Dehors, la pluie n’a de cesse de tomber. Assise près de la fenêtre, Moriko inspire une bouffée d’opium, laissant le produit répandre une fois de plus sa fumée addictive dans son organisme. Dehors, le Port s’anime sans sembler être dérangé par la pluie. Un client la salue même, d’un geste auquel elle répond par un hochement de tête.
Son invité devrait bientôt être là.

Elle avait fait la connaissance de Walker il y avait un moment, en visitant le Bureau de Tabac nouvellement ouvert. Elle n’y était pas allée en tant que cliente mais pour vérifier qu’il n’y aurait pas de concurrence, satisfaire une curiosité cachée. C’était en discutant avec le tenancier que ce dernier lui avait proposé un rendez-vous d’affaire. Moriko avait accepté : elle ne craignait rien ni personne lorsqu’il s’agissait de business.

Un soupir dans l’air humide. Moriko se redresse et se dirige vers son bureau, reposant sa pipe favorite dans son présentoir. La pièce, moins ornée que ses appartements sans pour autant être spartiate, lui servait surtout durant les heures d’ouverture. Ce n’était pas son endroit favori mais il faisait l’affaire, donnant à ses employés un endroit où la trouver sans craindre de la déranger.

La porte s'ouvre et une voix juvénile, à peine étouffée par un masque, résonne.

- Madame Yamanaka ?

D’un regard, elle signifie à son employée sa disponibilité. Cette dernière annonce l’arrivée de son invité, laissant place à un homme élancé, à l’allure nonchalante et au charme indéniable. Moriko l’observe avec attention, appréciant tant l’apparente rigueur de ses manières que la façon dont il l’appelle.

- Yamanaka-sama.

On ne lui donne pas souvent du sama, au Port.

Lui rendant son salut, elle l’invite à prendre place face à elle. Un sourire s’est figé sur ses lèvres, politesse inévitable, d’apparence chaleureuse mais froide sous la surface.

- Bienvenue à l’Amanite Viride, mister Walker.

C’est un jeu, un échange de bons procédés dans lequel elle excelle.

D’une main lente, Moriko saisit un éventail placé sur le bois vernis. Un sifflement provenant de sa manche résonne dans l’air saturé d’odeurs de fumée alors qu’un petit serpent sort de sous sa manche, s’enroulant paresseusement autour de sa main.

La porte s’ouvre légèrement, laissant entrer un employé sans masque, apportant avec lui un plateau, une théière en fonte et deux petites tasses.
Le sourire de l’Infectée se fait doux comme du miel.

- Comment se portent les affaires ?

Les manières d’Evan sont impeccables, mélange d’élégance et d’une nonchalance qui semble lui coller à la peau. Le sourire de Moriko, très légèrement, s’agrandit en signe de son appréciation alors qu’elle l’observe servir le thé.

- Pour le mieux. Le commerce dilettante de tabac qui avait cours m'a permis de reprendre le marché facilement en centralisant l'affaire. En ce qui vous concerne, il est clair que votre Fumerie n'a plus à faire ses preuves.

Un petit rire bouche fermée, marque de fierté. L’Infectée réplique, sereine :

- Je suis ravie que vos affaires soient florissantes.

Un geste d’éventail, un sifflement de serpent. Moriko reprend :

- La vie peut être dure, sur cette Île. Affirmation connue parmi les adultes mais qui se murmurait encore dans le secret, du temps où elle vivait à l’Arbre. Tant que mes clients auront besoin d’une échappatoire, l’Amanite Viride se portera bien.

L’expression de la gérante se teint d’amusement. Quelle ironie que l’évasion soit nécessaire sur l’Île Magique de Peter Pan.

Se redressant légèrement, Moriko se fait soudain plus grave, bien que son éternel sourire de façade n’ait pas quitté son visage.

- Et si nous rentrions dans le vif du sujet, mister Walker ?

Oh, Moriko aime prendre son temps, mais les affaires sont les affaires.

Evan s’adapte à son rythme sans rechigner ni  essayer de la doubler, quelque chose qu’elle note sans pour autant commenter.

- Je suis ici pour vous proposer une collaboration entre nos établissements.

Rien d’inhabituel, pour le moment.
L’Épouvantail reprend :

- Là d'où je viens, l'opium peut être mélangé au tabac, cela égalise les effets et permet de coupler deux plaisirs en un. Je vous propose donc, maintenant que j'ai centralisé le marché du tabac, d'agrandir votre offre avec un nouveau produit, à un prix de partenaire, bien évidemment.

Un temps. Si Moriko n’a pas quitté son interlocuteur des yeux, son regard semble chercher plus loin, perdu dans d’intenses réflexions. Les Pirates se contentent de peu, mais diversifier l’offre pourrait les attirer, lui être profitable. Quant à Walker, il lui parait fiable de prime abord, mais comment être sûre ? Doucement, la main de l’Infectée joue avec les écailles du serpent qui s’enroule autour de ses doigts, fait son chemin sur sa peau.

Pourquoi ne pas le lui demander ? Prétendre qu’elle partage volontiers ses pensées.

- Qu’est-ce qui vous fait penser que mes clients auraient besoin de quoi que ce soit d’autre que ce que je leur fournis déjà ?

Sourire qui ronronne ; c’est qu’elle s’amuse, la femme squelette. Tout ici correspond à sa zone de confort, c’est qu’elle reste maîtresse en son domaine. Elle n’a rien à perdre à négocier, la négociation est un jeu qui l’amuse.

Dieu sait, pourtant, qu’il en faut beaucoup pour la distraire.

Ils sont deux, à jouer le jeu de la nonchalance, à l’aise dans leur domaine. Evan réplique avec tranquillité :

- J'ai effectué une analyse du marché avant de vous rencontrer et il en ressort que 30% de vos clients actuels apprécieraient l'arrivée du tabac dans leurs narguilés. Mais plus intéressant encore : vous ouvririez un nouveau segment de clientèle que j'évalue à 40% de votre clientèle actuelle. Les consommateurs potentiels sont nombreux et favorables à l'introduction du tabac dans votre fumerie.

Moriko hoche la tête et prend son temps pour assimiler les informations. Un sourire amusé se dessine sur ses lèvres peintes alors qu’elle remarque :

- Je serais curieuse de savoir comment vous vous y êtes pris pour mener votre analyse. Avez-vous interrogé mes clients à la sortie de l’opiumerie ?

Son ton s’est fait caressant et taquin, mais sans moquerie.

- Le tabac viendrait de vous, c’est évident. Quel avantage pensez-vous tirer de cette collaboration ?

Les arguments d’Evan sont assez limpides pour qu’elle en vienne directement aux conditions, s’amuse à trancher dans le vif. C’est qu’elle est sûre d’elle et sait qu’elle n’a rien à perdre à se montrer directe.