"... Des outils de menuisier, je crois. On s'en sert pour fabriquer des meubles. Ou des tonneaux."

Fichtre. Wobbly semblait être passé dans cet insupportable mode des questions interminables qui avaient toujours raison de sa patience, à un moment où à un autre. Asher prenait sur lui autant qu'il le pouvait, car cela aurait finalement pu être bien pire : l'enfant parlait à voix basse. Ses questionnements restaient donc discrets et l'occupaient pendant qu'Asher se chargeait de remplir le tonneau de pommes de terre.

"Une faucille. On s'en sert pour couper les récoltes dans les champs, lorsqu'elles sont arrivées à maturité. Quand c'est prêt à être mangé, quoi."

Bon sang, il n'arrêtait jamais ? Quelle question. Bien évidemment, qu'il n'arrêtait jamais. C'était de Wobbly qu'on parlait. Pourquoi les pirates avaient-ils laissés traîner autant d'outils à la con dans ce hangar qui n'aurait dû servir que de garde-manger ? Telle était la question, mais Asher les retenait, tous autant qu'ils étaient. Ça commençait à devenir saoulant. Il ne pouvait pas se concentrer pour ranger correctement les patates autour de Wobbly et tout à la fois répondre à des questions qui pour certaines n'étaient pas faciles, même pour l'adulte qu'il était.

"Un sextant. On s'en sert en mer, pour la navigation. Pour savoir où on se trouve. Mais ça vaut surtout dans le monde réel... Enfin le monde originel, quoi. Ici les mesures veulent pas dire grand chose."

"Un loch. Ça permet d'estimer la vitesse du bateau grâce aux nœuds que tu vois sur la corde. On jette la ligne à l'eau et comme on avance elle se déroule. Ensuite on la remonte et on compte le nombre de nœuds qui sont passés."

"Des menottes qui viennent probablement de la cale d'un quelconque navire sordide qui transportait des prisonniers. Enfin, j'espère."

"Un chevalet, pour la peinture, je crois ? Qu'est-ce que ça fout là par contre, aucune idée..."

"Caaa... ressemble à un ours en peluche. Sauf que c'est un narval. Bordel mais qui coud des narvals en peluche...  Tu le veux ?"

"... Une bâche. Un sac poubelle ? Ça ressemble à un truc de bermudon, vu la matière chelou."

"Une... Pince ? Pour arracher des... trucs ? J'espère que c'est pas pour les dents."

"Un... truc qui tourne pour percer des trous dans... D'autres trucs, sans doute. J'en sais rien. Je l'utilise pas."

Au fur et à mesure qu'il perdait patience, la tension dans sa voix montait, et ses réponses devenaient plus évasives, moins étudiées. Le dernier objet pointé par l'enfant ressemblait plus à une sorte de vieux sex toy rouillé qu'au moindre outil dont ils aurait pu avoir - ou même connaître - l'utilité, et ce fut le moment où la goutte d'eau fit déborder le vase. Asher soupira très fort, croisa les bras sur le bord du tonneau, fixa l'enfant dans les yeux, puis tempêta, ragea, pesta, mais à voix basse :

"WOBBLY. J'en sais rien. Ok ? Tu me connais ! J'ai la gueule d'un artisan ou d'un agriculteur ? Mon truc c'est de taper sur les méchants, avec ou sans arme blanche. A la rigueur je peux te parler du matériel de navigation, mais t'en as fait le tour, là, et tout le reste, à moins qu'on ait besoin de mon aide, je m'en sers pas et je sais pas ce que c'est. En plus, on a pas le temps. Quelqu'un pourrait se pointer à tout moment. Alors maintenant concentre toi, et aide moi à remplir ce tonneau sans que ça soit trop inconfortable pour toi, s'il te plaît."

L'attention de l'enfant enfin revenue à leur (foutue) mission principale (qu'il n'avait jamais demandée), Asher put enfin se montrer plus efficace. Et bientôt, Wobbly fut enseveli par les tubercules terreux. Il fallait avoir une sacrée imagination pour comparer cet amas de patates à un château mais... hey. Si ça lui faisait plaisir, pourquoi pas. Le gamin était déjà en train de regarder tout autour de lui. Il fallait tuer dans l’œuf une éventuelle nouvelle salve de questions. Entrer dans son jeu était probablement le meilleur moyen de désintéresser Wobbly du contenu plus que douteux de ce hangar. Un sourire au coin des lèvres, Asher répondit donc au petit :

"Hey, pas mal... Du coup, ça fait de toi le prince ? Le roi ?"

Quoique son Altesse ou que sa Seigneurie en pense, il allait par contre bientôt falloir refermer le couvercle... Le récipient était arrivé au maximum de sa capacité. Enfin. Si Wobbly comptait parvenir à respirer durant le voyage, évidemment.

"Ooooooh ! Et ça ?"

"D'acooooooord... Et ça, c'est quoi ?"

"...Ca veut dire quoi "sordide" ? Et ça c'est quoiiiiii ?"

"Oh ! Et ça ?"

"Oh ouiiiiii ! Une peluche ! Une peluche ! Une peluche ! Et ça c'est quoi c'est bizarre..."

"Pourquoi y'a des sacs poubelles avec la nourriture ? Et ça c'est quoi ?"

"Bah non hein, c'est la fée des dents qui prend les dents, c'est pas la pince ! Oh, t'as vu ça, c'est quoi ?"

"...Ah. D'accord. Et ça tu t'en sers ? C'est quoiiii ?"

Au vu de la réponse du Pirate -soit une grosse dose d'agacement-, non. Ou alors, il n'assumait pas. Cependant, il lui parlait beaucoup et Wobbly décida de l'écouter sans rien dire, parce qu'il avait quand même été gentil de répondre à ses questions. Même s'il râlait.

Et aussi parce qu'il lui avait donné un narval en peluche trop mignon. Et puis, le Hargneux avait raison : ils avaient une mission à accomplir ! En bon agent de la Couronne qu'il était, le mini-espion hocha la tête avec conviction et se mit au travail, rangeant sous ses jambes les pommes de terres qu'Asher lui donnait. Il chantonnait en même temps sur un rythme bien connu, souvenir de l'Ordinaire et des films de James Bond qu'il avait pu voir.

Au bout d'un moment, il était tellement concentré sur son château de patates que plus aucun son ne sortait de sa bouche (son acolyte improvisé allait probablement apprécier le silence). Des patates dans chaque main, un narval en peluche sous le bras, l'enfant s'affairait dans son "travail" comme il pouvait le faire à la Mercerie. Dans ces moments-là, il était tellement concentré qu'il pouvait en oublier de se nourrir ou de se reposer.

Néanmoins, ce ne fut pas le cas cette fois-ci. Il finit par arriver à la limite de ce qu'il pouvait faire en restant dans le tonneau, et l'un de ses bras était coincé au-dessus de son château fort de patates, dont il était très fier. Tellement qu'il appela Asher pour le lui montrer. Ce dernier revint vers lui, beaucoup moins râleur que précédemment. Le Raccommodeur secoua vigoureusement la tête pour répondre à la question, manquant de peu de se prendre une patate (au sens propre comme au figuré).

"Naaaaan, toi et moi on est les Chevaliers qui protègent le château ! Le roi, c'est lui !"

Il leva bien haut le narval en peluche, pour le poser provisoirement au sommet du château et continua, avec une voix qui se voulait plus grave (...autant qu'elle pouvait l'être par un enfant de cinq ans).

"C'est moi Felix, le roi des pataaaaaates !"

Dans un "Tin-tin-tiiiiiin !" héroïque, le "roi" plongea au fond du tonneau -enfin, aussi profond que Wobbly pouvait l'y mettre. L'enfant se tourna ensuite vers Asher avec un grand sourire.

"J'adore Felix, merci Asher !" Une petite pause. "Et merci aussi pour les patates, j'aurais jamais pu ramener tout ça tout seul ! On va rentrer au Camp maintenant ?"

Apparemment, il n'était pas traumatisé par l'idée de passer une partie du voyage enfermé dans un tonneau. Et puis, il avait Felix et des pommes de terre pour lui tenir compagnie.

Asher perdait patience et ce n'était bon pour personne. Il se rendit compte qu'il avait répondu trop spontanément. Utiliser un mot tel que "sordide" face à un gamin comme Wobbly était une idée de merde. D'autant plus que le pirate était bien en mal d'expliquer ça correctement.

"Euh. Sale, dégoûtant. Tu sais, un endroit pas beau qui fait que du coup ça fait peur."

Parlait-il encore bien l'Enfant ? Il avait passé une grande partie de sa vie parmi des gamins pour moitié plus petits que lui, et à qui il fallait expliquer les choses de façon très imagée, mais ça commençait à faire loin tout ça. Il avait l'impression que c'était plus facile pour lui de se mettre dans la tête de Wobbly quand il avait encore douze ans. Tout de suite, là, la différence d'âge commençait à piquer.

Par ailleurs, Wobbly ne voulait PAS savoir pourquoi il y avait des "sacs poubelles" avec la nourriture. Asher non plus ne voulait pas savoir. Il craignait que la réponse ne soit pas pour toutes les oreilles.

Puis au-delà de la véritable fonction des "sacs poubelles", ça n'avait effectivement absolument rien à foutre avec la nourriture.

"Cherche pas, les pirates ils sont bizarres. C'est rangé n'importe comment, ici."

La fée des dents faisait bien ce qu'elle voulait et... Ça y est, on y était. Asher en avait ras le pompon. La moutarde lui monta au nez et il fit éloquemment comprendre à son partenaire de crime que le moment était venu qu'il se la ferme un peu. Et qu'il l'aide à mettre leur plan à exécution.

Asher avait parfaitement conscience de son tempérament enflammé, et du fait qu'il lui causait couramment des problèmes. L'espace d'un très court instant, il craignit la réaction de l'enfant.

Pitié, faites qu'il ne se mette pas à pleurer. Pitié, faites qu'il ne boude pas, et qu'il reste coopératif.

Il ne s'était même pas rendu compte qu'il avait retenu sa respiration, mais il soupira lorsqu'il comprit que le petit n'avait pas été trop secoué, ni trop vexé, et que les choses allaient continuer de se passer comme sur de grosses roulettes en forme de pomme de terre.

Asher grinçait tout de même un peu des dents tandis qu'il accomplissait son travail : Wobbly chantonnait et ça le stressait pas mal. Il se garda bien de lui faire la moindre réflexion, parce que bon. Ce n'était pas fort, personne ne devrait l'entendrait, ou en tous le cas pas depuis l'extérieur du hangar. Asher aurait été bien mal avisé de contrarier ce gamin deux fois de suite. Il pouvait être très mignon, mais lorsqu'il était agacé il pouvait devenir un cauchemar ambulant.

Un cauchemar qui risquait de leur coûter très cher à tous les deux.

... C'était quoi, cette musique que le gamin meumonnait incessamment ? Asher commençait à remarquer que ça lui évoquait un truc. Maintenant, c'était lui qui l'avait dans la tête. Tin tin. Tintintin tin. Tintin... Arg. Misère. La musique et son cerveau, ça faisait toujours des trucs un peu chelous. Maintenant, il l'entendait presque physiquement. Insupportable. Comme c'était parti, ça n'allait plus lui sortir de la tête avant des heures. "Wobbly, je te déteste", songea t-il très fort sans le formuler. Sa paupière gauche n'arrêtait plus de tiquer, spasmes nerveux à la hauteur de l'énervement qu'il contenait.

Lorsqu'ils eurent terminé leur travail, il parvint pourtant à retrouver un calme assez étonnant, compte-tenu de la musique qui n'arrêtait plus de lui péter les neurones. Ses yeux convergèrent vers le "Roi Felix" que le gamin venait de mettre bien en évidence au dessus de son château de patates. Et subitement, Asher se sentit obligé de donner ce conseil :

"... Lorsque tu seras arrivé au Camp, il faudra que le Roi Felix aille prendre un bon bain, d'accord ? C'est super crade, ici, il a besoin d'être lavé. En plus, c'est pas digne d'un Roi d'être tout sale."

S'il continuait de le suivre dans son trip et adoptait le genre de logiques que le gamin pouvait comprendre et approuver, il y avait plus de chances pour que Wobbly l'écoute sans trop discuter... Nan ? Parce que ce narval, Asher ne savait pas trop par où il était passé. Si ça se trouve, c'était des vieux machins qu'on avait rapatrié depuis la Maison Close. Il y avait des gens qui avaient des trips bizarres.

Asher n'étant pas très doué pour se montrer aimable (surtout pas de manière volontaire), il eut en réaction des remerciements du gamin une espèce de grimace qui devait être une sorte de sourire non assumé. Et qui disparut aussitôt. C'était plus facile pour lui de répondre à l'ultime question de Wobbly, laquelle rentrait dans son champ de compétences :

"je vais remettre le couvercle pour que les pirates te voient pas et je vais amener le tonneau près de la sortie du Ranch, dans un coin pas trop fréquenté. Tu vas m'attendre quelques minutes, d'accord ? Je vais préparer de quoi manger et boire pour le voyage, et de quoi se couvrir parce qu'il fait très froid."

... Et ses armes, évidemment. Les orbleus étaient susceptibles de frapper à tout moment lorsqu'on osait s'aventurer sur leur territoire. Il allait falloir qu'Asher se montre discret dans ses préparatifs, sinon on allait certainement lui demander où est-ce qu'il se rendait, et pour quelle raison. Mais bon... La plupart du temps, tout le monde l'ignorait. Donc ça ne serait probablement pas trop compliqué.

"J'arrive. Promis ça sera pas long."

Leur plan mis à exécution, Asher fit exactement comme il l'avait dit. Il évita de mettre son manteau tout de suite, préférant le fourrer dans le sac de voyage. Voilà qui attirerait nettement moins l'attention sur sa silhouette, tant qu'il restait à portée de vue et de soupçons.

Moins d'une quinzaine de minutes plus tard, il revenait à proximité du tonneau et découvrait avec un soulagement sincère qu'il n'avait pas bougé. Il s'agenouilla pour le soulever, mais murmura d'abord à la destination de l'enfant :

"Comment se porte le Roi, sieur Wobbly ?"

Est-ce qu'il en faisait trop ? Mais si le gamin avait eu peur pendant tout le temps qu'il venait de le laisser seul, ce rappel à son plus récent jeu aiderait sans doute à décrisper l'ambiance... Enfin. Peut-être.

"Oooooh..."

Wobbly entendait les explications d'Asher, mais comme il passait son temps à poser de nouvelles questions il n'était pas dit qu'il les retienne. Ceci dit, s'il venait à utiliser un jour le mot "sordide" dans une conversation, on pourrait en retracer l'origine.

S'en suivirent un tas de questions-réponses, jusqu'à ce que l'adulte en ait marre et que le petit décide de le laisser tranquille (notamment parce qu'il avait une mission à remplir, et une peluche pour l'occuper). Le remplissage du tonneau se passa dans un silence tout relatif, étant donné que le Passe-Partout chantonnait le générique de James Bond à voix basse tout en rangeant ses patates et en s'octroyant une petite pause pour jouer avec le Roi Felix de temps en temps.

Mine de rien, le tonneau finit par être rempli. S'en suivit une petite discussion à propos de la place qu'il restait et de la peluche, qui était vraisemblablement devenue le nouveau jouet du Raccommodeur. Ce dernier écouta le conseil du Hargneux avec beaucoup de sérieux, observant sa nouvelle acquisition sous toutes les coutures avant de répondre.

"Oui d'accord ! C'est vrai qu'il est pas très propre, pour un Roi."

A moins qu'il soit le Roi des choses sales ? C'était peut-être pour ça qu'il y avait des saletés un peu partout... Ça se trouvait, c'était le Roi de la grange et on l'enlevait de son château ?! Le Passe-Partout haussa les épaules. S'il y avait quelque chose qu'il savait sur les adultes, c'était qu'ils étaient trop grands pour avoir des peluches. Lui, il avait le droit, parce qu'il était petit. Pas eux. Na.

Il en vint donc à remercier Asher pour son cadeau, avant de se reconcentrer sur la suite de la mission : avoir un tonneau de patates, c'était bien, mais il fallait les ramener au Camp maintenant ! Si le pirate n'avait pas l'air très à l'aise, il apaisa rapidement ses inquiétudes. Asher avait l'air de savoir ce qu'il faisait, et Wobbly lui faisait confiance. Aussi se contenta-t-il de l'écouter avec une petite moue sérieuse sur le visage, qui cachait un soupçon d'inquiétude. Il hocha la tête de bas en haut quand le Pirate lui demanda s'il était d'accord et le laissa mettre le couvercle du tonneau au-dessus des patates, de Felix et de lui-même.

Plongé dans le noir -bien qu'un interstice entre deux planches de bois lui offrait un peu de lumière- l'enfant était devenu étonnamment silencieux. La dernière fois qu'il avait été dans une situation similaire, c'était lors de l'expédition dans l'Ordinaire, pour sauver les sirènes. Il avait passé son temps dans un placard à balais du zeppelin, à faire le moins de bruit possible pour n'alerter personne. Il n'avait pas de très bons souvenirs de ce moment.

Certainement parce que ces scènes en rappelaient d'autres, d'une vie passée qu'il avait joyeusement occultée jusque là. Mais, alors qu'il était seul dans son tonneau, des images revenaient, souvenirs en noir et blanc d'une époque où on lui demandait de se faire tout petit, de faire le moins de bruit possible, de ne pas attirer l'attention des jolies grandes dames. Instinctivement il resserra sa prise sur la peluche et ferma les yeux, pour se concentrer sur les sons qui l'entouraient.

Il y avait des bruits de pas. Des voix, trop lointaines pour qu'il comprenne le sens de leur discussion. Il pouvait entendre le vent, aussi, qui avait certainement profité d'une ouverture dans la grange pour se glisser à l'intérieur. Il y avait des petits couinements aussi... un animal ?

"Ah !"

Un bruit sourd. Quelque chose venait de tomber au sol. Wobbly plaqua immédiatement ses mains sur sa bouche pour faire le moins de bruit possible. Il avait déjà crié un peu, c'était trop tard. Ne restait qu'à espérer qu'il s'agissait uniquement d'une souris.

Les bruits de pas qui lui parvinrent après n'étaient pas rassurants. Il les entendait approcher, c'était comme s'il pouvait voir le méchant pirate venir vers lui. Le Petit tremblait, et sur l'instant il était convaincu que promis, plus jamais il n'irait faire une "mission de ravitaillement" au Ranch ! Promis juré, mais il ne fallait pas que le méchant monsieur le trouve...

"Comment se porte le Roi, sieur Wobbly ?"

Un énorme soupir de soulagement en reconnaissant la voix d'Asher. Les mains, pâles d'avoir trop serré, descendirent le long du corps de l'enfant, agrippant le narval au passage. Il respira profondément plusieurs fois, trop rapides pour qu'on se dise que tout allait bien. Sa petite voix tremblait un peu, mais rien de dramatique -selon lui.

"...Ça va." Le fait qu'il ne rentre pas dans le jeu comme il l'avait fait jusque là montrait que la réponse n'était pas aussi honnête qu'elle pouvait l'être. "Il faut faire attention à vos sacs de nourriture. Je crois qu'il y a des animaux qui ont faim aussi."

Au moins, cela fournirait une explication potentielle quant à la disparition des patates.

"...On y va, Asher ? Je veux pas rester ici."

Il avait eu sa dose d'aventures au Ranch pour un petit moment, semblait-il... Jusqu'à ce que l'Oubli fasse son oeuvre, probablement.

Quelque chose avait changé dans l'air et Asher se demanda brièvement si d'autres pirates étaient passés dans le coin avant qu'il ne revienne, armé et prêt à affronter une énième fois le chemin givré qui séparait le Ranch du Canyon. La respiration du gamin était rapide, saccadée, comme si il avait eu un gros coup de flippe.

Wobbly éleva la voix et confirma les soupçons d'Asher, mais ce n'était vraisemblablement qu'un animal qui était passé dans le coin, que le petit avait dû prendre pour un intrus. L'enfant n'avait vraiment pas l'air bien. On était très loin de l'insouciance guillerette qui avait caractérisé le précédent remplissage du tonneau. Asher était partagé entre deux sentiments : d'un côté, il était un peu désolé pour lui. L'effroi du petit ravivait ses instincts de grand-frère : Asher avait envie de le protéger et de le rassurer. D'un autre côté il ne pouvait s'empêcher de penser que cela lui ferait une bonne leçon, utile si seulement elle avait pu rentrer dans le crâne du micro-raccommodeur.

Malheureusement, si ses souvenirs étaient justes, jamais rien ne rentrait bien longtemps dans le crâne de ce satané diablotin. Wobbly était une boule d'énergie et de plans tous plus foireux les uns que les autres. Il n'arrêtait jamais.

"T'inquiète pas, je suis avec toi et on part tout de suite. Tu seras bientôt rentré, et avec des patates pour tout le monde."

Le ton de l'adulte se voulait effectivement calme et rassurant. Il prenait la responsabilité de toute cette situation sur ses épaules et de lui à lui, il jurait sur sa vie qu'il ramènerait Wobbly à bon port en un seul morceau. Si cette caractéristique était exacerbée dès lors que ça concernait sa frangine, Asher avait toujours eu tendance à se montrer protecteur et prévenant à l'égard des plus petits, de ceux qui en montraient le besoin, et enfin de ceux qu'il prenait sous son aile pour X ou Y raison. Il le faisait toujours en tirant la gueule, toujours en restant pince sans rire ou grinçant, mais toujours avec énormément de sérieux et d'implication.

"Accroche toi, ça va secouer un coup."

Et hop... Asher souleva le tonneau et avec lui Wobbly, le Roi Félix, et leurs 15000 patates. Il grinça des dents car même pour lui, à la longue, ce chargement allait paraître lourd. Le garde du corps pris sur lui : il fallait qu'il avance en prenant les chemins les moins fréquentés, et ce jusqu'à être suffisamment loin du camp rebelle pour ne plus risquer de mauvaises rencontres.

Enfin. Pour ne plus risquer de mauvaises rencontres face auxquelles il lui faudrait se justifier de la présence du gamin, toujours. Ils pouvaient croiser des orbleus en chemin mais si c'était le cas, la stratégie à adopter serait très différente (... et reposerait principalement sur le sabre qu'Asher portait à sa ceinture).

Durant plusieurs longues minutes, Asher avança malgré les jointures de ses articulations hurlantes et malgré la brûlure de ses muscles qui demandaient à ce qu'il change la position de son chargement voire qu'il le lâche le temps de reprendre quelques forces. Il ne disait rien, sauf si Wobbly exprimait le besoin de parler : l'opération en elle-même était trop délicate pour qu'il se laisse déconcentrer, d'autant plus qu'il surveillait les environs en marchant pour être certain que la voie était libre.

Puis la température baissa. Puis l'épaisseur de la couche de neige grossit. Ils arrivaient dans le Givre et il allait falloir qu'Asher se libère du poids de l'enfant pour ne pas s'épuiser trop vite au cas où ses talents de guerrier doivent être mis d'urgence à contribution. Il posa le tonneau sur le sol et actionna les muscles endoloris de ses mains, son regard alerte scrutant l'horizon.

"Ok le Ranch est loin, tu peux sortir d'ici. Tu vas avoir assez chaud avec tes vêtements ? Ils sont assez secs ?"

Asher n'avait rien qui fut à la taille de Wobbly, mais il pouvait tenter de lui filer une couverture, si besoin. Était-ce une si bonne idée que ça, cependant ? Le perdu était foutu de trébucher dessus et de manger la neige contaminée.

"... Si tu tombes par terre tu fermes bien la bouche et tu évites de respirer, ok ? Et tu te relèves vite. Si tu sens de la neige fondue sur ton visage tu ne la lèches surtout pas et tu t'essuies dans ta manche. Tu te changes bien en arrivant. D'accord ? C'est pas de la neige normale ici, on peut pas jouer avec comme avant."

... Peut-être aurait-il été plus prudent que Wobbly reste dans le tonneau tout le long du voyage, tout compte fait, même si cela signifiait qu'Asher allait s'épuiser à la tâche et n'être pas au meilleur de sa forme en cas d'affrontement. Son partenaire de mésaventures allait probablement le rendre chèvre avant qu'ils n'arrivent à destination.

Le ton rassurant de l'adulte faisait effet. Il lui promettait qu'ils allaient partir, et en plus il lui rappelait l'essence de sa mission : ramener à manger au Camp. C'était important comme mission, et il fallait qu'il soit fort et tout et tout pour y arriver ! Avec l'aide d'Asher, c'était certain qu'il y parviendrait ! Tout le monde allait être content !

...Mais c'était difficile de relativiser autant quand on était enfermé dans un tonneau et qu'on ne pouvait pas voir ce qu'il se passait autour de soi. Surtout quand on entendait en prime des bruits qui faisaient peur.

Cependant, Wobbly était aussi courageux qu'inconscient. Même s'il avait eu peur, il ne laissait pas cette dernière le submerger totalement, et l'importance de ce qu'il faisait et/ou devait faire prenait le pas sur ce qui l'effrayait. A petite dose tout de même, car il restait un enfant de cinq ans. Et certaines choses faisaient encore bien trop peur pour qu'on s'en approche.

Enfin, le pirate annonça le départ. L'enfant chercha à s'accrocher comme on le lui avait demandé, mais c'était compliqué quand tout ce qu'il avait autour de lui était du bois lisse. Ou une peluche. Ou des patates. Finalement, il prit quand même le parti de poser ses mains sur la structure du tonneau, laissant échapper un "Woooow..." amusé en sentant qu'il quittait le sol. Enfin, son réceptacle quittait le sol. Lui n'était déjà plus au sol depuis un moment, mais sur un lit de patates. C'était marrant, d'ailleurs. Parfois, il avait envie de gigoter un peu pour se sortir d'une position inconfortable, mais il prenait sur lui. Il entendait Asher respirer fort. Il était peut(être petit mais il comprenait que tout ça (lui, le tonneau, les patates et le Roi Felix), ça devait être lourd quand même. Alors il faisait des efforts pour ne pas trop bouger.

...C'était long. Les yeux plongés dans ceux du nerval, Wobbly s'inventait des histoires pour passer le temps. Il étudiait la peluche avec attention, remarquant qu'il avait un œil de travers. Il faudrait qu'il raccommode ça en arrivant au Camp. Mais il fallait le laver aussi. C'était Asher qui l'avait dit. Mais à qui il pouvait demander pour laver le roi Felix ? Il était hors de question de s'approcher d'Aphrodite, et il n'avait pas vu Kaitlyn depuis longtemps. A cette pensée, ses yeux s'embuèrent. Il espérait que sa petite maman allait bien. Il l'aimait beaucoup Kaitlyn. Elle était gentille.

Au bout d'un moment, enfin, il sentit qu'on le posait. Frétillant intérieurement, il attendit cependant qu'on lui confirme qu'il pouvait sortir : pour le moment, l'épisode précédent était encore bien incrusté dans son esprit. Sitôt l'autorisation obtenue, par contre, il ne se fit pas prier : de la même façon qu'il l'avait fait plus tôt, Wobbly poussa de ses deux mains sur le couvercle du tonneau, pour l'ouvrir dans un "TINTIIINTIIIIIN !" magistral. Bon. Pas trop fort non plus, hein. Il restait prudent.

A sa manière.

Le Passe-Partout hocha vigoureusement la tête aux questions d'Asher, puis à chacune de ses directives. Une moue boudeuse commença doucement mais sûrement à se former au fur et à mesure que le Hargneux parlait. Plaintivement, il finit par se faire entendre.

"Mais je saiiiiiiiiis ! Regarde !"

Il se leva suffisamment pour atteindre sa poche (tout en continuant de patauger dans les pommes de terre, à la manière d'un sable mouvant) et en sortir un bouchon de tissu difficilement identifiable. Il le secoua vivement et entreprit de l'enfiler en continuant.

"C'est ma cagoule de ninja ! Avec ça, la neige, je peux pas la manger !"

Et c'était vrai : la chose qui lui servait de cagoule lui couvrait efficacement la bouche et le nez. Peut-être parce qu'il la mettait à l'envers, mais ce n'était qu'un détail. Il tendit ensuite les bras vers l'adulte.

"Tu m'aides ?"

Le tonneau était un peu trop haut pour qu'il puisse en sortir seul. Du moins si le pirate ne voulait pas qu'il s'étale la tête la première dans la neige. Une fois les pieds de retour sur le plancher des vaches, le Passe-Partout montra son sac à dos (qu'il avait toujours gardé sur ses épaules) du pouce.

"Je vais aider ! On va mettre des patates dans mon sac, ça sera moins lourd !"

C'était de toute façon ce qu'il avait eu en tête depuis le début de cette expédition, ramener un sac de patates. Donc il n'y avait pas de raison d'y déroger maintenant. Avec application et sans attendre de réponse de la part du Hargneux, l'enfant commença à prendre les légumineuses dans le tonneau et à les fourrer dans le contenant accroché à son dos.

L'exclamation amusée du gamin rassura Asher quant à ce qui était en train de se passer dans ce tonneau. Puis il se mit en route bon gré mal gré. Son chargement était lourd et un peu encombrant, ce qui n'était pas top pour effectuer une traversée du Givre, mais le pirate prit sur lui jusqu'à ce qu'ils soient arrivés à une bonne distance du Ranch. Maintenant, et même si il allait falloir qu'il se montre prudent, Wobbly pouvait sortir.

C'était de Wobbly qu'on parlait. Asher n'était pas excessivement rassuré d'imaginer ce petit bonhomme courir dans la neige infectée, lui qui était si prompt à se péter la gueule et à plutôt littéralement manger le sol. De ce fait, il se sentit obligé de donner une salve de conseils qui parurent agacer l'enfant.

Le pirate s'arrêta instantanément. C'était une habitude qu'il avait prise avec sa frangine, ça : contrarier son interlocuteur ne servirait à rien si ce n'est à perdre le peu de contrôle qu'il avait sur la situation. Asher observa donc Wobbly mettre sa capuche à l'envers, et il eut un sourire sobre, mais nettement amusé. Utiliser le vêtement dans le mauvais sens et s'en faire une sorte de masque qui empêchait le Givre de rentrer où il ne fallait pas... Hey. L'ex-maître d'arme devait bien l'avouer : il y avait du génie dans cette idée. Un génie discutable, pas forcément volontaire... Bref. Très caractéristique de Wobbly, mais un génie quand même.

C'était probablement grâce à ce genre d'idées qui sortaient de nulle part que ce gosse était encore en vie. Ca, et une chance absolument incroyable.

"Super ! Ca c'est du bel équipement, agent Wobbly."

Asher ne pouvait pas se résoudre à lui glisser un truc du genre "c'est que t'es venu bien préparé !". Parce que ce n'était pas le cas, même si le coup de la cagoule était particulièrement malin. C'était un miracle si Wobbly était arrivé jusqu'au Ranch en un seul morceau, sans se perdre, sans geler, sans faire aucune mauvaise rencontre.

"Tu m'aides ?"

Asher tendit immédiatement les bras pour aider l'enfant à sortir du tonneau. On aurait dit qu'il le portait à l'extérieur d'une piscine de balles. A cela près qu'Asher n'avait plus la moindre idée de ce qu'était une piscine de balles.

Silencieux mais attentif à tout ce qui se tramait, Asher s'agenouilla à côté d'un Wobbly bien décidé à l'aider à porter les patates. Encore une fois, il savait que contrarier l'enfant en ne l'autorisant pas à participer à la hauteur de ce qu'il pouvait faire était une idée de merde. Il savait que les perdus détestaient être infantilisés plus que de raison. Il avait lui-même été dans ce cas une majeure partie de son existence, après tout.

Il doutait néanmoins de la capacité de Wobbly à se rendre compte du poids combiné de tous les tubercules qu'il mettait dans son sac. Il vérifiait aussi qu'aucun ne touchait le sol. Il aurait alors fallu l'y laisser, pour ne pas risquer de contaminer tout le reste du sac, et les gens qui plus tard mangeraient la récolte.

Comme attendu, Wobbly ne donnait pas l'impression de s'arrêter. Si Asher le laissait faire, il allait remplir son sac à ras bord et il n'allait plus réussir à le porter. Le pirate posa une main sur le dos de celle de l'enfant pour l'inviter à reposer le légume qu'il venait de prendre dans le tonneau.

"Ola, un peu de retenue, Agent... Les patates, c'est plus lourd que ça en a l'air, tu sais ? Essaie déjà de soulever ça, qu'on voie si ça se passe bien. Et ensuite on verra. Quoiqu'il arrive je peux m'occuper du reste."

Le compliment d'Asher ne tomba pas dans l'oreille d'un sourd. Wobbly bomba le torse, fier de recevoir des félicitations en bonne et due forme concernant son équipement. Il faisait toujours très attention à ses déguisements lorsqu'il enfilait ses tenues de divers groupes de Perdues, et ce n'était pas différent lorsqu'il partait en mission dans le Givre : il n'était rien d'autre que lui-même ce coup-ci, mais il restait un fidèle agent de la Couronne !

...Quoi que cela veuille dire. Il n'était pas certain.

De suite de bien meilleure humeur, l'enfant demanda de l'aide pour sortir du tonneau, aide qu'Asher s'empressa de lui donner. Le Passe-Partout ne pouvait pas s'empêcher d'être impressionné. Non seulement le Pirate avait porté le tonneau avec lui et plein de patates dedans tout seul jusque là, mais en plus il ne donnait pas l'impression d'être si fatigué que ça pour le moment ! S'arrêtant brièvement dans son idée initiale de mettre un peu des pommes de terre dans son sac pour alléger le poids du contenant de bois, Wobbly tourna la tête vers le Hargneux.

"T'es drôlement fort dis donc !"

Ce constat énoncé avec la naïveté de l'enfance, Wobbly continua la tâche qu'il s'était lui-même confié, soit décharger un peu de son fardeau son compagnon d'infortune. Il mettait les légumineuses dans son sac les unes après les autres, sans se soucier du poids qui augmentait drastiquement sans qu'il s'en rende compte. Il avait été capable de porter son sac à l'aller, non ? Alors au retour, ça devait être pareil !

La logique enfantine était parfois déroutante.

Ce fut donc Asher qui le stoppa dans sa tâche. Le garçonnet tourna ses grands yeux chocolats vers lui, l'observant avec une initiale incompréhension : pourquoi il ne voulait pas qu'il aide ? Mais rapidement, les paroles de l'homme firent son chemin et l'enfant hocha la tête. C'était vrai que les patates, c'était pas si léger que ça. Il l'avait bien vu en les mettant dans le tonneau. Il serra les poings devant son visage avec un air déterminé.

"C'est vrai ! Allez on essaie !"

Wobbly commença donc à mettre le sac sur son dos...ou à essayer, du moins. A une main, c'était difficile. Il avait beau faire des "Ouffff !" et autres "Ho hisse !" comme il avait vu les grands faire des fois, ça ne l'aidait pas des masses.

Finalement, il passa ses deux bras dans les bretelles prévues à cet effet et entrepris de soulever le tout. Il lui fallut un petit moment pour arrêter de tituber.

"Oooooh..."

L'enfant avançait d'un pas à gauche, deux en arrière, un à droite, quatre en avant... c'était un peu compliqué, mais il finit par y arriver. Parce qu'il maîtrisait enfin le poids sur ses épaules pour parce qu'Asher avait en secret enlevé quelques pommes de terre du lot, impossible pour le gamin de le savoir vraiment. Tout ce qu'il savait, c'était qu'il avait réussi à mettre son sac sur son dos, qu'il pouvait le porter et qu'il en était extrêmement fier, même s'il allait marcher beaucoup moins vite qu'à l'aller. Il se tourna donc vers le rouquin avec un énorme sourire.

"T'as vu ?! Moi aussi je suis fort !"

Il n'y avait peut-être qu'une ou deux douzaines de tubercules dans son sac, mais peu importait. Il restait un enfant, et il fallait avouer que pour son âge, il avait de la ressource.

"On fait quoi maintenant ? On y va ? C'est par où ?"

...Et apparemment, il n'était pas prêt de s'arrêter.

La remarque un peu candide de Wobbly arracha à Asher un sourire amusé. Ca, c'était un truc qu'il ne pouvait pas nier : du point de vue de la force physique, il était très avantagé. Ca sautait à la gueule quand on le regardait : de son (très) grand gabarit à la largeur de ses muscles travaillés, il était imposant. On voyait bien qu'il ne s'était pas exactement spécialisé dans la récolte de fleurs ou la peinture paysagère. Que l'enfant juge utile de le faire remarquer à voix haute avait donc un côté comique, mais il fallait dire que le contraste avec sa petite silhouette fluette et haute comme trois pommes était particulièrement prononcé et que ça devait lui paraître impressionnant.

"Bah. Il faut bien ça pour taper sur les méchants, tu sais. Je parle des orbleus, c'est eux les méchants."

Même si ça n'avait pas toujours été le cas. Tout son temps de pirate et malgré son statut de maître d'armes, Asher avait fait en sorte de ne jamais vraiment blesser les perdus qu'il était obligé d'affronter. Et surtout, il ne frappait pas les petits. Les adolescents à partir de 15 ou 16 ans, si ils le cherchaient et qu'ils ne lui laissaient pas le choix, oui, mais pas plus jeune. Cette seule idée lui retournait les entrailles. Il avait l'impression que ça avait trait à un truc très important qu'il avait oublié. Un truc de l'Ordinaire, sans doute.

Il avait appris à se battre correctement à de nombreux matelots qui n'avaient pas forcément ses scrupules et c'était une chose avec laquelle Asher n'était pas entièrement au clair, mais il préférait éviter d'y penser. Il avait déjà suffisamment de problèmes sans se rajouter des dilemmes d'une autre époque. Le Givre était bien pratique pour ça : subitement, il y avait un ennemi commun. Les anciennes tensions devenaient caduques.

Surveillant la quantité de patates que Wobbly fourrait dans son sac, Asher fut obligé de mettre le holà car le poids du chargement commençait à lui paraître excessif vis-à-vis du gamin qui comptait traverser tout le Givre en le portant sur son dos. Il répondit à l'enthousiasme de l'enfant par un hochement de tête accompagné d'un demi-sourire à la hauteur de ce qu'Asher était capable de faire spontanément (ce n'était pas exactement les expressions qui lui étaient les plus naturelles).

Puis il constata qu'il aurait dû arrêter Wobbly encore avant. La masse de patates était déjà trop importante pour le gamin qui se battait avec son sac sans vraiment réussir à le soulever. Il ne fallait pas oublier qu'ils allaient devoir marcher un moment dans un froid glacial dangereux et éreintant. Non seulement il fallait que Wobbly soit en mesure de porter son chargement, mais il fallait aussi que ce chargement soit suffisamment confortable pour ne pas (trop) entamer son endurance.

Alors oui. Faisant mine de l'aider à se stabiliser, Asher retira des patates du sac sans le dire à Wobbly, et ce jusqu'à avoir l'impression que le petit allait pouvoir avancer jusqu'au Canyon sans s'effondrer par terre à mi-chemin. No shame. Il n'aimait pas ruser mais lorsqu'il y était obligé, il pouvait s'y contraindre.

"T'as vu ?! Moi aussi je suis fort !"

Entre temps, Asher avait refermé le tonneau et le soulevait à nouveau. C'était bien plus facile que lorsque Wobbly était dedans : sensiblement moins lourd, plus stable. Il n'avait plus besoin de faire attention à la façon dont il le secouait ou non vu que plus rien ne vivait à l'intérieur.

"Je vois ça. On fait une belle équipe !"

Un peu difficile d'être aussi sincère que pour ses précédents compliments, mais il faisait un effort pour encourager Wobbly et que son entrain reste inaltéré : ils allaient en avoir besoin.

"Droit devant Agent Wobbly. Ensuite tu vois les arbres là-bas ? On va s'en rapprocher. On va rester à l'orée de la jungle sans rentrer pleinement à l'intérieur. Il y fait un peu moins froid et les plantes nous planquerons des orbleus qui habitent la plage. Par contre tant qu'on y est pas fais gaffe où tu marches. Tu vois l'espèce de dépress... hm. De trou dans le sol à ta droite ? Il y a quelques jours il y avait une crevasse ici. C'est dangereux de s'en approcher. Donc tout droit, vraiment, ok ? Là où c'est plat. Si tu vois ou si tu entends quelque chose tu me dis, d'accord ?"

Non pas qu'Asher ait vraiment besoin de l'aide de Wobbly pour surveiller leur environnement, mais il préférait par principe que l'enfant reste vigilant. Il serait source de moins d'étourderies potentielles.

Cette fois, ils étaient en route pour de bon.

"Oh."

Asher parle de taper les méchants, et Wobbly l'écoute religieusement. Du moins, c'est l'impression qu'il donnerait s'il n'était pas en train de remplir son sac de patates. Entièrement concentré sur sa tache, avait-il réellement entendu les mots du pirate ?

"C'est vrai qu'ils sont méchants. J'ai vu un Orloup une fois. Il était pas gentil, en plus il avait plein de copains. Mais heureusement, moi aussi j'avais un copain, même que c'est un petit dragon qui vole et qu'on s'est sauvés loin loiiiiin des Orloups qui étaient pas gentils du tout. Alsyd c'est un loup mais pas un Orloup. Il est gentil. Je l'aime bien."

...Apparemment, oui. Même si cela n'avait été qu'une nouvelle opportunité pour un discours cousu d'une manière aussi bringuebalante que son nom le laissait supposer. Cependant, la conversation ne dura pas bien longtemps -si elle continua- car le Passe-Partout était trop occupé à mettre des pommes de terre (beaucoup trop) dans son sac afin de partager équitablement les charges, et Asher bien trop occupé à faire en sorte que le gamin ne tombe pas à la renverse dès qu'il tenterait de soulever ledit sac.

Après de nombreux efforts des deux côtés, ils finirent par y parvenir. Très fier de lui -et totalement inconscient du fait qu'Asher avait retiré bon nombre des patates qu'il s'était octroyé- Wobbly lança une remarque fière à son compagnon d'aventure qui lui répondit gentiment. Le sourire de l'enfant s'agrandit encore si c'était possible et son torse se bomba d'orgueil.

"Les agents Bond et Leisher font toujours une super équipe ! C'est les meilleurs amis du monde, tu sais ?!"

Enfin, il lui semblait. Ce n'était pas très important, de toute façon. Le plus important, c'était de savoir dans quel sens était le Canyon pour rentrer à la maison et apporter ces belles patates à tout le monde. Oh là là, comme les autres allaient être contents...

"Oui ! ...Oh ! ...Mhm mhm ! ... Ah ! ...D'accord !" Une main qui se lève de la bretelle de son sac à dos de fortune pour se mettre au garde-à-vous. "Bien compris, agent Leisher !"

Wobbly avait bien écouté touuuuuutes les explications, même si elles étaient un peu longues et compliquées par moments. Mais il savait qu'il devait aller tout droit, regarder bien où il mettait les pieds et faire attention à ne pas tomber dans le trou invisible. Sifflotant un air bien connu (une énième mélodie de film d'action, donc), le garçonnet se mit en route.

Il ne fallut pas très longtemps pour que les choses s'enveniment.

"C'est quoi çaaaaa ? Eh, Asher, tu crois que c'est dangereux ça ? ... OH, REGARDE ! UN CHAPIN ! CA FAIT TROP LONGTEMPS QUE J'EN AI PAS VU !"

L'enfant était-il en train de hurler en plein milieu du Givre et de poser des questions potentiellement inutiles sans se soucier du danger ? Oui, tout à fait.

"Oh, le trou invisible ! Pas par là !"

...Mais au moins, il avait écouté.

Avec le boucan qu'il avait fait (même si Asher l'avait probablement et efficacement calmé très tôt), il y avait de bonnes chances pour qu'une bête sauvage (ou un Orbleu sauvage de n'importe quel type, après tout) leur tombe dessus. A moins que le gosse soit véritablement aussi chanceux qu'il y paraissait.

J'ai lancé un dé 20:

Occupé à surveiller ce que fichait Wobbly (et à se dire qu'il n'allait jamais réussir à porter tout ce qu'il fourrait dans son sac) Asher n'écoutait ses histoires que d'une oreille. Ou du moins, ce fut le cas jusqu'à ce qu'il en mesure les conséquences potentielles. Ca ne le rassurait guère de se dire que le petit raccommodeur avait eu à faire à une meute entière de ces créatures et qu'il semblait banaliser cette rencontre comme si elle avait été globalement anodine. C'était un coup à crever ou à se faire corrompre.

Cette nonchalance était affreusement dangereuse. Il espérait qu'elle n'était pas devenue commune à tous les garçons perdus. Qu'ils prenaient un peu mieux soin d'eux que ça. Asher en aurait été malade, si sa frangine s'était mise dans des situations similaires. Déjà qu'il n'était pas bien serein pour Wobbly.

"Vous vous promeniez où pour tomber sur une meute d'orloups, comme ça ?"

Asher avait-il seulement envie de le savoir ? Bref. Il aurait pu rebondir sur les mots qu'eut l'enfant pour Alsyd, mais quelque chose en lui bloqua à cette idée. C'était un véritable soulagement de savoir que son ami allait bien, mais désormais que la chose était établie, le sujet devenait autrement sensible. Quelque chose grattait désagréablement à l'intérieur de lui. Alsyd lui manquait. Il n'avait pas envie de s'appesantir là-dessus.

Ils furent rapidement prêts à prendre la route. Asher eut un sourire entre amusement et nervosité quand Wobbly décida de lier leurs deux personnages d'agents par des effusions de profonde amitié virtuelle. C'était mignon, mais le pirate espérait que Wobbly n'allait pas avoir la mauvaise idée de vouloir réitérer ses bêtises sous prétexte qu'il s'était bien amusé aujourd'hui. C'était déjà dangereux de le traîner en "mission" lorsqu'il était encore chasseur au Grand Arbre mais désormais, c'était devenu parfaitement inenvisageable.

Histoire de se donner toutes les chances que l'idée ne percute pas l'esprit du gosse, Asher décida de ne pas répondre à cette montée d'enthousiasme là.

--

Tout se passait pourtant bien, au début. Wobbly était (presque) aussi prudent et discret qu'il pouvait l'être. Il faisait attention à où il mettait les pieds et il se contentait de siffler doucement entre ses dents cet air que le pirate était certain d'avoir déjà entendu quelque part. Asher envisageait tout de même de lui demander d'arrêter. La neige amortissait les sons, mais certains animaux étaient peut-être en mesure d'entendre les hautes fréquences qu'il émettait sans s'en rendre compte.

Puis subitement, Wobbly se mit à hurler. Asher écarquilla des yeux effarés puis tourna un visage exprimant l'essence même du dépit sur le Passe-Partout. Non mais il était sérieux ? Le pirate n'attendit pas pour poser le tonneau, puis dégainer son sabre en même temps qu'il vociférait à voix basse :

"SCHHHHHHHHT ! Wobbly on essaie de pas se faire repérer, là. Tu te souviens ? Pars du principe que tout ce qui bouge dans le Givre est un orbleu. Bordel mais j'y crois pas..."

Les yeux du pirate parcouraient le sol à toute vitesse à la recherche du fameux chapin, qui'il s'attendait à découvrir blanc-bleuâtre et avec un regard d'azur glaçant.

... Subitement, quelque chose de ridiculement rond, petit, touffu et bondissant lui donna l'impression de faire un saut en longueur ou un vol plané pour lui sauter à la gueule. Wow. Alors ça, c'était une nouvelle stratégie d'attaque. Il n'avait encore jamais vu un truc pareil. Il eut à peine le temps de lever son sabre entre lui et la chose pour l'empêcher de lui bouffer la jugulaire. L'arme se ficha au travers de la gueule pleine de crocs de ce... Est-ce que ça avait vraiment été un chapin un jour ? C'était quoi ce machin ridiculement dangereux ?

En tous les cas, c'était pas loin d'être mort, même s'il allait falloir s'en assurer. Les yeux à nouveau écarquillés - par la surprise, cette fois, Asher eut besoin de quelques secondes pour assimiler ce qui venait d'arriver.

"... C'était pas dans un film, ça ? Merde. Je sais même pas de quoi je parle."

Puis comme il retrouvait le fil de ses pensées, il inspecta prudemment les alentours. Il y avait l'air de ne pas avoir âme qui vive, mais il fallait partir de là très rapidement. Les cris du gamin risquaient d'avoir rameuté d'autres ennemis.

"Wobbly, c'est pas un chapin. Je vais devoir m'en occuper. Ferme les yeux si tu veux pas regarder."

Il attendit que l'enfant choisisse ce qu'il comptait faire, puis il planta son sabre dans le sol gelé, faisant en sorte d'empaler tout l'animal dessus pour qu'il ne puisse pas s'échapper. Au cas où. Enfin, il fouilla dans une besace qu'il avait à portée de main et qui contenait de quoi incinérer le cadavre. La fumée risquait d'attirer d'autres orbleus et ce n'était pas idéal, mais c'était ça ou risquer de se faire sauter à la gueule par derrière sans prévenir et sans s'en rendre compte la prochaine fois.

"La jungle est plus très loin. Il faut qu'on se dépêche de l'atteindre et qu'on s'enfonce assez loin pour couvrir nos traces. On pourrait être traqués."

... Non mais vraiment. COMMENT ce gosse pouvait-il être encore en vie ?

"C'était pas une promenade, c'était une mission ! On cherchait de quoi faire la chasse."

Le petit ne retenait bien que ce qu'il voulait, passant sous silence le fait qu'il s'était aventuré seul en dehors du camp sans prévenir personne pour essayer de trouver de la nourriture, et qu'il avait eu bien de la chance que Spitfire lui tombe dessus. Mais peut-être avait-il déjà oublié ces détails... l'insouciance de l'enfance couplée à la puissance de l'Oubli, probablement.

Il n'avait d'ailleurs pas répondu à la question initiale du pirate, ce qui paraissait ne lui poser aucun problème de conscience. Peu importait où ils étaient exactement, de toute façon. L'important était de rétablir la vérité sur les raisons de cette sortie, voilà tout.

-

On lui avait donné plein de conseils et il avait tout bien écouté (enfin, il lui semblait). Il faisait attention où il marchait, il ne chantonnait pas trop fort, il tenait bien le Roi Felix dans sa main pour pas qu'il tombe dans la neige -plus de place dans le sac, à cause des patates !-, il regardait bien autour de lui pour voir s'il y avait du danger.

...Alors pourquoi est-ce qu'il avait quand même fini par se faire crier dessus ?!

"SCHHHHHHHHT ! Wobbly on essaie de pas se faire repérer, là."

...Ah. Certes. Il avait peut-être crié un peu fort. Mais c'était pas une raison pour faire la grosse voix comme ça ! Wobbly n'aimait pas trop les grosses voix. Déjà, quand c'étaient les plus grands Perdus qui faisaient ça, il sursautait et décampait aussitôt sans demander son reste. Mais là, c'était un adulte. Asher avait la chance d'être Bitter, et d'avoir été gentil avec lui pendant tout ce temps. Mais quand même, le Passe-Partout sentit les larmes lui grimper aux yeux. Il avait très envie de lui dire qu'il n'aimait pas quand le grand criait.

Ce qui le retint, ce fut l'attaque surprise du chapin (enfin, du truc qui était censé être un chapin. D'un coup, le petit n'était plus très sûr...). La bestiole s'était jetée sur l'adulte dans un énorme bond. La bouche grande ouverte de stupéfaction, Wobbly retenait son souffle après avoir aspiré une grosse gorgée d'air. Bien entendu, l'idée d'avertir le pirate lui traversa l'esprit, mais était-ce vraiment utile alors que la chose fonçait droit sur son arme ? Le Raccommodeur était peut-être très jeune, mais même lui savait que c'était inutile.

...Ou peut-être qu'il n'en avait tout simplement pas eu le temps.

"C'était pas une histoire de James Bond, en tous cas," affirma le gosse une fois l'incrédulité du moment passé, et avec l'aisance de celui qui aurait vu tous les films de son héros préféré, et pas uniquement les cinq ou six sortis avant son départ de l'Ordinaire.

Comme s'il était capable de se souvenir en détail des films en question, en plus.

Entendre son nom dans la bouche de l'agent Leisher le sortit de ses résumés de films interne (au moins avait-il eu la décence de ne pas raconter tout ce dont il se rappelait -et ce qu'il avait pu inventer depuis le temps- à voix haute). Le Passe-Partout tourna la tête sur son garde du corps improvisé, lui jetant un grand regard interrogateur. Y'avait quoi ? Son regard passa ensuite du visage du pirate à ce qui était planté sur son épée, et il laissa échapper une exclamation de dégoût.

"Beurrrrrrk. Je vais faire le guet, Agent Leisher !"

Pas que ce genre de choses l'émeuve au-delà des apparences : après tout, il avait été chasser plusieurs fois ! Dont certaines avec Bitter, qui n'était pas connu pour ses prises "propres". Mais quand même, ce chapin était sacrément bizarre. Et il était triste d'avoir réalisé que ce n'était pas un chapin comme il en avait vu des fois. Il voulait voir un vrai chapin mignon... Ce pourquoi il avait décidé de "faire le guet", histoire de repérer peut-être une bestiole vraiment mignonne.

Son sac plein de pommes de terre toujours sur les épaules, le garçonnet tendit les bras pour poser son narval en peluche sur le haut de sa tête. Comme ça, le Roi Felix pouvait voir encore plus haut et plus loin que lui ! Non ? Tournant le dos à ce qu'Asher était en train de faire, il posa la question qui venait de lui passer par la tête.

"Dis... ça voit loin un narval ?"

Il l'espérait, car le Roi Felix ne ferait pas un très bon agent de la Couronne dans le cas contraire ! Quoique...

"Peut-être ça voit mieux sous l'eau..."

Il n'était peut-être pas le plus malin des enfants de cinq ans, mais il savait quand même que sa peluche était un être de l'eau.

Promenades, missions... Honnêtement, de ce qu'Asher s'en rappelait, quand ça concernait Wobbly ces termes étaient plus souvent synonymes que l'inverse. Mais l'ancien perdu savait aussi qu'il était inutile de le faire remarquer au Passe-Partout - sauf si le but était de le contrarier et de le faire bouder au moment le plus inopportun. Il n'insista donc pas.

Malheureusement, être conciliant et tenter de prévenir toutes les catastrophes qu'il était en mesures d'imaginer arriver ne suffisait pas à contenir le potentiel chaos du gamin, qui se mit à hurler en plein Givre sous prétexte qu'il avait vu quelque chose bouger. Il n'y avait rien qui allait dans cette phrase, laquelle résumait une situation à laquelle rien n'allait non plus.

Le chapin qui n'en était pas un bondit donc sur Asher et vint se ficher sur son sabre d'une manière proprement ridicule. Il y aurait eu de quoi rire si seulement les orbleus n'étaient pas si dangereux. Là, Asher n'avait envie que d'une chose : mettre définitivement ce pompon carnivore hors d'état de nuire, et se casser d'ici fissa avant de risquer que d'autres créatures du Givre leur tombent sur le coin de la gueule. L'ex-maître d'armes avait confiance en ses capacités, mais pas au point de chercher volontairement le combat contre les orbleus, qui étaient parmi les ennemis les plus dangereux qu'il avait jamais eu à affronter.

Accompagné par un gosse de cinq ans qu'il lui fallait prioritairement protéger, il était encore moins chaud que d'habitude à l'idée de tabasser du glaçon zombifié.

"C'était pas une histoire de James Bond, en tous cas.
- Je te crois sur parole." répondit machinalement Asher qui n'avait aucun moyen de savoir - ou de se souvenir - de quoi le gamin parlait. Il ne lui restait plus rien de l'Ordinaire si ce n'est des sensations floues et des bribes de chansons qui lui revenaient lorsque telle ou telle situation stimulait ses mémoires érodées.

"T'éloigne pas trop de moi, d'accord ? il faut qu'on reste ensemble."

Que Wobbly aille donc "faire le guet" s'il le souhaitait, mais qu'il n'aille pas se mettre à une distance telle qu'Asher ne pourrait pas réagir à temps si un autre chapin des enfers venait à s'être caché dans le coin et cherchait à bondir à la gueule du gamin. La dernière phrase qu'il avait prononcé était là pour noyer le poisson et donner l'impression au petit qu'il s'agissait encore d'un travail de groupe. Alors que plus trop, à ce stade, il fallait bien l'avouer.

Le pirate était en train d'allumer le feu par lequel il allait incinérer les restes de l'orbleu miniature lorsque son compagnon de route lui posa une bonne question. Ou du moins, Asher trouvait que c'était une bonne question, et que c'était plutôt malin d'y avoir pensé, même si en ces circonstances la réponse n'allait pas leur servir à grand chose. Cette discussion occupait Wobbly pendant que le pirate faisait ce qui devait être fait, donc après tout pourquoi pas. Le gosse parlait à voix basse, c'était le mieux de ce qu'Asher pouvait attendre de lui, en terme d'efforts prolongés.

Est-ce que ça voyait loin, un narval ?

"Peut-être ça voit mieux sous l'eau...
- Peut-être... A vrai dire, j'en sais rien. On en voit pas beaucoup, des narvals. On les pêche pas vraiment non plus. Les humains ça se repose vachement sur la vue mais en vrai, il y a pas mal d'animaux qui s'appuient principalement sur d'autres sens, comme l'ouïe, ou l'odorat. Je suis pas certain qu'utiliser ses yeux ça soit le top, sous l'eau. Il y a moins de lumière qui passe dans la flotte, on y voit par principe moins loin que dans l'air - surtout en profondeur. Je sais qu'il y a pas mal d'animaux qui se repèrent en utilisant un principe de sonar, genre les baleines ou les dauphins. Ca m'étonnerait pas que les narvals fassent pareil, après tout c'est le même genre de bestiole. Avec une corne en plus au milieu de la gueule, quoi."

Asher, qui pensait ne pas avoir la réponse aux questions de Wobbly, se rendait compte au fur et à mesure qu'il parlait qu'il en savait plus sur ce sujet qu'il ne l'aurait initialement cru.

Il était approximativement sûr que le gamin n'aurait pas compris tout ce qu'il lui avait raconté, à commencer par le mot "sonar" qu'il était déjà en train de se préparer à définir en des termes que Wobbly pourrait entendre. Mais déjà... Il fallait partir. La bestiole brûlait. Ca n'allait pas tarder à fumer sec. Il leur fallait aller se mettre à couvert.

"Ok. Il faut qu'on parte tout de suite et qu'on soit très silencieux, pour que ça soit difficile de nous suivre. On continuera d'en parler lorsqu'on sera en sécurité dans la jungle. Ok ?"

"En sécurité". Façon de parler. Ils ne le seraient pas avant d'être arrivés à proximité du Canyon, mais... Baaaah. Détails.

"Oui d'acooooord !"

On le laissait faire le guet, il était donc prêt à faire ce qu'on lui demandait en plus sans trop rechigner. Clairement un comportement avec lequel Asher avait l'habitude... De toute façon, on lui avait dit de ne pas trop s'éloigner, mais ça voulait dire quoi "pas trop" ? Rien. Donc il pouvait faire ce qu'il voulait. CQFD.

Mais il n'allait pas trop s'éloigner quand même. Et pas du tout parce qu'il n'était pas rassuré, mine de rien, ou parce qu'il ne voulait pas qu'Asher parte de son côté avec le tonneau de patates et qu'il n'ait plus que celles qui sont dans son sac (même s'il en avait plein, il le savait !). Juste parce qu'il voulait être sage. Voilà, il était sage ET un super agent de la Couronne. C'était tout.

Son narval en peluche sur le haut de la tête, le Passe-Partout surveillait les environs avec un sérieux qu'il n'avait que lorsqu'il était en mission, ou en train de raccommoder quelque chose. Ce faisant, des questions lui vinrent, qu'il posa à voix haute dans l'espoir qu'on y réponde, mais sans trop en attendre non plus : il avait l'habitude qu'on ne lui réponde pas, en vrai.

Aussi fut-il plutôt surpris d'entendre la voix de l'adulte s'élever. Longtemps, en plus. Pour dire plein de choses intéressantes sur les narvals et les dauphins et les baleines et comme quoi on voyait pas bien sous l'eau. C'était vrai, ça ! Wobbly il se souvenait que parfois, quand il jouait dans le Bassin à l'Arbre, bah quand il mettait la tête sous l'eau et qu'il ouvrait les yeux, il voyait pas grand chose. Mais il avait pas l'impression d'entendre mieux sous l'eau non plus, par contre.

Fronçant les sourcils, il descendit le Roi Felix de sa tête pour l'observer attentivement et sous toutes les coutures.

"Mais il a pas d'oreilles..."

Remarque, dans ses souvenirs, les dauphins et les baleines ça n'avait pas d'oreilles non plus. Mais ça faisait longtemps qu'il n'avait pas vu d'image de dauphin ou de baleine, peut-être qu'il avait oublié. A moins que...

"Tu crois que sa corne c'est comme nos oreilles ?!"

On état encore loin de comprendre le système de sonar, mais au moins le petit avait été assez passionné par la discussion pour se tenir tranquille le temps qu'Asher finisse sa tâche, ce qui n'était en soi pas une mine affaire. A l'ordre de départ du Hargneux, Wobbly se tourna à nouveau vers lui, se mettant au garde-à-vous d'une main tandis que l'autre serrait fermement le Roi Felix contre lui.

"A vos ordres, agent Leisher !"

Décidément, il avait réussi à le rendre beaucoup plus obéissant. Enthousiaste (mais silencieux), le gamin entreprit de suivre l'adulte dans la neige, faisant bien attention à ne pas mettre les pieds où il ne fallait pas. Il avait très envie de chantonner, mais Asher lui avait demandé de ne pas faire de bruit inutile...

"Mhm mhm mhmmm... oups."

Le Passe-Partout mit sa main libre sur sa bouche en ouvrant grand les yeux et adressant un regard d'excuse à son escorte partenaire de mission. C'était difficile, de se taire. Vivement qu'ils arrivent dans la Jungle, quand même.

"Mais il a pas d'oreilles..."

Asher arrêta brièvement ce qu'il était en train de faire, le temps d'un sourire involontaire (... ce genre de sourires francs qu'il n'avait absolument jamais, un sourire attendri). Wobbly l'avait un peu pris au dépourvu, avec sa remarque. Asher ne l'admettrait jamais à voix haute (plutôt crever), mais sur l'instant, il trouvait Wobbly et ses préoccupations de gosse de cinq ans vraiment adorables.

Il allait lui répondre quand l'enfant ajouta par dessus sa question une hypothèse dont la pertinence imprévisible laissa l'ancien chasseur et marin sur le cul. Même s'ils n'étaient pas forcément vrais, Wobbly faisait des liens très inventifs entre les choses. Des liens qui sur ce coup là n'étaient vraiment pas bêtes, et pas si loin d'une possible vérité. Après, Asher ne pouvait pas en être certain. Il n'était pas spécialiste en narvals. Ainsi qu'il l'avait déjà expliqué à l'enfant, même sur l'Île de Jamais où les probabilités de... tout étaient par principe complètement fuckées, c'était assez rare de croiser ce type de cétacés.

Mais quand même. Elles étaient vraiment pas mal, ces idées, pour la tête de linotte que Wobbly avait l'habitude d'être.

Asher décida de lui répondre en détails, avec bien plus de bonne volonté qu'il ne le faisait généralement. Il commençait vraiment à prendre plaisir à cette discussion, ce qui n'était pas chose courante. Il désigna l'une de ses propres oreilles.

"C'est pas parce que tu vois pas leurs oreilles qu'ils en ont pas. C'est sûr que celles des humains sont bien visibles parce qu'elles euh... dépassent de la tête. Mais tu dois savoir que c'est pas vraiment grâce à ce qui dépasse qu'on entend. Il suffit de voir comment quand on se bouche les oreilles, on se met à entendre beaucoup moins bien. Le vrai système qui permet l'audition, il est à l'intérieur de la tête. Celui des dauphins par exemple, il est juste caché par une fente qu'on voit à peine, donc on a l'impression qu'ils ont pas d'oreilles, mais c'est pas vrai."

Suite à une brève pause, il décida tout de même de saluer comme il se devait l'histoire de la corne sonar - vraiment il l'imaginait vibrer en même temps qu'elle recevait les sons, c'était assez comique à visualiser.

"Je ne pense pas que leur corne les aide à proprement entendre ce qu'il se passe autour d'eux, mais par contre c'est effectivement possible qu'elle participe à leurs perc... Qu'elle leur permette de sentir leur environnement. Si elle est suffisamment innerv... euh. Si il y a des nerfs dedans, ils peuvent peut-être capter des trucs avec, genre les fluctuations de l'eau. Et dans ce cas ça pourrait les aider à chasser, ou au contraire à fuir un prédateur qui en aurait après eux. Mais j'en suis pas sûr, hein ? Je connais vraiment pas bien les narvals."

... Bon. C'était vraiment intéressant, quoique galère d'essayer d'adopter un "vocabulaire cinq ans" pour que Wobbly réussisse à peu près à le suivre, mais leur priorité restait de ne pas se faire givrer jusqu'à l'os, de ne pas croiser d'orbleus ni d'autres créatures malfaisantes, et d'arriver au Canyon en un seul morceau. Et avec des réserves de patates aussi peu corrompues qu'eux. Son œuvre avec le chapin maléfique terminée, Asher demanda à Wobbly de le suivre prestement jusqu'à la jungle.

Au moment où Asher allait faire (gentiment) les gros yeux au gamin parce qu'il s'était mis à meumonner dans un moment qui n'était vraiment pas adapté (même si c'était mieux que lorsqu'il avait hurlé au beau milieu d'une zone enneigée où l'on voyait de tous les côtés à perte de vue), le Passe-Partout se rattrapa tout seul.

Alleluia. Asher lui accorda une sorte de sourire renfrogné. S'il parvenait à rester aussi sage que ça sur le reste du chemin, ça n'allait peut-être pas trop mal se passer...

Ok. Asher ne se faisait pas trop d'espoirs non plus. Mais pouvait-on espérer que l'enfant saurait se tenir au moins jusqu'à ce qu'ils aient parcouru la moitié de la distance qui les séparaient des galeries de cristal ? Sur cette distance entière ? Jusqu'à proximité de la grotte du crocodile ?

... Jusqu'à ce qu'ils aient traversé la rivière qui séparait la zone de Givre des terres encore épargnées par cette calamité ?

Ouais, non, sans doute pas.