Jour de rapport.
Jour de civilisation.
J'arpente les sentiers de terre battue et rebattue par les hommes. Le gel crisse à chaque pas esquissé, comme de la craie sur de l'ardoise neuve. Je suis pieds nus et aussi surprenant que cela puisse être, mes orteils ne bleuissent pas de froid. Depuis que j'ai accepter pleinement mon rôle, je me sens plus vivant que jamais. Les dernières cordages qui me retenaient ont rompu.

Je ne m'en trouve pas plus mal.

J'hume l'air du soir. Il y'a quelques âmes qui se risquent encore au dehors mais bien peu. Ils sont tous pelotonnés, solitude contre solitude, parqués comme des sardines sans huile dans des baraquements trop petits. Une porte s'ouvre, laissant une bouffée de vapeur s'échapper. Je reconnais l'odeur de Keith sans effort : rance et agitée. Il ne confie plus dans l'alcool au moins. Je darde un regard vers la serveuse qui jettent quelques ordures dans un tonneau réservé à cet effet. Elle sursaute en m'apercevant.

- Tu as l'air épuisée Catherine, je lui presse l'épaule avec égard. Comment se porte ta toux?
- Pas trop mal ! Au moins ça n'a pas dégénéré en pleurésie. C'est gentil d'demander. T'es pas mal aimable comme l'au't, là.

Je lui accorde un sourire amusé.

- Il a ses raisons.
- Ses raisons, c'pas des raisons.

Je ponctue d'un éclat de rire musical.

- M'en vais le dérider.
- J'tapporte d'quoi boire.
- Ne te donne pas cette peine. J'ai le pressentiment que... No nos quedaremos!

Keith et moi étions amis. Du moins, compagnons proches. La serveuse à tresse dont il s'était épris, faisait ciment entre nous. L'amour est une vacherie infâme. Nous avions également cela en commun. A présent, je ne sais pas ce qui nous retient l'un à l'autre.
L'habitude, sans doute.

Et la loyauté.

Je m'assoie sobrement à sa table. L'émail de mon sourire requin luit à la faveur des bougies.

- Hé bien, gadjo ? T'en tire une gueule... On dirait que tu viens de jouer un vilain tour et que tu te retiens de t'en pourlécher les babines trop fort !

-Tout juste l'ami. Et j'te veux avec moi pour faire des ravages.
- Ahahah... Tu m'gazouilles de miel, amigo !
- Tu m'suis comme la dernière fois ?
- Mieux que la dernière fois, je me penche en avant avec un sourire carnassier. C'te fois, gadjo, j'ai toutes mes têtes !

Le Blafard lâche un rire franc, massif et qui résonne avec une redoutable réverbération sonore. Comme si nous étions effectivement plusieurs. Je m'adosse à ma chaise et croise mes guibolles interminables. Toujours pieds nus, cela va de soi. La dignité racé d'un tout autre animal désormais.

- Inutile d'attendre que nos volontés refroidissent. La nuit est encore jeune comme une pucelle à trousser. Et je te connais, amigo, le fer et le sang se battent chauds.

Je me lève, avec l'assurance du danseur près à se lancer dans un tango.

- Et tes plans tiennent en général en trois mot ! Tu me raconteras en chemin !

J'ai déjà une petite idée de la destination de cette virée...

Les voilà à l'orée du camp des réfugiés ennemis, mêlant indiens et enfants perdus. Au cœur de cet enchevêtrement de tipis, brûle le feu du Cocon. Il irradie presque leurs faces d'Espoir malgré la distance et la forêt de tentes qui les séparent de lui.

-Ecoute blanc-bec... Une buée funeste écume de la bouche de Keith. J'me suis jamais caché de c'que j'veux faire depuis... Depuis sa mort. J'ai b'soin qu'tu m'offres une distraction. Fais l'plus de bordel possible dans c'foutu camp d'sauvages pendant que j'fonce vers le bûcher où ils disent garder c't'enfoiré d'Peter.

Le sourire de Carne dessine un croissant de crocs blancs dans l'obscurité.

- J'ai exactement le genre de "Bordel" qui conviendrait... déclare-t-il. Il empoigne brusquement la nuque de son camarade. Dans sa pupille d'ambre vibre une lueur étrange. Un reliquat de cette humanité qu'il a concédé à l'Ancien. Son rictus s'adoucit sur des rondeurs plus mélancoliques."Dans les ères peut mourir même la Mort." déclame-t-il solennel tout en ce mordant le pouce jusqu'au sang. Il étale l'hémoglobine telle une bénédiction sur le front du seul rescapé d'une époque révolue. Front à front, le blafard toise son partenaire de Chaos. Rends toi immortel, mi hermano.

Le Prêcheur se lève de toute sa stature et marche hors de leur cachette, visible par tous. Sa peau pâle accroche la lumière des torches et de la lune. D'un pas parfaitement calme, il s'avance jusqu’à alerter les sentinelles. Les insectes s’agitent et beuglent des ordres confus. Carne n'en a cure, de sa prunelle noire s'écoule un sombre liquide semblable à du goudron. Sous sa cape d'algues grouillent des formes imprécises, impossible à identifier dans ces ténébres hasardeuses. Un premier assaillant tente de lui barrer la route. La poix sombre fonce droit sur lui et lui transperce la poitrine de la pointe de sa tentacule. Cette vision distille la terreur la plus pur dans les esprit.

Qui est cet étranger ?
Qui est ce monstre ?

Malgré l'Oubli, une rémanence obscure imprègne les cervelles : celle d'une entité indicible et antédiluvienne.

C’est lui.
Lui.
Des Profondeurs il est revenu.
Son sommeil interrompu !

Carne avance, bras ouvert vers sa cible, évitant les jets de lance et les flèches. Il n'a qu'elle en tête alors que l'ensemble des âmes sensées défendre le cocon affluent pour l'attaquer. Ce n’est pas la chrysalide de Peter Pan qu'il vise. C'est une tente isolée qui sert de cage à une malheureuse. La prisonnière n'a jamais été comprise de ces hérétiques imbéciles. C'est la première convertie, une des gof'nn pour Mère. Elle sera si heureuse !
D'un mouvement désinvolte, le Prêcheur laisse un de ses appendices étrangler l'un des gardes en poste jusqu’à ce que sa tête gonflée de sang n'explose. Lui se contente de plonger sa machette dans l'abdomen du second. Les tentures barrant l'ouverture  du tipi sont levées et l'Avatar du Dormeur pénètre dans l'antre de sa promise.

- Ya orr'e, fait-il à l'indienne qui lui fait face. Son timbre vibre d'une tendresse doucereuse. Viens.

Carne tend la main à Loutre Sage et dans le creux de sa paume agonisent les anciennes croyances.

Cela te suffira-t-il,
Hermano ?

Les yeux cerclés de noir face à ceux du Sentinelle sont banalement humains ; aucune trace de la brillance surnaturelle des Orbleus. Il n’aurait pas pensé être un jour presque soulagé de se retrouver tête-à-tête avec un Pirate mais au moins celui-ci n’amène pas le Givre avec lui.

Dégage gamin, j'ai une vengeance à assouvir.

Le bâtard ponctue sa phrase et lui crachant au visage et Scar est bien obligé de se jeter en arrière pour ne pas se faire découper par la lame qu’il sent foncer vers son ventre. L’impact du sol sur ses reins devenus osseux est plus dur qu’auparavant et il sent également un courant d’air froid où ses vêtements ont été déchirés par le sabre, le picotement d’une entaille superficielle.

Malgré son corps affaibli, le Rouge se relève tout de suite et se met en garde.

Va falloir attendre pour ça alors, parce que moi je compte bien te crever. lui lance-t-il.

Plus loin dans le camp, les cris se font plus présent. Ça le tue de ne pas pouvoir aller les aider mais il est primordial de protéger le cocon même si pour ça la moitié des réfugiés devaient être tués.

Il commence à cercler son ennemi, prêt à réagir au moindre mouvement. Le Pirate est un peu plus grand que lui, définitivement adulte. D’ordinaire ça ne lui change pas grand-chose, lui-même n’est plus un enfant physiquement depuis longtemps. Sauf qu’il est loin d’être aussi fort ou rapide que d’habitude. Si Peter meurt ce sera donc d’autant plus sa faute; d’avoir manqué d’entretenir ses capacités il a failli à sa tâche.

Soudain le Chef bondit en avant, dirigeant la pointe de sa lance droit vers la poitrine de son adversaire. De son autre main il sort un de ses couteaux, espérant pouvoir s’en servir quand l’autre sera occupé à dévier l’épieu mortel.

Toutes les fibres de son enveloppe humaine résonne à mon simple contact. Les sirènes sur ma peau ont les yeux noirs et leurs bouches hérissées de crocs se dévoilent. Mes âmes chéries, mes soeurs de chairs et d'eau, exultent d'une joie carnassière. J'embrasse ce nouveau membre de ma famille à pleine bouche, puis sur le front.
Main dans la main, nous nous évadons. Notre vérité égratigne les idoles pathétiques et les guerriers convaincus de leurs foi.

Vous êtes si faibles.

Le sang se mêle à l'encre.
Les morts engraissent la terre.
Le vent emporte leurs cris.

Vous avez choisi.

Nous marchons, imperturbables au chaos. Mère nous attend. Keith doit à présent avoir atteint son but.

Il a choisi.

Soudain, l'air siffle tout près de mon tympan. Une machette dont la lame se fiche dans un reliquat de totem.

- CARNE ! hurle une voix à mi chemin entre deux mondes.

Il y a dans ce timbre presque animal, une forme de nostalgie absconse qui titille mon palpitant. Mu par la curiosité, je pivote lentement. Son image frappe ma conscience sans l'ébranler. Se dresse devant nous, une créature fabuleuse, le buste d'une femme sur un corps de panthère. Tout en elle vibre de familiarité. Son derme est si sombre qu'il se confond avec son pelage noir encrouté de terre et de sang. La lumière des braseros renversés sur l'herbe humide de cadavres fait luire le sang poisseux qui macule son corps tout en nerfs et en rage. Elle tient le corps d'un blessé respirant difficilement entre ses bras humains.

- Qu'as-tu fais, mon frère ?!
Je penche la tête sur le côté, intrigué.
- Qui es-tu ?

Son visage se décompose. Je lis fugacement sur ses traits une surprise et une peine si brutale qu'elle m'arrache un sourire tordu.
Et plante une épine au creux de mes côtes.
Je me gratte le torse inconsciemment.
Son facies se déforme avec une brusquerie magnifique. Une colère viscérale anime ses pupilles fendues. Un rugissement bestial dévoile ses canines et fend la Nuit. Il résonne dans la jungle alentour.

- Je suis celle qui te tuera.
- Comme il te plaira, gatito...

Je tourne casaque, tenant toujours la main de ma soeur promise.

- Souviens toi de mon nom, Bête. Je suis Nadie la Mémoire et je te chasserais sans relâche pour te livrer à l'Oubli. Crains-moi, car tu es ma Proie et je serais ta Fin para siempre jamás.

Je frissonne malgré moi en l'entendant proférer ces mots mais ne me retourne pas. Ya orr'e et moi disparaissons dans les ténèbres de la canopée. Une Mère attend ses enfants.

Foutu coup de pied qu’il n’a pas vu venir. La douleur irradie, lui chatouille la gorge et sa jambe cède sous lui. Un instant Scar pense qu’il est fini ; si sa rotule a lâché et avec son état actuel il n’a aucune chance de vaincre le pirate.

Malgré tout le Rouge n’abandonne pas. Le Roi meurt mais pas comme ça. Même le sabre de son adversaire fiché au fond du bide il trouvera un moyen de l’étrangler. Le sacrifice ne lui a jamais fait peur.

Mais ils n’en sont pas encore là, son genou semble fonctionnel malgré la contusion. Pas le temps de réfléchir, avec un cri de guerre le Chef profite qu’ils soient tous deux au sol pour bondir sur le pirate, s’écrasant de tout son poids sur son torse.

Il a bien vu à quel point le bâtard est rapide avec sa lame, aucun problème à dévier sa lance. Par terre elle lui sera moins utile et le Sentinelle a suffisamment confiance en ses capacités pour ne pas se faire embrocher le dos par mégarde.

La lutte, le corps à corps, c’est son domaine. Des décennies qu’il s’entraîne et affine ses techniques. Il a moins de force brute qu’à l’accoutumé mais va essayer de tourner celle de son ennemi à son avantage.

Cherchant à bloquer les bras du pirate de ses cuisses, ses muscles se bandent et son poing vise le nez. Il espère réussir à l’assommer suffisamment pour l’achever ensuite.

La fissure du cartilage sous ses phalanges électrise le Rouge qui connaît bien la sensation maintes fois reçue et donnée. Quelques gouttes de sang atterrissent sur son visage et ses lèvres, saveur métallique dont il se serait volontiers passé mais qu'il ignore tout comme son épuisement qui commence à pointer.

Soudain, sans qu'il ait rien vu venir, la douleur irradie à travers tout son bras et il laisse échapper un cri blessé. Le bâtard l'a mordu et lui renvoie à la gueule sa chair arrachée. Scar peut sentir la chaleur de la plaie, le sang qui coule et nappe sa main d'une tiédeur fumante dans l'air glacé.

Cette fois le Chef rugit de rage, bien décidé à en finir et le buter. Mais alors qu'il libère sa main valide pour chercher l'un de ses petits couteaux, l'autre ordure lui crache une bouchée pleine de terre dans les yeux, l'aveuglant le temps de quelques précieuses secondes.

Il sent le coup venir avant l'impact. Son nez craque et le bruit semble se répéter dans tout son crâne. La souffrance s'ajoute à celle de sa main et de son genou, il halète de douleur et de fatigue mais n'abandonne pas. S'il crève tant pis, il donnera jusqu'à sa dernière once d'énergie pour emporter le pirate avec lui.

Même sonné, il est parvenu à récupérer l'une de ses fines lames qu'il abat au hasard sur son adversaire n'ayant pas le temps et la capacité immédiate de viser. Avec un peu de chance il se fichera dans son oeil ou sa gorge mais n'importe quel morceau de viande qu'il parviendra à toucher lui rapportera quelques instants essentiels.

Son esprit et ses sens, du moins ce qu'il en reste aux vues de son état, sont presque entièrement focalisés sur le combat mais il lui semble vaguement entendre des pas approcher, peut-être quelques cris lancés.