Se lever est difficile.

C’était déjà ardu, avant que le Givre n’engloutisse l’Île et en fasse son domaine. C’était dur mais d’une difficulté habituelle. Le lit n’était qu’un refuge temporaire, peuplé de rêves mortifères avant que son rôle ne se rappelle à lui, le poussant à se lever. S’il restait allongé, qui serait le Passeur ? Qui aiderait celles et ceux dont la vie ne valait plus la peine d’être vécue ? Nombre de fois, Death avait dû s’accrocher à ce rôle. Et cela avait suffi.

Cela suffit à peine maintenant, l’Hiver a rendu tout tellement plus compliqué.

Celles et ceux qui désespèrent sont nombreux, le Sombre peut entendre, s’il tend l’oreille, la complainte de leurs âmes. Et maintenant que les groupes ont éclaté, sa tâche est facilitée.

Mais lui aussi, souffre.
(Chut.)
Lui aussi peine, lui aussi traîne.
(Je suis la Faucheuse, je ne peux pas faillir.)
Lui aussi a froid.
(Mais je ne le dirai pas).

Et lui aussi, forcément, doit trouver des parades.

La solitude en est une, même si c’est un privilège rare. Le Canyon est plein à vomir de gens et de bruit, tellement trop à son goût que souvent lui vient l’envie de s’isoler. Mais le devoir l’appelle et l’extérieur est -
(tellement tentant)
- dangereux.

Alors Death se contient. Death gravite à nouveau autour des Soigneurs, aidant là où il peut. Et quand le monde pèse trop lourd, il s’isole.
Comme cette fois-là.

Il marche, le Passeur. De son pas traînant, il s’éloigne du campement, en direction de Château des Singes.
S’il méprise toute forme de vie, la compagnie des animaux ne le dérange qu’un peu. Et c’est à mi-chemin qu’essoufflé - est-ce l’Hiver qui le rend faible ainsi ? - Death s’immobilise et s’autorise une pause.
Adossé à un rocher glacé, il expire un souffle douloureux dans l’air tranchant.
Et essaie de donner un peu de courage à son âme épuisée.

Le chant s'élève, frêle dans l'air gelé.


Il ignore si la douleur qu’il ressent, en plongeant ainsi dans les airs de son passé, est physique ou morale. Mais le Passeur n’abandonne pas.
Il le sait, en cet instant, sans le savoir :
S’il ne chante pas, il s’éteindra.

Death n’est pas du genre à se languir de l’Avant.
Pourquoi le ferait-il ? Il se souvient à peine d’une existence tout aussi insoutenable que celle qu’il vit à présent. Pourtant, alors qu’il s’adonne à son chant solitaire, notes frêles dans l’air glacé, le Sombre sent des éclats de souvenirs remonter.

Une odeur de bois cirés et des notes de piano entre deux éclats de voix.
C’est net et flou à la fois, ça pique comme des gouttes de pluie. Déstabilisé, le Passeur sort de sa transe fragile et, comme si la source de son mal venait d’au-dehors, scanne les alentours du regard.

Entre deux arbres, il y a une silhouette. Déconcerté, le Sombre fronce les sourcils. Mais sa vision ne se précise pas : l’être qui se tient non loin de lui semble constitué d’ombres. Et comme à chaque fois devant l’inconnu, Death hésite entre prudence et lassitude : si la Créature est malévolente, qu’elle l’assassine, non ? Le Givre finira bien par achever son œuvre et lui souffrira moins.
Quand il se reposera.

Immobile comme il est, le Sombre sent le froid plus que jamais. Ses bras se replient, enserrent son corps maigre. Pourtant, malgré la curiosité et malgré l’hiver, il ne change pas d’endroit. Son regard n’a pas dévié.
Intrigué malgré lui, la Faucheuse accorde toute son attention à la silhouette longiligne et mystérieuse, presque élégante dans le froid.

La silhouette se met en mouvement, offrant ainsi le tableau monochrome d’une ombre noire qui se détache sur la blancheur de l’Hiver. L’un des bras de Death s’est détaché, abandonnant la perspective d’une once de chaleur alors que la Créature poursuit son chemin, s’approchant du roc glacé qui lui sert d’appui. De plus près, le Passeur constate que la silhouette est toujours aussi noire, pourtant le Sombre ne parvient pas à s’en émerveiller : l’Île, mortifère et fantasque, a mis sur son chemin une créature monochrome.
Soit.

Le rythme change, lent puis plus pressé alors que l’être se rapproche puis s’arrête devant lui, étirant un long doigt vers son visage. Death lève les yeux, cherche un regard auquel offrir le sien - défiance et désespoir.

Parler le lasse. C’est machinalement qu’il soupire avant d’énoncer, d’une voix agressée par le froid :

- Que me veux-tu ?

Si la Créature voulait le dévorer, elle aurait été plus preste. L’apparition souhaite donc autre chose, se dit le Passeur. La constatation amène un sursaut de soulagement noyé par une lassitude extraordinaire.

L’idée que la Créature ait pu écouter son chant ne le traverse pas. C’est qu’il ne chante que pour lui, et les fantômes qui le traversent parfois.

La Créature ne lui répond pas.
Pas avec des mots.

Sa main d’ombre délaisse son visage pour s’étendre en direction du sol. Et là, en dépit de toute logique, dans le silence de l’hiver, quelques notes résonnent.
Dans l’Avant, Death était constamment entouré d’instruments. Il savait plus que tout reconnaître le son d’un piano ou d’une contrebasse aux cordes tendues à la perfection. Le son qui s’échappe, fragile et cristallin, semble venir d’un autre monde. Le Sombre en oublie son indifférence, momentanément, alors que ses sourcils se froncent.
Sans un mot, avec grâce, la silhouette se redresse et pose sa main à ses côtés, appuyant sur le rocher. Cette fois, le son - puissant et guttural, cette fois presque similaire à celle d’un très grand instrument à corde - résonne dans son dos.
Surpris par la vibration, Death se redresse. Jette un coup d’œil au rocher, un coup d’œil aux brins d’herbe gelés. Puis revient à la Créature nimbée d’ombre et son doigt longiligne, revenant vers lui.
Sans contact, toujours.
En attente.

Le Sombre n’est pas sot. Il ne met pas si long à comprendre.

- ... tu aimerais m’entendre chanter.

Ce n’est pas une question, mais une affirmation. Si la voix de Death n’est pas incertaine, elle est soudain voilée par la réticence.
C’est qu’il ne chante pas devant témoins, le Passeur. Même dans l’Ordinaire, c’est à peine s’il chantait pour e̸͈͌̀l̷̢̙͈̜̎͗̏͠͝l̵̨̡̛̟̤̙̀̚͠e̵͙̓͘. Depuis qu’il est arrivé, revisiter les classiques qui ne s’effacent pas est demeuré une activité secrète, un terrible exétoire, une vulnérabilité qu’il n’est prêt à révéler à personne.

Est-ce qu’il rougit ? Non, sans doute pas. Ça doit être le froid.

- Je. Il est déstabilisé, le Faucheur. Il ignore comment réagir à cette situation qui brise même la monotonie de l’hiver. Son regard scanne les alentours avant de revenir à la Créature. Je ne suis pas prêt.

C’est fou comme il manque d’assurance, une fois que l’on touche à quelque chose qui échappe à son contrôle. L’Eclaireur s’adosse au rocher, tout en se doutant que la Créature n’acceptera pas son refus. Alors, d’une voix hésitante et qui semble rajeunie, il reprend :

- Est-ce que je peux ré-entendre la chanson du rocher ?

Cette lente mélodie qui vibre et qui gronde. Plus qu’un calcul, Death se rend compte qu’il a réellement envie d’écouter à nouveau cette chanson.
Et peut-être qu’après, ce sera plus facile.
Le chant, ou tout le reste.
Après tout, il est si rare d’entendre de la musique sur l’Île.