Un... Deux... Cinq ? Quarante ? Ça faisait combien de verres, là ? Haha. Sais pas. Pas grave, y avait de la place. L'alcool glissait dans sa gorge sans que ça n'ait plus la moindre conséquence, c'était de l'eau. Papilles cuites. Il était même pas bourré, en plus.

¤I travel the world and the seven seas¤

... Ou pas. Ou plus. Pis y en avait pas sept, dans ce bled. Ta gueule cerveau. Il l'aimait pas, cette chanson là. Elle lui rappelait des trucs qui ne lui rappelaient rien, mais il l'aimait pas. Ça devait être du rien pas cool.

Pourquoi la table  était penchée ?

Pourquoi le sol glissait sur le côté ?

Grand fracas de chaises et de chairs heurtées, accompagné d'un grognement mécontent et d'un "aie" désincarné.

"Connasse de chaise, regarde ou tu vas... Ptaaain faut tout leur dire. Aux chaises. Tables."

Même pas mal en vrai, mais fallait se plaindre pour la forme. Toujours.

Demain, il se demanderait certainement d'où lui venait ce bleu.

C'était le comptoir ? Mouillé... Renversé ? C'était son verre ? Se rappelait pas, mais il s'était pas battu. Ça, il s'en serait souvenu.

¤Some of them want to use you¤

.. TAGGLE cerveau, bordel !!
Vite. Un autre.
Comment ça, pas d'autre ? Poing sur le bois. Ça fait bouger des verres et ça grogne.

"Jte... ARRÊTE tes CONNERIES ok ! J'pas trop bu... J'ai soif donne moi u... v..."

Froid. Chaud. Brûle. Glace. Oh pétard ça monte, derrière la langue, ça retourne la gorge et ça remonte les viscères... Il se décale avant que la situation puisse moindrement dégénérer. D'un coup y a plus soif, là. Plus soif du tout.

Pan, le coin de la porte.

"TA GUEULE TOI AUSSI PUTAAAAAAAIN"

Mais ça crie pas si fort que ça parce que ça essaie de garder l'estomac dans son contenu... l'inverse... sait pas. Ça siffle dans sa voix quand il gémit. Crie. Truc.

¤Some of them want to abuse you¤

Mais ta gueeeeeeeule on a dit... Chanson de merde. Elle le met mal à l'aise. Ca y est, ça lui donne la gerbe. C'est pas du tout l'alcool. Non non. Pas bourré. Pas bu tant que ça, hey.

Son estomac se déverse dans le caniveau, à l'écart de la Taverne, et lui évite un probable coma éthylique ou état peu glorieux s'en rapprochant.

Froid.. Chaud... Mal à l'intérieur. Son immunité émotionnelle disparaît au profit d'un mal-être rampant, musical, qui lui rentre par les oreilles pour s'insinuer tout au fond. Il s'éloigne de la souillure dont il s'est rendu responsable. Honte. Ca l'empêche pas de rester contre le mur. Il a des bouffées de chaleur, maintenant.

¤Some of them want to abuse you¤

"... Ta gueule..."

¤Some of them want to abuse you...
...Some of them want to abuse you¤

... Il n'était vraiment qu'un pauvre déchet. Un pauvre déchet qui commençait à revenir à lui, accroupi contre un mur, à quinze mètres de sa propre gerbe. Dans des moments pareils, il se demandait pourquoi il ne s'était pas encore pendu. Tremblant, il passa une main sur son visage. Rentrer ? Dormir par terre ? Retourner s'achever à l'intérieur ?

¤Some of them want to abuse you¤

Ce cauchemar harmonique était en train d'avoir raison du peu de nerfs fonctionnels qui lui restaient. S'il voulait que ça le laisse tranquille pour de bon, il n'avait pas le choix. Il fallait que ça sorte. A voix très basse, il entama, alors qu'il se remettait bon gré mal gré debout, tanguant :

"... Sweet dreams are made of this... who am I to disagree ?"

Oh, l'ironie. Elle lui arracha un rire sordide, qui se prolongea dans la nuit tandis qu'il longeait le mur - ou essayait.

Il était à la taverne. Le ranch, ça commençait à lui peser. Trop carré, trop stable. Il y manque quelque chose, clairement. Du roulis, le craquement du bois qui joue, le murmure de l'océan.. Les ronflements des autres gars ça le gène moins qu'ils ne soient pas là,ceci dit. C'est étrange de dormir dans une chambre individuelle, mais ça lui fait se demander si au séminaire il avait ça. Un vague, très vague souvenir d'un cube vide avec une paillasse et un crucifix. Mais à ce stade, Tijl ne sait plus trop si c'est un truc qu'il s'est fabriqué, ou qu'il a véritablement vécu. En tout cas, le résultat est le même : dormir seul il s'en fout, mais il préfèrerait être sur un bateau.

Il aurait sans doute pu, au fond. Faire partie de l'équipage de la Zorra. Rester en mer. Rester avec Zeb et les gars, voir par lui-même le monde qui change et combattre avec eux. Le brun y avait pensé, bien sûr. Evidemment, que ça l'avait tenté, que son premier instinct penchait vers l'Océan. Mais.. Mais. Mais il a beau s'être adapté, Tijl a conscience de ne pas être un aussi bon marin que les autres gars qui ont embarqués la Zorra. Il sait qu'au ranch, il peut aider avec les charges lourdes, et être un support offensif si besoin. Au ranch, il y a Jim. Et Jim avait été l'argument de poids. Et il ne le regrette pas trop, se dit que l'autre couillon de Rouquin sait se défendre, ils sont ensemble avec les autres gars. En vérité Tijl aurait aimé se dédoubler mais c'est un peu compliqué à faire. Et puis Allan aurait sans doute flippé et crié au Demon.

Ce soir, il était allé à la taverne. Il a vu Jim il y a peu de temps, et se dit qu'il vaut mieux le laisser avoir son espace aussi. Ca a toujours été ainsi, de toute façon : le flamand veille sur lui de loin, prend garde à ne pas empiéter l'espace du gamin qui n'en est plus vraiment un. Ce soir, c'est une soirée pour lui. Une soirée où il va juste boire un verre de rhum, profiter de la chaleur du lieu, de l'ambiance. La vie continue, et ça a quelque chose de rassurant. Il aime ça, savourer le joyeux bordel de la Taverne comme on profite d'un spectacle au théatre. Ca a quelque chose de profondément réconfortant. D'autant plus lorsque les temps sont durs.

Au milieu des rires et de l'animation habituelle, un fracas qui détonne soudain. Des jurons, alors que la salle se calme un bref instant pour chercher d'où vient tout ce bruit. Et quand il apparaît que ce n'est que l'éternel Asher, tout le monde retourne à ses affaires. Presque tout le monde, du moins. Tijl le suit du regard, alors que le rouge tituber jusqu'au comptoire, se faire refuser un nouveau verre.. Et s'échouer vers la porte de sortie qu'il ouvre P'pa sait comment. Celle-ci se referme, et le prêtre reste un moment à la fixer. Son verre n'est pas vide. Il fait chaud. Autour, le monde continue de tourner. Il pourrait rester là, il pourrait..

Merde. Il va rien du tout, à part vérifier comment va l'autre, et il le sait très bien. Finissant son verre cul sec, le flamand se lève avec un soupire.

Le temps qu'il sorte et te retrouve, tu as eu le temps de te vider un peu et de te trainer plus loin pour aller va savoir où. Un moment, il lui semble t'entendre parler, sans que ça ne soit vraiment compréhensible. Evitant la flaque peu engageante, le prêtre s'avance un peu vers toi. Il ne se cache pas vraiment, et fait même attention à ne pas être discret.

Et maintenant tu.. Chantes ? Et rigole, sans que ça ne soit clair de pourquoi. Hmm. Un bref soupir, et Tijl secoue doucement la tête en s'avançant vers toi. Il n'aime pas le froid. Ca tire sur ses mains, ses griffes. Ca les gèle de l'intérieur, il le sent.

- Asher ? Tout va bien ?

A tous les coups tu vas l'envoyer chier.

On parie, P'pa ? Gueulante ou pas, t'en penses quoi ? Oh et. Si tu peux alléger sa gueule de bois de demain, j'pense qu'il lui faudra pas loin d'un miracle.

Asher ne voulait pas être vu dans cet état... Même pour lui, ça allait loin. Il tenait bien l'alcool. Il en fallait beaucoup pour qu'il se mette une race pareille, et ça n'arrivait pas si couramment. Il était pitoyable. Il avait honte d'avoir gerbé par terre. Et il y avait quelqu'un qui l'avait vu faire.

Réagissant au vif embarras dont il était victime, il répondit sans réfléchir, et sans même prendre le temps de reconnaître le pirate qui venait de s'adresser à lui.

"... PARCE QUE CA A L'AIR PEUT-ÊTRE ?"

Bon, voilà. Ça, c'était fait. Il était impulsif et colérique, il se protégeait en bouffant le nez des autres. Maintenant que l'inéluctable était arrivé, on allait peut-être pouvoir passer à ce que cette situation avait de spécial.

L'expression rageuse d'Asher disparut immédiatement au profit d'un étonnement léger, d'une perplexité alcoolisée qui donnait l'impression qu'il ne voyait pas droit. D'ailleurs il fallait bien dire que Tijl était plus ou moins en train de se dédoubler, là...

Depuis le fiasco qui lui avait coûté son poste de maître d'armes, il était extrêmement rare que quiconque se soucie de lui. On préférait l'ignorer, ou lui jeter des regards noirs. Des insultes, parfois. Alors du coup, cette inquiétude qui lui était dirigée, ça faisait bizarre. Bien sûr, puisque c'était Tijl, c'était moins bizarre. Probablement l'un des seuls pirates qui lui étaient restés fréquentables malgré son bannissement de l'équipage...

Il trébucha et dut s'appuyer plus fort au mur. Son estomac se souleva faute à un hoquet désagréable... Merde. Il avait encore la nausée. Un soupir. Une nouvelle main sur son visage. Chaud, froid... Honte. Il détourna les yeux, mais toute sa colère s'était évanouie, au profit d'un sentiment d'auto-répugnance plus évident qu'il ne l'aurait souhaité.

"... Désolé. J'avais pas vu c'était toi."

Ouais. Probablement un des seuls mecs qu'il n'avait pas instantanément envie d'égorger dès qu'il lui adressait la parole. Tijl l'avait parfois sorti d'une isolation dangereuse en venant discuter à la Taverne. Il aimait pas trop discuter mais... Ouais, de temps en temps, c'était pas mal de sortir toute cette merde au dehors de lui autrement qu'en se saoulant à l'excès. Le gars était plus ou moins comme ça avec tout le monde. Mais quand même. Ça valait bien qu'il lui grogne dessus un peu moins fort que sur le reste des gens.

Cela dit, ce n'était pas une raison pour s'humilier devant lui plus que nécessaire.

"... C'est bon... J'ai juste... Forcé. Un peu."

Le cauchemar dissonant continuait à tinter dans ses oreilles.

¤Sweet dreams are made of this...¤

"... Cela dit si t'as un truc pour sortir une chanson de merde du crâne je prends."

... Pour demander de l'aide, il devait vraiment être cuit. Ou au bord du lâchage nerveux pur et dur. Car ce n'était pas le genre de la maison.

La gueulante n'avait pas trainée. Elle avait fusée avec violence, sans entamer pour autant la placidité du flamand. Il s'y était attendu, faut dire. Et puis il en faut un peu plus pour que l'homme se sente en danger ou agressé. Avec un haussement d'épaules, Tijl attend que ça passe.

Qu'il ait aussi des excuses, en revanche, est une agréable surprise. Ce n'est pas quelque chose sur laquelle il aurait misé et se dit que c'est à ton honneur si même dans cet état -ou peut-être grâce à celui-ci- tu te fends d'un ton plus poli.

- Heh, je ne me suis pas présenté non plus.

Il t'observe tenter de reprendre contenance. Et bon sang, il n'aimerait pas être toi demain. Ni même maintenant, pour être honnête. De l'eau te ferait sans doute du bien, en pinte ou en sceau à te balancer dessus. Avec ce froid ce serait uen connerie, mais si la météo avait été plus clémente peut-être qu'il l'aurait suggéré.

- Je sais pas comment chasser une chanson de ta tête, navré. A part, peut-être, en en foutant une autre à sa place.

Pas dit que ce soit l'effet que tu recherches, ceci dit. Et puis pour mettre quoi à la place ? Il ne va pas te chanter de cantique, ça c'est certain. Des chants de marins, peut-être  ? A force de trainer avec des loups de mer, le Frère en connait un nombre respectable. Quel drôle de mélange que son répertoire musical.. Cette pensée le fait sourire doucement alors qu'il se concentre sur toi à nouveau.

- Je te raccompagne ?

Il n'a pas vraiment envie de te laisser seul vu ton état. Et tu n'as pas l'air d'être prêt à retourner à la Taverne. Ce qui est dommage, en un sens : ils ont probablement de l'eau, là-bas.

- Tu veux que j'aille te chercher de quoi te rincer la bouche ? Juste de la flotte.

Hors de question qu'il te ramène quoi que ce soit d'autre.

- Heh, je ne me suis pas présenté non plus.

Y avait bien que ce gars pour réussir à lui trouver des excuses dans une situation pareille. Un éclat de rire sombre échappa à Asher, court et relativement discret, même s'il avait soulevé ses épaules. Silence. Changement de sujet de conversation. Comprenne qui pourra. Lui, il avait déjà oublié.

Ce dont Asher avait besoin, là, tout de suite, c'était d'un moyen efficace de se sortir de la tête cette chanson de merde. Il en fit part à son interlocuteur, lequel proposa quelque chose d'assez intéressant, en fait : remplacer la musique par une autre musique. Tout était mieux que ce truc qui tournait comme un manège dans sa caboche et qui n'allait pas tarder de la lui faire exploser. Et avec elle, toutes les émotions dégueulasses qu'il cherchait à refouler.

"C'pas une mauvaise idée. C'peut pas être pire t' façon."

- Je te raccompagne ?

Alors ça, c'était inattendu. Asher, déjà brut en temps normal, était actuellement parfaitement incapable de masquer les réactions que lui dictait l'instinct. Trop torché pour ça. Il eut donc pour réflexe de relever la tête et de darder dans les yeux du prêtre un grand regard ahuri. Non mais il était pas bien, lui ?

"Je... Euh non."

Pourquoi un refus aussi radical ? Eh bien pour une raison passablement stupide. Il n'avait pas pour habitude qu'on lui propose de l'aide. Il ne pensait pas non plus la mériter. Par conséquent, son réflexe premier était de repousser la proposition. De la part de n'importe qui d'autre, elle lui aurait paru suspecte. Il se serait demandé si on ne cherchait pas à le piéger. Tijl n'était pas du genre à faire ce genre de coups bas. Du coup, c'était surtout qu'Asher ne voulait pas le faire chier plus que nécessaire. Il avait probablement mieux à faire que de reconduire un ivrogne à son lit.

"J'veux dire... c'pas loin. Merci mais c'va le faire..."

Ah oui, vraiment ? En était-il certain ? Ses capacités de mémorisation n'étaient-elles pas déjà suffisamment hors service pour cela ? La dernière fois, comme ça, il avait fait quinze fois le tour du Port sans réussir à retrouver son chemin. Chaque fois, il se plantait, et il finissait par débouler devant la Taverne. Y avait des trajets qu'il mémorisait mieux que d'autres, peu étonnamment...

Tijl ne se laissa pas impressionner et lui fit une seconde proposition. De la flotte pour se rincer la bouche. Asher n'aimait pas la flotte. Même si certes, tout de suite, il aurait pu en trouver l'utilité.

"... Pourquoi tu t'emmerdes ?"

Ah. Il n'avait pas prévu de dire ça tout haut. Bon ben tant pis, c'était sorti. Il eut un soupir alcoolisé, rendu douloureux par son reste de nausée.

¤Sweet dreams are made of this...¤

Et de serrer les dents, et de grincer, et de se taper la tempe du plat de la paume, les doigts crispés. Fallait que ça s'en aille. Fallait vraiment que ça se barre.

"J'te jure c'te chanson de merde j'vais la pourrir... J'vais lui faire sauter les dents. Même si ça en a pas. Ah. Haha. Ça a pas de dents. Ha. C'est nul. Haha. Pourquoi je rigole ? Haha.. ha..."

Ouais. On creusait le fond, un peu, là. Pardonnez à ses nerfs.

Ta réaction quand il propose de te raccompagner lui arrache un rire soufflé brièvement. Ah tu y vas franchement, on ne peut pas t'enlever ça. Franchement et fraichement, mais là aussi, on peut dire que c'est de saison.

Toi, tu adoucis ta réponse sans que le prêtre ne soit davantage ébranlé que face à ton fiel. Il en faut un peu plus pour le froisser, et sans vouloir te vexer ce n'est pas vraiment comme si tu avais ton maximum de crédibilité là tout de suite.

C'est pour ça qu'il te propose de l'eau, aussi. Et ta question en retour lui arrache un haussement d'épaule. "Pourquoi pas ?" pourrait être une bonne traduction. Il a un peu l'habitude qu'on lui demande pourquoi il se donne cette peine, pourquoi il fait tous ces efforts. Pourquoi il est aussi sociable, aussi serviable. A cela, il ne sait pas trop quoi répondre. Ou plutôt il ne s'en donne plus la peine : même s'il explique, le dialogue risque de tourner en rond. Trop de fois, c'était arrivé. Maintenant, heh. Flemme.



C'est le premier chant qui lui vient en tête, un sea shanty évidemment. Encore que celui-ci n'est pas trop paillard et ne parle pas d'alcool ? C'est déja assez incroyable en soit. Tijl n'est pas certain que tu le connaisses, et pour être honnête c'est presque davantage par envie qu'il s'est mis a fredonner cette mélodie. Ca le prend, des fois. Il aime bien. Sa voix grave chante juste sans envahir tout l'espace : on n'est pas dans une église ou pendant un office, alors non merci.


Et toi tu te décomposes un peu. Tu nous ferais pas un petit craquage, des fois, là ? Il te regarde parler sans savoir si c'est pour lui ou pour toi-même. Ton rire nerveux lui fait mal pour toi : tu es lui rappelle décidément un chien mouillé. Piteux, fatigué et usé. Le genre qu'on a envie d'aider, quitte a se faire mordre la main au passage.

- Tu devrais vraiment au moins t'asperger la gueule d'eau. Ca te ferait du bien.

Manger, aussi, mais pas dit que tu sois en état.

- Allez viens. A la taverne ils auront de quoi te rafraichir. Je pensais rentrer aussi de toute façon, faire un crochet ne me gène pas. Je fatigue aussi, et mes vieux os commencent à geler.

Ses griffes, surtout. Mais comme d'habitude, le flamand n'en a cure.

Ce fut efficace, radical : les yeux d'Asher se perdirent dans le vide au moment où la voix de Tijl s'éleva, rappelant à lui des mémoires qui n'étaient encore pas si lointaines. Bien sûr, qu'il connaissait ce sea shanty. Que ce fut comme matelot ou comme maître d'armes, Asher avait passé un paquet de temps sur le Roger. Les moments chantés avec l'équipage faisaient partie de ses meilleurs souvenirs. Il y avait un paquet de chants de marins qu'il avait appris soit en en suivant le mouvement, soit en partageant un moment privilégié avec tel ou tel compagnon... Bref. Il y avait un catalogue encore très large et très précis de ces chansons dans sa tête, contrairement aux airs de l'Ordinaire qui ne lui revenaient que par bribes.

Ça aurait dû suffire à le faire un peu dessaouler, à ce qu'il ferme sa gueule et surtout à ce que l'autre chanson le laisse enfin tranquille, mais ce ne fut pas le cas. Peut-être était-ce parce qu'il freinait intérieurement des quatre fers : éveiller sa nostalgie du Jolly Roger, c'était pas bon. Asher avait l'impression d'être gelé, et pourtant il ne faisait pas si froid dehors - un peu frais, mais rien de terrible. Nan... ce froid là, il venait de l'intérieur. Et il puait très fort la merde.

C'était plus ou moins pour y échapper qu'il se noyait dans le rhum tous les jours.

Parce qu'il n'était pas certain de bien vivre ce nouveau voyage musical, il laissa donc Tijl chanter sans chercher à l'accompagner et se rendit involontairement moins perméable à la musique. Le refrain qu'il essayait d'évacuer lui revint encore une fois, lui flanquant un frisson désagréable. L'alcool et ses nerfs usés ne faisaient pas bon ménage. Il se mit à dire n'importe quoi et à en rire, alors que c'était vraiment pas drôle. Le pire c'est qu'il s'entendait parler et qu'il était le premier à trouver ça pathétique.

"Tu devrais vraiment au moins t'asperger la gueule d'eau. Ça te ferait du bien"

"Mgnbhn..." eut-il le temps de répondre avant que Tijl n'en rajoute une couche et qu'il ne trouve plus le courage de se rebiffer. C'était ce froid insidieux auquel il avait ouvert la porte qui continuait de rentrer en lui et qui lui prenait toute envie de résister. Il n'avait pas l'énergie de se battre contre la bienveillance décidée du prêtre, lequel avait tout de même insisté trois fois.

Minimum. Il n'était pas sûr d'être encore en mesure de compter.

Asher baissa les yeux. Son silence tenait lieu de capitulation.

Tijl se remit à chanter. L'autre pirate abandonna l'idée de rester à quai, à distance de ses émotions. De toute façon il était déjà en train d'échouer. Il voulait vraiment sortir l'autre chanson de sa tête parce que mélanger les deux univers musicaux et les sensations dégueulasses qui y étaient associées n'était pas quelque chose qui le tentait.

The anchor's on board and the cables all stored
To me rollicking randy dandy-o!

Sa voix sortait moins claire qu'à l'habitude. Chanter faisait du bien, mais ça faisait aussi très mal. Il n'était pas certain de pouvoir continuer très longtemps. Pas certain non plus de vouloir chanter ce genre de trucs devant un public autre que Tijl. Il avait l'impression qu'il n'en avait plus vraiment le droit et que c'était une raison de plus pour laquelle on allait le juger.

Les yeux vaguement brillants, tournés sur le sol devant lui mais fixant définitivement le vide, Asher avançait sans trop regarder où. Il parvenait par miracle à aller droit, mais il trébuchait de temps en temps.

Man the stout capstan and heave with a will!
Way hey, roll and go!

Sa voix se brisa et il marqua une pause avant de constater, les yeux fixant intensément la porte de la Taverne qui n'était plus très loin d'eux.

"... Je veux pas y retourner maintenant. Je... Je préfère rentrer directement en fait."

L'alcool, surtout associé à un bon gros cafard des familles, était un bon révélateur : Asher se foutait moins de l'avis des autres qu'il voulait bien le faire croire. Il avait déjà eu sa dose de mépris journalière et il ne se sentait pas suffisamment solide pour en supporter plus.

Tijl chante ce qui lui passe par la tête, sans réaliser l'effet à double tranchant. Mais même s'il avait voulu offrir qutre chose à tes oreilles, ce n'est pas dit qu'il aurait pu. Les cantiques et chants religieux, cela fait longtemps qu'il ne les chante plus que pour lui même. Le reste de son répertoire n'est composé que de chants marins. Ou peut-être aurait-il pu fredonner un des morceaux de Quartz, s'il s'en rappelait d'un.

Tu te renfrognes, tu te perds davantages dans ta mélasse émotionnelle, le prêtre le voit bien. Et pour cause : il en est en partie responsable malgré lui. Au moins tu ne lui cries pas dessus. Tu ignores ses commentaires, certes, mais il en faut plus pour le déstabiliser. Oui, il insiste tranquillement, oui il te colle aux basques. Mais vu ton état, vraiment, non. Tijl ne veut pas te laisser derrière. A croire qu'il est papa poule pour tout ceux qui croisent son chemin.

Que tu te mettes à chanter le surprend mais lui arrache un léger sourire. Tu as l'air misérable, mais le fait que tu arrives à aligner les notes avec justesse lui laisse espérer que tu as quelque peu retrouvé un semblant de contrôle. Pas de sobriété, n'abusons pas. Mais au moins peux-tu parler et chanter sans redécorer le sol de ta bile. Y a déjà un progres.

Un peu, deux. Tu marches presque droit, c'est beau. Toujours aussi paisible, le Frère s'adapte à ton rythme. Mais il te jette un coup d'oeil quand tu reprends la parole. T'as vraiment petite mine, tu sais ? Mais soit, comme tu veux. Ronfler un coup peut pas te faire de mal non plus, faut dire. Tijl hésite a proposer d'aller t'en chercher .. Puis décide que d'une, il a déjà pas mal poussé sa chance avec toi, et de deux que tu serais capable de te casser en douce pendance ce temps. La flemme de te faire la chasse ensuite pour vérifier que tu vas bien. Autant t'escorter -tant que tu ne le jette pas en tout cas. Sans doute que ça arrivera en court de route, de toute façon.

Tiens d'ailleurs : tu habites où ? Bonne question. Il n'en a aucune idée, le prêtre. Vraiment, c'est grand mystère. C'est qu'il t'a plus vu enraciné à la Taverne qu'ailleurs, faut dire.. Et avec tout ça, l'homme en oublie sa chanson.

- Tu crèches où, si c'est pas indiscret ?

Marcher un peu ne lui fera pas de mal. Et puis très honnêtement, le brun n'a pas si envie de rentrer. Peut-être bien qu'après t'as avoir accompagné un bout de chemin, il finira par se promener, finalement. Dur à dire en avance : bien souvent, ses pas décident d'eux même sans forcément prévenir en avance. Quoi que : ses griffes de métal ont aussi de solides arguments pour ne pas s'éterniser dans la froidure.

On est toujours esclave de son corps, finalement.

Tijl n'avait pas essayé de dissuader Asher dans sa volonté de ne finalement pas rejoindre la Taverne, et c'était tant mieux : l'ex-maître d'armes aurait violemment protesté. Ne s'attendant pas vraiment à ce qu'on le suive, Asher se détourna de la porte et pressa donc le pas dans la direction de l'endroit où il... vivait. "Survivait" aurait été le terme adéquat.

Au bout de quelques enjambées (pas très droites, c'était plus flagrant quand il marchait vite), il se rendit compte qu'on le suivait encore. Il s'arrêta et se retourna. Asher prit conscience du problème qui se présentait désormais à lui avant même que le prêtre prenne la parole :

"Tu crèches où, si c'est pas indiscret ?"

Euh... Bah du coup techniquement, étant donnée la situation, la question était légitime. Il ne pouvait pas en vouloir à Tijl de l'avoir posée. Dommage, ça aurait été plus facile.

Asher n'était pas bien certain de vouloir qu'on le raccompagne. Il vivait un peu excentré par rapport au gros du Port. On avait eu pitié de lui et puisqu'il avait aidé à la construction de l'endroit, on l'avait laissé s'installer dans un bâtiment qui avait initialement servi à ranger des outils et des matières premières. Il n'avait jamais pris la peine d'aménager les lieux. Ça demandait trop d'énergie. Une motivation, une envie de vivre qu'il n'avait pas.

C'était donc un taudis parfaitement insalubre. Ça ne ressemblait à rien. On y trouvait le minimum pour ne pas crever la bouche ouverte, et puis un meuble : un lit. Ça voulait bien dire ce que ça voulait dire : il ne rentrait que pour dormir et c'était déjà de trop. Cet endroit lui pourrissait le moral, ce qui n'était pas peu dire sachant qu'il badait déjà h24.

Il n'avait pas envie qu'on voie dans quelles conditions il vivait lorsqu'il n'était pas fourré à sa table habituelle, les yeux dans le vague et le nez dans le rhum. Il avait beau n'avoir rien fait pour améliorer la situation, il n'assumait pas pleinement cet endroit, ni ce qu'il disait de lui.

Ça lui foutait la honte. Il ne voulait pas que quiconque constate le point auquel il avait sombré.

Les yeux fuyants, Asher fourra les mains dans ses poches et contint une salve de tremblements (effet du froid et de l'alcool combinés).

"Un peu plus loin là-bas... C'pas bien loin. T'emmerdes pas hein."

Moins le prêtre s'approchait de sa parodie de maison, moins il risquait d'entrer à l'intérieur. Asher cessa d'avancer, espérant que Tijl en profiterait pour prendre congé de lui.

Tijl hésite. Vu ton état il n'a pas senvie de te laisser seul. Tu marches en zig-zag et de toute évidence il va te falloir encore un moment pour décuver. C'est plus que probable que tu aies passé le pire et que le coma éthylique ne t'approchera pas pour ce soir, ceci-dit. C'est déjà, en soi, un bon soulagement. Mais peut-il pour autant te laisser là ? C'est un vrai cas de conscience, pour le flamand.

Avec un soupire, il t'emboîte le pas sans savoir vraiment ce qu'il décide. Ce n'est pas la première fois qu'il fait un détour pour aider quelqu'un, mais forcer la main n'est pas non plus ce qu'il recherche à tout prix.

- Je t'accompagne encore un peu, mais t'en fais pas je ne t'embêterai pas une fois arrivé à bon port.

Un compromis comme un autre : quand l'autre trouve sa porte il fera demi-tour. C'est plutôt raisonnable, non ? T'es incorrigible. Chut, toi. Pourquoi faut-il que tu te donnes toujours autant pour les autres, hm ? Et toi, dans cette histoire ? Cesse, Jo'. Il est un grand garçon, pas la peine de t'inquiéter. Et puis marcher lui fera du bien, ne fut-ce que parce qu'il peut se dérouiller les jambes. Le temps n'est pas assez clément pour qu'il s'adosse au bastingage en compagnie de son insomnie. Pourquoi pas une promenade ?

- J'ai hâte que la météo s'adoucisse. Ce temps, c'est pas bon pour mes vieux os.

Ce foutage de gueule. Ses vieux os ont cessés de vieillir depuis qu'ils ont jeté l'ancre ici. Et même pour un âge de facies, le prêtre est trop jeune pour parler ainsi.

Asher hésita un peu. Ca voulait dire quoi "ne pas l'embêter une fois arrivé à bon port" ? Ils étaient déjà dans le Po... Ouais non, il était complètement torché, mais il avait encore assez de neurones pour savoir que ce n'était pas ce que Tijl voulait signifier par là.

Embarrassé, il détourna les yeux et eut une moue incertaine. Bon. C'est qu'il était conciliant, le prêtre. Si Asher lui indiquait que c'était pas la peine qu'il rentre à sa suite une fois qu'ils seraient arrivés à destination, probablement qu'il n'insisterait pas trop.

".. T'as peur que je me perde sur le ss.. chemin, que je finisse à la flotte en tournant, t... trop à gauche, ou bien.. ?"

Cela ravivait une précédente question à laquelle Asher n'avait toujours pas trouvé de réponse : Pourquoi Tijl était-il aussi attentionné à son égard ? Qu'il le fut avec tout le monde n'était pas une réponse valable, parce qu'Asher n'était plus "tout le monde". Asher était devenu celui qu'on tolérait à peine. Celui qui n'aurait pas dû être là. Celui qui aurait dû crever. Il bougonna entre ses dents pour lui-même plus qu'autre chose. Si Tijl tendait l'oreille il l'entendrait peut-être, mais ces mots ne lui étaient pas véritablement destinés.

"... Si j'me noie pourtant, ça finirait juste le taf et t.. tout le monde s'en satisferait. T'es juste chelou comme gars."

"J'ai hâte que la météo s'adoucisse. Ce temps, c'est pas bon pour mes vieux os."

Asher avançait à pas certes zigzagant mais ferme et déterminé. Il tourna un regard sceptique sur le prêtre en réaction à cette réflexion. Lui-même n'avait pas la sensation d'avoir froid même s'il tremblait et qu'il risquait d'être bien enroué le lendemain. L'alcool l'empêchait de prendre pleinement conscience de la température extérieure qui de jour en jour allait en se rafraîchissant.

Asher n'en avait strictement rien à foutre de la météo. Par contre, tout comme son interlocuteur était en train de s'en faire la réflexion, il trouvait Tijl un peu trop jeune pour se taper des rhumatismes faute au climat peu clément. Ou alors ça avait pris de façon précoce chez lui et il n'avait pas de bol.

L'ex-maître d'armes était plutôt d'avis que son interlocuteur essayait de meubler la situation avec une quelconque conversation pour la rendre plus naturelle. Manque de bol, même totalement bourré, Asher avait beaucoup de mal à savoir quoi répondre à ce genre de réflexions. Si ce n'est en assénant l'évidence et/ou en usant d'un humour cynique qu'il n'était actuellement pas d'humeur à déployer. Il essaya tout de même, mais le ton et l'énergie n'y étaient pas.

"Je te pensais pas si proche de la retraite."

Ils marchaient et ils s'éloignaient du Port à proprement parler. L'habitation d'Asher était un peu excentrée, plus proche du rivage. On entendait et on voyait la mer. Ils avaient les pieds dans l'herbe et le sable. Il y eut subitement un gros "plouf" qui interpela le pirate, lequel s'arrêta d'avancer et essaya de trouver la source du bruit.

"Euh."

Des vagues dans l'eau noire. Quelque chose qui bougeait. Une voix féminine ? C'était un rire, ou bien c'était une plainte ?

A ce stade ça pouvait être tout et n'importe quoi : une sirène qui faisait du gringue (fuyons, compagnons), des ami.e.s qui jouaient à se foutre de l'eau à la figure (... comme des gosses, en pleine nuit), des amoureux/ses qui faisaient des galipettes dans la flotte (à cette heure ça lui paraissait tout de suite plus crédible, mais il avait peut-être l'esprit mal tourné), quelqu'un qui était en train de se noyer...

A cause de cette dernière solution, il se sentait obligé de rester un peu pour vérifier. Même si c'était particulièrement malaisant.

"... Selon toi c'est quelqu'un qui a besoin d'aide ou bien euh... pas ?"

Tu répliques -tentes du moins- et Tijl te fait un sourire mi-figue mi-raisin quand tu soulignes le manque de ride pour la vieillesse. Touché. Et même si effectivement le prêtre est bien trop jeune pour briguer à ce rêve hors de portée (il n'y a que les riches qui se reposent dans leurs vieux jours), il n'en est pas moins sensible aux changements de météo pour certaines choses. Ses griffes, par exemple, n'aiment que très moyennement les températures trop extrêmes. Et ne parlons pas des cicatrices jamais totalement guéries.

Tijl est tranquille, il a décidé de ne pas rebondir sur tes répliques un peu plus tôt. Si tu avais été un peu plus sobre, peut-être. Mais à cette heure, et alors que tu as davantage d'alcool que de sang dans le corps, non. Le flamand choisit parfois ses batailles. Et puis.. Et puis le silence a du bon, parfois. Vous vous éloignez de l'animation du Port et avancez sur le rivage. C'est le type de promenade que l'homme de foi se fait régulièrement. Le bruit du ressac l'apaise, le calme ambiant est le bienvenue. C'est le genre de nuit où, dans une autre vie, il serait monté en haut de la vigie pour refaire le monde, seul ou accompagné. Le souvenir de quelques soirées bénies lui arrache un léger sourire doux amer, sans qu'il ne s'y attarde outre mesure.

Un gros bruit soudain le tire de sa rêverie, et il suffit d'un rapide coup d’œil dans ta direction pour comprendre que tu l'as entendu aussi. Et ta question.. Est une foutrement bonne question. Avec un haussement d'épaules incertain, le pirate observe les flots. Il y distingue bien une vague silhouette mais difficile de savoir exactement ce qu'il en est. Son instinct lui souffle la prudence, quoi qu'il décide de faire ensuite.

- Sincèrement, je ne sais pas. J'aurais tendance à dire que mieux vaut être prudent, c'est peu probable que quelqu'un se fasse juste un bain de minuit par ce temps. Mais..

Mais. Mais le doute est là. La possibilité que quelqu'un ait besoin d'aide, plutôt qu'une sirène qui joue avec eux par exemple. Tijl pousse un soupire, et se passe la main sur le visage. Bon. Trop bon trop con, il le sait. Mais au moins peut-il tenter d'avoir le cœur sur. S'il passait son chemin pour ensuite apprendre que quelqu'un s'est noyé, il s'en voudrait trop. Ceci étant.. Se lancer dans un sauvetage flanqué un mec certes très fort, mais passablement imbibé d'alcool ? Tijl, tu atteins un nouveau palier de dévouement.

- Autant aller vérifier au cas où.

Le prêtre s'avance un peu plus, et à mesure que la distance réduit les sons se précisent.. Et Tijl accélère avant de jurer en flamand et de s'élancer à pleine vitesse. Il a reconnu la voix de Frenchy Vic qui ne semble pas tant apprécier de barboter. Que tu suives ou non lui se fout à la flotte pour aller récupérer le pauvre bougre. L'eau n'est pas si profonde quand il l'attrape enfin, il en a jusqu’à la taille environ. Mais les courants et le ressac sont assez puissants pour manquer de le déstabiliser par surprise alors qu'il récupère l'autre marin. Tijl jure une fois de plus et passe un bras autour du matelot tout en arrimant celui-ci à lui et patauge jusqu'à la berge.

- Bordel Vic, qu'est-ce que tu es allé faire trempette en étant bourré comme un cochon, hein ?
- Je.. G'nais glissé, et pi plouuuf ! Et j'aime pas.. L'eau de mer c'est pas.. Pas bon.
- Sans blague, tu m'en apprends une.

Deux bourrés pour le prix d'un. Merveilleux. Vraiment fantastique. Et en plus, il va falloir ramener celui-ci au Jolly après. P'pa, t'as vraiment que ça à foutre ? Tu dois bien rigoler, hein ? Ca ne résout pas la question première : comment le bougre a-t-il finit à l'eau ? Sans doute que cela restera un mystère : vu son état, Vic ne va pas vraiment pouvoir aider.

Tijl soupire, et se dit que Jo a peut-être un peu raison, parfois. Il a beau être grand, il ne pourra pas trainer tous les pirates bourrés du coin. Ceci étant.. Il préfère ça aux regrets.

- Quel merdier..

C'est un cri du cœur fatigué.

"Euh...
- Autant aller vérifier au cas où.
- Ouais."

Tijl lui ôtait les mots de la bouche - fallait dire que ses réflexes devaient être sacrément moins déglingués. Asher ne portait pas tout le monde dans son cœur au Port, loin de là, mais était-ce une raison pour ignorer quelqu'un qui était potentiellement en train de se noyer ?

Nan. Quand même pas. Restait à espérer qu'ils étaient pas en train de se faire flouer par une sirène. Asher avait conscience d'être complètement torché. C'était au point que son équilibre était touché, alors il ne sentait pas capable de gérer comme il l'aurait fait sobre ou raisonnablement ivre. Surtout que sa mémoire faisait de la merde. Il avait déjà oublié comment ça se faisait qu'il était avec Tijl. Ils avaient passé la soirée ensemble ?

... Nan. Ca paraissait foutrement improbable.
Quoique. Avec ce gars là, on ne savait jamais. Il était moins pire que la plupart des autres.

Il y eut un moment où Tijl s'élança en avant. Asher hésita à le suivre au trot, avant de se dire qu'il n'était quand même pas certain de son estomac à ce point. Se vautrer par terre n'aiderait personne non plus. Concentré sur la scène, il avançait donc dans la même direction que le prêtre mais il gardait un rythme de marche prudent.

S'il fallait, il se ruerait à la suite de Tijl. Mais seulement s'il le fallait. D'une, personne n'avait envie d'être aidé par lui ici. De deux, pas sûr que ça arrange grand monde qu'il se foute à la flotte à son tour dans son état. Il s'approcha juste assez pour mettre les pieds dans l'eau et pour aider Tijl à tirer le saoulard sur les derniers mètres les séparant du sable sec.

Asher fit de son mieux pour ne pas montrer qu'il avait failli tomber sur le cul faute à un mouvement qui avait déséquilibré son centre de gravité. Il observait perplexe le marin trempé et sa gueule de déchet décomposé.

"... Mais gars, t'as f... fait ton compte c... comment ? T'as l'air encore plus déglingué qu'moi..."

Bon ok. Il se rappelait vaguement avoir dégueulé et ça devait pas mal aider. Il avait probablement passé le pire (pas dit qu'il soit encore de cet avis quand il commencerait à dessaouler et que la gueule de bois viendrait, mais c'était un autre souci).

Méfiant, l'ex-maître d'armes restait à distance. L'autre était peut-être encore capable de lui bouffer le nez ou de lui envoyer des vacheries malgré sa visible incapacité à aligner plus de trois syllabes cohérentes.

Peut-être qu'il aurait mieux fait de se casser.

"Quel merdier.."

Il aurait définitivement mieux fait de se casser.

"C'est bon. Ramène le. Je s... sais où je vais, j'peux rentrer seul."

En théorie c'était tout droit, il pouvait difficilement se planter, avec ou sans mémoire à court terme.

Un bourré de plus ou de moins.. A ce stade ça n’importe plus vraiment. Et puis ce n’est pas la première fois non plus que ça arrive. Tijl est fatigué, las, mais pas un gars qui lâche des gens. Surtout pas des gens qui font partie du crew, navire ou port.

- Oh, il est totalement plus déglingué que toi. Lui ne peut pas marcher.

P’pa, merci de m’avoir refilé un grand gabarit.

Une prière rapide, et il fout l’ivrogne trempé sur son dos. Tijl est grand et dan ce genre de situation c’est plutôt à son avantage. Toujours ça de gagné, hey ?

- Si tu me dégueules dessus, Vic, je te préviens je te lave avec de la neige. Je suis sûr que ça se trouve quelque part.
- Oh gnooooon.. J-je suis sage pis n-neige c’est froaaaaaa.

Avec son nouveau chargement, Tijl te fait un signe de tête que c’est bon pour lui. C’est quoi son problème, à toujours sauver les gros culs d’ivrognes des autres ? Après tout, c’est comme ça qu’il avait trébuché dans la piraterie pour de bon..

- Je t’accompagne un bout de chemin si ça te va, Asher ? Une balade au frais ne fera pas de mal à cette andouille de toute façon.

Vic somnole déjà sur le dos du prêtre, sa tête dodelinant et roulant vaguement au gré des mouvements de celui-ci. Il accompagne l’ancien matelot juste le temps de s’assurer que celui-ci sait vraiment ou il va (où qu’il décuve assez pour ça), puis le laissera. Il a bien compris que le pirate ne l’invite pas vraiment à rester dans tous les cas, mais le Frère s’en voudrait s’il arrivait quelque chose au Hargneux juste parce qu’il avait eu la flemme de marcher un peu plus.

"Oh, il est totalement plus déglingué que toi. Lui ne peut pas marcher."

Incapable de retenir le ricanement cynique que la remarque avait fait naître en lui, Asher essayait justement de rester debout et équilibré. Et c'est vrai qu'il y arrivait à peu près. Quelle était la plus belle performance ? La sienne, pour tenir tout ce qu'il avait bu sans finir étalé par terre (même si ça arrivait aussi) ? Celle de Vic pour parvenir à faire pire que lui ? Genre, même dans ses pires moments, Asher n'était jamais allé jusqu'à, Ivre, barboter dans la flotte et manquer de se noyer.

L'œil aussi vif qu'il était capable de l'avoir actuellement - c'est à dire passablement flou, malgré l'honorable tentative qu'il avait faite d'être aussi professionnel qu'à l'époque où il faisait partie de l'équipage - Asher observa Tijl qui mettait le marin sur son dos.

C'était un solide gaillard, l'air de rien, le prêtre. L'un des seuls gars qu'Asher connaissait qu'était encore plus grand que lui, même si c'était que de quelques centimètres. Vic était solidement vissé sur son dos. Tijl avait pas l'air de trop galérer. Il pouvait se débrouiller donc, bah...

... Les jeux étaient faits, hein ? Asher n'avait plus grand chose à foutre ici. Il cala les mains dans ses poches et s'apprêta à s'éloigner sans mot dire pour retourner dans son taudis. Le Frère avait mieux à faire que de lui courir après, désormais, et c'était pas plus mal comme ça.

"Je t’accompagne un bout de chemin si ça te va, Asher ? Une balade au frais ne fera pas de mal à cette andouille de toute façon."

Asher se figea, crispé. Ah bah merde. Il s'y était pas attendu. L'épisode "sauvetage" avait fait fondre l'agressivité dont il s'était paré jusqu'à présent pour répondre à son interlocuteur. Restait en revanche sa mine sombre, éternellement méfiante et mal lunée. Le regard blasé de l'ex-maître d'armes se tourna sur le prêtre qu'il fixa dans les yeux (comme il pouvait) en silence (ça c'était pas trop dur).

Toujours sans rien dire, il baissa les yeux sur le visage de Vic pour constater que le gars était complètement hors service. Il était parti pour faire un somme jusqu'au lendemain matin. Y avait peu de chance qu'il lève subitement la tête pour se plaindre de sa présence. Si ça se trouve il était même trop bourré pour reconnaître Asher, même si ses cheveux roux le rendaient pas discret.

"... Pfff. J't'ai dit c'était pas la peine, je sais où j'vais."
Et j'ai pas spécialement envie que tu voies à quoi ça ressemble.

.... Oh fais chier. La flemme. Asher roula des yeux, haussa les épaules, puis finit par conclure dans un soupir qui en disait long sur sa fatigue mentale (autant que sur sa fatigue tout court) :

"Fais c'que tu veux, qu'est-ce' tu veux que j'te disse... dise de plus, hein ?"

Puis il se mit en route sans regarder en arrière pour voir si on le suivait effectivement ou pas. Rien ne l'obligeait à traîner Tijl jusqu'à l'entrepôt si celui-ci décidait de venir. Au pire, lorsqu'ils seraient dangereusement proche de son honteux "logement", Asher se retournerait et lui indiquerait que la balade était cette fois terminée pour de bon. D'ici là, le Hargneux aurait sans doute retrouvé un peu de poil de la bête.

... Chiottes. Il venait de trébucher sur rien mais il avait quand même failli se vautrer. Asher échappa un chapelet de jurons gaéliques puis se remit en route comme si de rien n'était. IL ÉTAIT PAS TOMBÉ, OK ?