Quelques jours après leurs premiers échanges, il se retrouvent. Un autre jour, une autre conversation. Une autre fin de service, de nuit cette fois.

Just rassemble ses affaires tandis que celui qui le relève s’installe tranquillement. Au plus haut poste de surveillant, dans les plus hauts branchages, on a une vision quasi-totale du secteur. De nuit, pas un feu de camp, pas une torche, n’échappe à leur regard. De jour, ils voient même l’Îlot au Crâne, une tâche brune à l’horizon. Ce poste d’observation est l’un des plus importants mais il pose trois gros problèmes.

La Main effectue son rapport et il se résume à rien. Il n’a rien vu d’ici.

Le premier problème c’est qu’on est loin de tout : tout est minuscule. De jour, il est toujours possible d’améliorer les choses avec une longue vue mais de nuit… on guette la moindre lumière en se tournant les pouces.

L’autre sentinelle hausse les épaules et enfile un gros manteau. Just esquisse un sourire compatissant. Il est soulagé de pouvoir redescendre mais pour son collègue : le cauchemar ne fait que commencer.

Le deuxième problème c’est qu’on est exposé aux quatre vents et qu’ils sont froids. Autant le dire : on se les pèle et on ne doit pas bouger de son perchoir.

Justice descend les marches, se fraye un chemin dans les passerelles. Il pourrait aller se coucher directement mais il a décidé de se dégourdir les jambes, en espérant que ça le réchauffe.
Et alors qu’il croit trouver la tranquillité, il est saisi par une vision inattendue. Il n’est pas seul.

Le troisième et dernier problème avec ce point d’observation c’est qu’on voit le lointain mais pas ce qui est juste sous notre nez. Juste au pied de l’arbre.

Comme par exemple les allés et venus dans le Grand Arbre. Ou encore les actes de vandalismes d’un punk.

Il lit les lettres A C A B mais il ne sait pas ce que ça veut dire. Acabit ? Non, ça ne veut rien dire. Pourquoi Apache l’Hérissé, la terreur des mères, le trouble-paix, le fouille merde du coin irait peindre sur un arbre en lettres rouges : Acabit.

Grotesque.

— Tu te lances dans le street art ?

Pris en flag, Apache fait volte-face. Pourtant, quand on enfreint les règles sur la place publique, il faut s’attendre à être interrompu. Mais peut-être qu’en fait, le punk n’a pas peur d’être pris la main dans le sac. Peut-être qu’il n’aime pas travailler dans l’anonymat ?

Dans son mouvement brusque, le pinceau du punk crache des grosses gouttes de peinture rouge sur l’herbe fraiche. Just n’y échappe : il finit avec une grosse tache sur l’épaule et une autre sur la joie, près du nez. Il s’essuie avec les doigts qu’ils portent à son nez. Ça pue.

— Oh c'est toi cowboy ! Tu m'as foutu la trouille ! J'ai cru que c'était un de ces putains d'enfoirés de flics !

Flic, ça veut dire sentinelle. Si Just était patriote, il serait sûrement froissé. Heureusement pour le punk, ce n’est pas le cas.

— Non c’est que moi, il répond amusé par le jeu de mot.

Réalisant enfin son erreur, Apache finit par lui lancer :

— Désolé pour le rouge... Mais ça te va bien au teint !

Apache lui fait penser à un chat pour un grand nombre de raison à commencer par sa volonté de toujours retomber sur ses pattes quitte à faire preuve de mauvaise foi.

— Merci, il parait que c’est ma couleur.

Amusé ouais, mais un brun sarcastique, le sentinelle reprend plus sérieusement :

— Loin de moi l’envie de perturber tes habitudes mais ça serait gênant pour nous deux si tu te faisais bannir.

Il croise les bras.

— Je ne peux pas te demander de faire profil bas mais si tu veux mon avis : tu perdrais rien à la jouer plus… subtil.

Just tourne autour du pot, cherche la meilleure manière de tourner son ultimatum, l’enrober de politesse et de bon sens. Il ne sait pas que bien plus tard, il pourra insulter le punk ou lui mettre une béquille sans craindre de le vexer.

Apache s’apprête à l’ouvrir mais déjà le sentinelle comprend que le message n’est pas passé. Pas besoin d’entendre ses arguments, il n’y a qu’à voir sa tête : visage détendu, sourire hilare. Bref, Apache s’en fout.

— Boaaah... C'est juste pour faire un peu chier !

La réponse est claire : pour la subtilité ou la discrétion, il faudra repasser. Le punk lance un regard admiratif à son graffiti, fier comme un peintre devant son plus beau chef d’œuvre. Just jette un œil, bien plus sceptique. De base l’art, il n’y comprend pas grand-chose. Mais alors ça…

— Ils comprennent rien au message, mais bon. Si yen a deux ou trois que ça amuse dans l'Arbre, c'est gagné !

Le sentinelle esquisse un sourire compatissant, préférant laisser son silence à l’interprétation que d’avouer au punk qu’il n’a rien compris. Il n’a pas honte de son ignorance. Non, c’est ce punk qui fait toujours aussi tache dans le décor qu’il n’a pas envie d’enfoncer. Il n’a pas envie de lui rappeler à quel point il est… seul.

— Moi ça m'fait marrer déjà ! Et ça m'occupe !

Le punk lui lance un regard pétillant qui prend Just au dépourvu. C’est qu’un graffiti sur un arbre, un ticket facile pour le cachot, mais surtout rien qu’un graffiti. Il a du mal à comprendre d’où l’Hérissé peut en tirer autant de plaisir. Il opte pour une réponse diplomate :

— J’imagine que c’est le plus important.

Apache poursuit :

— Mais t'inquiète, ils vont pas me foutre dehors juste pour ça ! J'risque quoi..? Deux trois coups ? Et le cachot. C'est le prix à payer juste pour prouver qu'on peut défier l'autorité ! Mais ça c'est pour les fois où ils me choppent ! Comme ils sont cons comme des balais ça arrive pas si souvent !

L’aspect revanche joue beaucoup dans l’aspect défouloir de ce graffiti. Pourtant, tout ça a tout l’air d’un cercle vicieux entre revanche et répression. Just pourrait s’en réjouir : Apache est bel et bien le genre d’étincelle qu’il cherchait. Infatigable, déterminé, haut en couleur. Seulement, s’il n’apprend pas à canaliser son énergie, il ne fera pas long feu.

— Si t’accumules, ils finiront par prendre des mesures extrêmes, tu sais. Tous les bannis n’ont pas été virés sur un grand coup de théâtre.

Pour détendre l’atmosphère, il décide de lancer une anecdote plus amusante.

— T’étais pas là à l’époque mais il y avait ce mec-là… Je sais plus son nom. Enfin bref, tous les jours il volait des affaires aux chefs. Trois fois rien, des bricoles. Et après il le criait sur les toits.

Un sourire nostalgique se dessine sur sa face quand il repense aux singeries de ce gamin. Il ne lui avait pourtant jamais adressé la parole et ne s’était jamais vraiment attaché à lui mais se singeries avaient le mérite de mettre un peu de piment dans le quotidien des sentinelles.

— Il a été tué dans un combat à l’arène contre le chef des sentinelles. Le prédécesseurs de Scar. Soi-disant qu’il l’avait bousculé. Mais franchement, je pense surtout qu’il en a eu marre.

Quand il avait appris la nouvelle, ça ne lui avait pas fait grand-chose sur le coup. C’était une info aussi banale que la météo du jour. Ce n’est plus tard qu’avec du recul qu’il en tiré des conclusions utiles et un brun de pitié pour ce gamin têtu.

Sa petite histoire a le mérite de refroidir Apache. Le punk a un air plus grave, mélange d’indignation et de regret.

— L'enflure... J'aurais bien aimé le connaitre, ce mec dont t'as oublié le nom. Il avait l'air marrant.

Just hausse les épaules. Ouais, il l’était. De loin en tout cas. Ne l’ayant pas connu personnellement, il serait bien incapable d’en dire plus.

— Mais alors quoi ? Apache reprend, prêt à s’enflammer. Tout ça... Les affaires piquées, les graffitis, les refus d'obéir, les sales coups en douce, l'air de rien... Tout ça c'est pas pour rien.

Le punk agite son pinceau, se crispe légèrement. Just croit lire de la colère et de la frustration dans ses mimiques. Peut-être qu’il a beau dire se moquer de ce qu’on pense de lui, il aimerait bien être compris et entendu. Peut-être.

— Ça montre qu'on peut l'faire. J'sais pas... ça peut donner des idées à d'autres peut être. En tout cas en attendant ça fait qu'on se sent au moins un peu vivant à l’intérieur.

Mains dans les poches, Just ne répond pas immédiatement. Il dévisage le punk, l’air songeur. Il comprend surtout que pour Apache, la censure pourrait le faire suffoquer, qu’il ne peut pas lui demander d’arrêter ses petites provocations. Il va falloir composer avec son caractère. Mais il va surtout falloir faire des compromis entre le bon sens et son impulsivité.

Après un temps, Just déclare finalement :

— Alors…

Il s’avance vers le punk et lui prend le pinceau des mains.

— On va se battre.

Il se plante devant l’arbre déjà gribouillé et lève le bras. Il inscrit d’une écriture plus petite mais bien distincte :

BOYS REMEMBER

— Mais de la bonne façon.

Il lance le pinceau dans l’herbe, choppe Apache par le poignet et se rue vers le Grand Arbre.

— Et ça commence par ne pas se faire prendre !

Il vient de se rappeler que c’est l’heure de la relève et que c’est une question de temps avant que d’autres sentinelles passent dans le coin.

Just trace sans prêter attention au décor qui l’entoure, ni même aux protestations du punk qui le suit malgré tout. Il trace et soudain son cerveau se remet en marche. C’était comme retenir son souffle au moment de sauter dans le vide, un réflexe involontaire. D’un coup, il réalise ce qui vient de se passer. Il vient de participer à un acte de vandalisme inutile, comme ça, sous le coup de l’impulsion. Puis, il s’est enfui sans prévoir de plan de secours.

— Mais bordel tu m'amènes ou là ?!

C’est une très bonne question. Où est-ce qu’ils vont comme ça ? Pourquoi ils courent ? Le sentinelle gamberge, se rappelle qu’il craignait l’arrivée d’autres sentinelles. Jusque-là, il se reconnaît dans son raisonnement. Mais après ? Où aller ? Pas dans les bois. En plus d’être risqué, il est toujours probable de croiser une ronde.

Où vont-ils comme ça ? L’expression sur le visage du sentinelle passe de la détermination au doute puis à … la confusion.

— J’en sais rien…

Il vient de s’immobiliser, en plein milieu des plateformes qui jalonnes le feuillage du Grand Arbre. Mais il n’a toujours pas lâché Apache.

Just capte un bruit de pas. Entre l’obscurité et l’écho qui règnent dans le dédale des passerelles, le sentinelle préfère ne pas prendre de risque. Il tourne la tête. Une porte fermée. Il l’ouvre, pousse le punk devant lui, s’engouffre à son tour et referme.

Le sentinelle se retrouvent dans un espace vaste mais trop obscur pour qu’il le reconnaisse. De toute façon, il n’a d’yeux que pour la faible clarté tapis sous la porte, et l’ombre de deux bottes claquant derrière eux.

Qui que ce soit, ça ne les a pas remarqués.

La sentinelle les dépasse. A son pas lourdaud, la Main devine un collègue en service de nuit, sûrement à moitié endormi. Quoiqu’il en soit, s’il soupçonnait la présence d’intrus, il ne serait pas aussi détendu.

Apache rompt le silence d’un soupir bruyant, vraisemblablement persuadé d’être tiré d’affaire. Justice se retient de l’imiter, encore habité pas un soupçon. Il colle sa joue contre la porte en bois, rêche du comme du papier de verre. A travers la paroi, il ne capte que le souffle du vent qui balancer les ponts de bois et un silence de mort qui interdit toute méprise : ils sont seuls.

« Putain, t'es plus un nerveux que c'que j'aurais cru, fait remarquer le punk.

— Je suis plein de ressources », qu’il répond du tac au tac, ne dissimulant qu’à peine son agacement.

Nerveux, ça ne colle pas à l’imagine qu’il donne et encore moins à celle qu’il a de lui. Just est un gars chill. Il garde la tête froide en toutes circonstances et réfléchit avant de sauter à pied joint dans la merde.

Alors ce qui s’est passé tout à l’heure c’est… rien qu’une erreur. Faut croire que ça peut arriver à tout le monde de se laisser emporter sur le moment. Même lui. Enfin. Aussi absurde que cette situation puisse être, ils viennent d’échapper à ses conséquences et ça mérite bien de souffler.

Le sentinelle laisse un soupir détendre ses traits, surprend une vague lourdeur dans tout son corps. C’est la tension qui se relâche.

« Si t'avais envie qu'on s'isole dans un coin sombre, fallait juste le dire ! », marmonne le punk.

Même en sachant l’obscurité quasi-totale et l’impossibilité de distinguer son expression, le sentinelle choisit de ne pas relever et roule des yeux. Ce n’est pas la première fois qu’Apache lui balance ces remarques pleines de sous-entendus. Il ne manque pas de confiance en lui ou alors c’est vraiment un dalleux. Dans les deux cas, il est gonflé. Surtout pour un type de son… gabarit.

La Gêne passée, Just se retourne pour faire face à l’obscurité qui les entoure. Il n’a pas peur et pourtant son corps se tend, ses poils s’hérissent et sa main tâtonne à la recherche d’un interrupteur imaginaire. Un instinct primitif, quasi-animal, remonte à la surface. Il ne faut pas rester dans le noir.

Comme s’il avait deviné cette pensée, Apache craque une allumette. La flamme minuscule vacille, entame à peine le voile épais qui les entoure.

« T'imagine pas la chance qu'on a qu'il me reste une allumette sur moi...

— La chance va pas durer. Doit y’avoir une bougie, n’importe quoi.

Au Grand Arbre, cela reste la source de lumière la plus fiable dont ils disposent. Les lampes se cassent, les batteries s’épuisent. Mais les bougies, ça se remplace. Les artisans en fabrique des douzaines à la minute. Il n’y a pas une pièce où un de ces machins prend la poussière au cas-où.

Les deux gamins tâtonnent dans le noir sans trop savoir où chercher. Coup de chance, Apache déniche une lampe à huile posée sur un genre de table qu’il s’empresse d’allumer.

Just se raidit. A quelques centimètres du sien, un visage couleur craie lui fait face. Son sourire angélique figé sur des lèvres closes jure avec ses gros yeux vitreux et inexpressifs où se reflètent les flammes de la lampe. Le sentinelle fait un pas en arrière, chancelant.
En tâtonnant dans le noir, il a fini par se retrouver devant un buffet croulant sous les tas de peluches et soldats de plombs. Et dans le tas, une poupée de porcelaine au boucles rousses qui vient de lui foutre les jetons. Rien de plus qu’une poupée. Il se sent con.

« C'est quoi cet endroit ? », demande Apache à quelques mètres de là.

Just lance un regard soulagé mais embarrassé sur le décor pas si menaçant qui les entoure : des murs peints de couleurs vives, des tables où reposent des boites de jeux de société, des coffres et des tiroirs débordant de costumes, de jouets et autres bidules.

« La salle de jeux. »

D’un geste un poil rageur, il saisit le pan d’une couverture qui traîne sur le passage et recouvre le buffet pour ne plus avoir cette poupée sous le nez. Avec un peu de chance, Apache n’aura rien remarqué.

« On aurait pu tomber plus mal ! fait remarquer Apache. Mais on aurait pu aussi tomber mieux. »

Just se contente d’un vaguement haussement d’épaules. C’est vrai qu’il a passé l’âge pour se sentir à sa place dans ce genre de décors. Les couleurs vives, les montagnes de jouets, les poupons aux joues bien rouges et aux sourires bien larges… Toute cette bonne humeur excessive et forcée, ce n’est pas son truc. Ou plutôt, ça ne l’est plus.

Pourtant, il ne se plaint pas. Ça aurait pu être pire, bien pire. Apache et lui auraient pu faire irruption dans un dortoirs, ou tomber nez à nez avec des sentinelles prenant une pause dans leur coin. Au moins ils sont seuls et cela devrait durer. De ce qu’il sait, on n’envoie pas de sentinelles patrouiller dans cette pièce. Le circuit des rondes de cet étage oblige les vigiles à passer devant cette porte mais ils n’entrent pas. Et maintenant qu’il y pense, c’est peut-être bizarre.

Bah. Peu importe.

« Ya rien pour se bourrer la gueule dans le coin.
— Parce que t’as la tête à ça, toi ? »

Just commence à faire le tour de la pièce, comme un lion en cage, observant les étalages avec un air sceptique.

« Alors ? Tu m'as ramené ici pour m'apprendre les bonnes manières ? »

Le sentinelle se retourne. Apache le toise avec un sourire espiègle. Il devine à son regard pétillant qu’il y a un genre de vanne mais il n’est pas sûre de saisir.

« … si j’avais voulu te frapper, Apache, je ne me serait pas caché pour ça. »

Il se mord la lèvre. Est-ce que ça n’aurait pas été plus simple de lui dire qu’il n’avait aucune intention de le tabasser ?