dans quel ordre.Elle s’agite déjà, Sick, elle tord ses doigts, arrache un cheveux ou l’autre. En face, Apache tire une moue peu encourageante.
- Tu viens ?Le voilà qui soupire, au lieu de s’exprimer par les mots. Il en met, du temps à lui répondre ! Ça la crispe, ça lui donne de sales envies. Elle essaie d’être patiente, pourtant, de ne pas tout prendre pour elle. Peut-être qu’Apache n’est pas tout à fait dans son corps, lui non plus. Ça lui arrive souvent, à elle aussi. Machinalement, sa main remonte jusqu’à l’une de ses poches, où elle a caché quelques lames. Apache est son gars sûr, non ? Il a intérêt à l’être. Elle déteste tellement qu’on l’ignore. Il lui répondra si elle le bles-
- Ok...D’un coup, l’hostilité de Sick fond comme neige au soleil. Joignant ses mains en un geste de reconnaissance, elle se mettrait presque à sautiller d’excitation. En face, Apache s’habille sans grand entrain mais peu importe ! Il ne regrettera pas d’être venu, elle compte bien s’en assurer.
- Qu'est c'que j'ferais pas pour toi, hein...Elle ne réfléchit pas, Sick, elle est juste
trop contente. Assez pour lui sauter au cou et lui plaquer un grand baiser à moitié dans les tifs, à moitié sur la joue.
- Merci Apache !! T’es un vrai.La voilà qui l’entraîne à l’extérieur très vite.
- J’ai envie d’entendre des trucs craquer, si tu savais ! J’aime pas le silence, je déteste ça. Ou on pourrait mettre le feu à quelque chose, t’en penses quoi... ?Il a l’air de réfléchir, le punk, un sourire méchant aux lèvres.
- On pourrait se débrouiller pour faire partir un feu à l'entrée de la grotte souterraine ! Au pire on réveille tout ces connards de chefs et on les fait cracher leurs poumons, au mieux on fait le méchouis du siècle. Ou alors on essaye de faucher la cape de l'empereur tyrannique. Et on y fout le feu.Sick trépignerait presque. Les idées toutes plus alléchantes les unes que les autres du Chausseur font naître dans son esprit des images splendides. Il lui faut quelques secondes pour remettre de l’ordre dans ses idées, calmer l’extraordinaire adrénaline qui coule dans ses veines.
- Je préférerais les réveiller. Qu’elle annonce, catégorique.
Avant d’énoncer :
- Comme ça ils sortiront, après. On pourra se battre. S’ils saignent pas un peu, quel intérêt ?Même les Chefs devaient bien être réels, derrière leurs médailles et leurs grands airs. Revenant à l’autre idée du Chasseur, elle balance :
- On va voler la cape de Peter. Et si on se fait surprendre par quelqu’un, on la lui fait bouffer !!Elle parle aiguë, mais avec sérieux. L’idée s’est calée entre ses neurones, mais sans être suffisantes. Alors que les rouages du cerveau de Sick tournent, les scénarios possibles semblent prendre corps, se détacher de ses idées pour devenir de délicieuses menaces.
D’un coup, un éclat métallique passe entre ses doigts. Une lame, qu’elle lève au niveau de son visage.
- Et si on veut quand même y foutre le feu, on pourra la récupérer !Ça la fait rire, mais pas comme une blague et Apache se marre avec elle mais pas pareil. Ça la fait rire comme un présage, la perspective d’une nuit qu’elle ne passera pas hantée, peu importe l’issue.
Une nuit sauve, à vivre plus que survivre.
Grâce aux rares qui parviennent encore à la supporter.