Owl s'en souvient. Il était à l'infirmerie -ou ce qui sert d'infirmerie au Canyon- et comme d'habitude il y avait trop à faire. Trop de gens malades, blessés, angoissés. Trop de gens sur qui veiller. Combien de fois Owl a-t-il maudit Soul dans son fort intérieur ? Oui, il était parti chercher les perdus, les disparus. Mais le Canyon aurait bien eu besoin d'un soigneur supplémentaire. De dix de plus, même. Un rire usé et acide, et Owl balayait tout ça, tout son épuisement aussi. AVec des airs de déjà vu, il accueillait quiconque avait besoin de soin, prenait sur son temps de repos pour veiller que tout aille au mieux. Un jour, il s'écroulera, évidemment. Mais pas aujourd'hui, non.

Owl a perdu un peu plus de son energie et de sa force, à tout dirstribuer pour les autres. Ses rares moments de repos passés avec ses amis, comme Rainbow, Her, et Tim, sont ses véritables recharges. Mais ça ne suffit pas, non. Ce serait trop simple.

L'infirmerie, la nuit. Tout le monde dormait, et comme à son habitude Owl veillait sur une chaise. Un truc tournoyait dans sa caboche, sans qu'il ne parvienne à savoir quoi. La pensée ne voulait pas se révéler, il avait fini par prendre son mal en patiencec. Une soigneur était venue l'accompagner, et ils avaient doucement discutés dans la pénombre. Le Masseur la soupçonnait d'avoir peur de la solitude des insomniaques au milieu des endormis. Il l'avait massé un peu, pour qu'elle se détende. Ca avait fini par payer. La nuit, paisible, avait avancé. Owl avait repensé aux gens, au camp. Aux transformations de leur vie, du climat, de l'île toute entière. Tout, pour garder à distance ses propre fantomes. C'est qu'ils ne sont jamais loin, désormais. La poussière, il la sent toujours sur lui, en lui. Est-il un reste du passé ? Un fantôme qui refuse de se laisser aller et de quitter les Hommes ? Peut-être.

La nuit avait avancé, et la soigneure lui avait même fait un thé. Et c'est là qu'il s'était souvenu. Pourquoi ce moment précis, pourquoi ce thé là ? Peut-être parce que pour une fois ce n'est pas lui qui se l'était préparé. Peut-être. Toujours est-il qu'il s'était souvenu, soudain, que l'infirmerie n'est pas le seul endroit où le souffle des gens doit être gardé. Il s'était soudain rappelé d'une autre personne à veiller, tout aussi précieuse. Les ombres de ses fantômes lui riaient au nez, et ses angoisses étaient revenues sans délicatesse ni signe avant coureur. Voilà bien longtemps qu'Owl a des crises de Poussière, où soudain son coeur s'emballe, le décor change, et il vérifie un à un les souffles de chaque personne endormie sous son toit. Green avait assisté à une de ses crises, sans forcement l'avoir remarqué. Et tant d'autres, au fond. Owl est un intrus chez les enfants, à naviguer entre le monde des morts et celui des vivants.

Il avait salué la soigneur, l'avait rassuré d'un sourire. Il lui avait dit qu'il avait besoin de prendre l'air et vérifier un truc. Incertaine à l'idée de se retrouver seule, elle avait fini par sourire en retour à l'assurance que la prochaine relève allait très bientôt arriver. Parfois quand Owl retire son manteau de sel, il donne envie de lui faire confiance. Tout ira bien. Et c'est ainsi qu'il était sorti dans le froid.

Ses membres lui paraissaient si lourds. Son corps si pesant. Le jour, pour autant qu'il y en ait un au dessus de ces maudits nuages, le jour commençait à peine. A longues et lentes foulées, il avait erré dans le campement avant de finalement s'arrêter devant une tente. Une qu'il avait souvent visité, de plus en plus souvent. Joy. Sa tendre Joy, qu'au fond il estime bien être son amarre émotionnelle que Mary. A cela, rien d'étonnant. A catimini, il était entré. Et un truc clochait. Il l'avait tout de suite senti.

C'est bon, elle dort.
Non. Non, non, non.

Il ets là, dans l'entrée. Immobile pendant quelques instant. Nouvelle angoisse, il revoit une femme -toujours la même- sur sa chaise, il sent une main minuscule attraper la sienne et le guide vers la silhouette emmitoufflée sous les pelisses. Un bras pend hors du lit, négligemment. Avec délicatesse, Owl s'agenouille près de Joy et saisit sa main et son poignet pour les placer sur son ventre. Il l'ausculte, cherche le moindre indice pour lui prouver qu'il a tort. Elle ne bouge pas, plus du tout. Le pouls est muet, le souffle éteint. Owl aussi. Il contemple la jeune fille -c'est pas toi Joy, non, ça peut pas être toi- et ne réalise qu'avec un temps de retard que ses joues sont innondées de sel humide. Ses mains tremblent, et pour une fois il ne sait pas trop ce qu'il devrait faire. Ce n'est pas la première personne qui meurt, pourtant. Il connait le protocole. Mais ça lui semble absurde. Impossible. Alors, par automatisme, le Masseur accompli son job : il est soigneur, ausculte, cherche des indications du comment et du pourquoi et du quand. Il n'y a pas grand chose, à vrai dire. Pas de combat visible, pas de traces suspectes. Overdose ? Possible.

Comme assommé, Owl pose sa tête contre la jeune fille, tenant toujours la main de celle-ci. Il ne pense à rien, et à trop de choses à la fois. C'est comme une tempêtes de pensées qui vont trop vite et trop fort pour qu'il puisse les attraper et les examiner. Tout ce qu'il sait, c'est qu'il mouille la couverture en silence.

C'est bon, elle dort.

Quand enfin il se redresse, la clarté du jour éclaire un peu l'intérieur. Du revers de sa main libre -il n'ose pas lâcher la tienne, pas encore- le soigneur sèche ses yeux. Il y a un douloureux air de déjà vu à toute cette histoire. Autour, tes affaires sont un peu en désordre. Ta réserve, Joy, a visiblement été pillée. Il en manque une bonne partie. Owl le sait, parce qu'il surveillait ça, mine de rien. Plus d'une fois il était venu dans ta tente, pour parler avec toi, te masser un peu, te tenir compagnie. C'était des moments de répis à leur façon, de précieux instants partagés. Il t'aimait, tu sais ? Oui, tu le savais sans doute. Il espère que tu le savais. Il t'aimait, vraiment. Mais sans rien de romantique, oh. Non, c'était plus pur, pour autant que ça veuille dire quelque chose. Et malgré tout, il a failli. Il n'a pas su te protéger, veiller sur toi. Il n'a pas su te garder de la Faucheuse.

Se dépliant avec difficulté, Owl se redresse et inspecte un peu plus la tente. Quelqu'un est venu. Quelqu'un a pris de ce fameux stock, supposément ? Mais surtout.. Soit cette personne a découvert le corps avant lui, et a priori s'est gardé d'en parler, soit.. Non. Owl ne veut pas imaginer ça. Pas un meurtre, pas ici. Il y a déjà assez de merdes à gérer. Mais il demandera discrètement autour si on  a vu des gens près de la tente. Peut-être que Her pourra l'aider ?

Ses mains trembles, ses membres lui paraissent si lourds. Les fantômes pèsent-ils ? Est-ce pour cela qu'il se sent toujours épuisé, à supporter le poids de tous ses disparus ?

Un regard vers toi, des larmes qui ne sont pas loin. Il va falloir annoncer la nouvelle. Prendre des mesures. En un sens, il préfère être celui qui porte cette charge plutôt que ce soit n'importe quel autre de tes enfants. Owl s'approche de toi. Il arrange tes mèches, et dépose un baiser sur ton front. Toi, il le sait, il ne t'oubliera pas.

- Toi aussi tu viendras me tenir compagnie, pendant mes insomnies ?

La Poussière est toujours présente, elle envahit tout, s'infiltre dans le moindre recoin de son âme. Avec un soupir et l'impression d'avoir mille ans, le soigneur se détourne et sort de la tente. Dehors, tout est si lumineux en comparaison qu'il cligne des yeux. Le camp est encore désert, il est tôt. A quelque mètre, pourtant, quelqu'un qui marche. Il entend les pas, avant même de se tourner vers toi et de te voir. Pinçant les lèvres pour se contenir, il s'avance vers toi. Owl a une mine affreuse, même pour ses standards, et il le sait. Son regard bicolore te harponne, y cherche une prise. Un soutien.

- Faut que tu vienne, c'est Joy.

Comment expliquer ? Son acide, son impassibilité lui font défaut. C'est ça, de perdre une ancre. Il s'en rappelle maintenant : on se sent comme un enfant à nouveau, et pourtant si vieux.

- S'il te plaît.

Il ne se sent pas la force de dire quoi que ce soit de plus, mais ses yeux parlent pour lui.