Elle avait raison, Morrigan, sur le monde ordinaire. Le temps avait continué sa course, et même si les chemins qui avaient mené bien des gens sur l'Île puisaient dans bien des époques, sur ces terres les choses revêtaient un masque bien différent. Jamais aucun d'eux ne retrouverait ceux qu'ils ont un jour laissés. La remarque que Marthe laissa en rapport au possible départ de la magicienne fut accompagnée d'une réponse sèche. Allan n'avait pas su dire si la fille de joie avait tenté l'humour ou si elle avait été sérieuse. Il ne préféra pas s'en mêler, il n'avait absolument aucun droit de la sorte. Mais il fallait avouer que l'ambiance avait bien été refroidie. L'Inquisiteur pouvait donc mettre de côté son projet premier, la fille de Lady Ruby n'étant probablement plus vraiment disposée... et forcer la main le répugnait sans doute bien plus que les démons.

S'il devait changer de plan, autant que cela soit pour troquer un péché pour un autre, à savoir plus d'alcool. Et non, l'humour n'était pas son domaine. Il était plus doué dans le souci, ou la haine. Puis la molécule joyeuse fit son oeuvre, déliant les langues. La Horla devenait bavarde sur elle-même, délivrant ainsi ses projets. Allan, lui était calmé par le breuvage, mais sans en perdre encore la capacité de discernement. Les mots que la jeune femme formulait étonnèrent le matelot. Il tiquait quand même sur la sorcellerie. Pensant que cela devrait rester au bayou, la séparation et les savoir sous les ordres d'un être en chair donnait un semblant d'ordre.

Allan se frotta les yeux, comme pour être sûr d'être bien éveillé. Il posa sa bouteille sur la table, et observa un instant Morrigan. Probablement pour mieux mettre les mots dans l'ordre.

- T'as conscience que... ici les gosses c'est la bête noire du Capitaine ? C'est vrai que depuis l'temps, il s'est un peu adouci sur quelques règles comme... les femmes au port et ensuite celles sur le navire. Mais les gosses, il aime toujours pas.

La dernière phrase avait été dite en secouant un peu la tête à la négative, avant de reprendre une gorgée de bière. Puis un soupir, bizarrement les gamins lui évoquaient soit les âmes damnées de Peter Pan, soit une forme d'inquiétude. Comme un devoir, la responsabilité adulte face à l'enfance. Il finit par laisser un rire s'échapper.

- J'dis ça, mais je peux pas te jeter la pierre. Ça m'est arrivé, une fois...

Il hésita, puis se reprit.

- ... deux fois. J'ai aidé et protégé deux gamines du Grand Arbre, c'était un genre d'instinct. Je pense. J'ai cru qu'elles pouvaient penser par elles-mêmes au lieu de suivre leur roi absurde. J'y ai cru voir une chose du passé...

Il grimaça en regardant sa bouteille, pas très convaincu de s'entendre parler. Finissant de rouler des yeux de son propre aveux, il retrouva Morrigan pour absolument ajouter un détail important. L'Inquisiteur ne voulait pas que cela s'ébruite, bien qu'il pourrait aisément nier, on ne remettrait pas en cause sa loyauté. Les bûchers étaient un peu comme des rappels sur les sables.

- T'en parle pas autour de toi, prends ça comme sous le serment d'hippocrate.

Allan avait désigné la femme d'un index détaché des autres doigts enroulés autour de la bière. L'air bien sérieux qui le caractérisait, renfrogné aussi sans doute. Décidément, les enfants perdus n'étaient que des sources d'ennuis. Ils menaient à la discorde. L'Inquisiteur se passa la main libre sur la barbe d'à peine un trio de jours, il réfléchissait.

- Pour y revenir, les enfants, je ne pense vraiment pas que leur offrir une vie ici serait un cadeau... Tu serais prête à perdre à nouveau des êtres aimés ?

Il n'en avait pas le souvenir, mais l'autre monde n'avait pas non plus été un cadeau pour les siens... d'enfants. Un petit pincement au coeur se fit sentir. Et la question posée avait été dite en pesant soigneusement les mots, car il fallait avouer que sur ces terres beaucoup mouraient. Qui savait encore ce que les plus grands préparaient ? Pourquoi pas une extermination des pirates ? Des humains ? Les attaches étaient si douloureuses.

Apparemment, et bien qu'en effet l'Inquisiteur n'avait pas la tête d'un être aux valeurs fragiles au premier regard, Morrigan allait tenir sa langue. Une bonne chose, bien que le matelot devait tout de même approuver que l'image faisait plus que les mots dans certains cas. Et de toute manière, la magicienne entreprenait déjà de répondre à la question importante. Elle ne parlait pas de la possibilité que des hypothétiques progénitures risquaient de mourir et donc d'à nouveau blesser les liens d'affection. Allan n'insista pas, ce n'était pas réellement son problème. Bien que son éducation lointaine prônait les naissances, ici il était question de déjà tenter de garder les vies présentes en un seul morceau.

Il buvait à nouveau au goulot de la bouteille quand la Horla ajouta une question qui eu le pouvoir de faire avaler l'alcool de travers. Une toux, et le matelot laissa le récipient en verre sur la table en se passant la main sur la bouche avant de regarder Morrigan d'abord d'un air ahurit. Puis il rit lorsque la jeune femme finissait en éclat elle aussi.

- J'en ai pas, enfin... pas que je m'en souvienne. La chose la plus proche de ça ce n'est qu'un allumé cartographe qui porte le même nom que moi.

Il haussa les épaules.

- Mais j'imagine que Lorden est simplement un nom très commun. Comme les Velvet et Steel parmi nos collègues.

Puisque Hook avait exigé de ses pirates qu'ils aient tous un nom de famille, et que ceux qui n'avaient pas d'idée pourraient porter Velvet pour ceux de la terre et Steel pour ceux de la mer. Une nouvelle envie du capitaine pour différencier encore plus les adultes sous ses ordres, des vermines qui adoraient Peter Pan. À cette pensée, Allan ne put s'empêcher d'ajouter une chose...

- Sinon, je dirais que la dernière garçonne perdue que j'ai aidé et avec qui j'ai passé du temps avait peut-être réveillé un sentiment étrange que rien ici n'a en comparaison. Peut-être un reste lointain.

Il rit jaune, la sensation d'être père était un lien particulier. Il ne lui restait de cela qu'une forme d'impuissance lorsque la femme portait un enfant, mais qu'il devait tout faire pour protéger de tous les maux. L'Inquisiteur ne pouvait pas s'en souvenir, cependant dans son ancien monde il avait dû être féroce pour protéger ses filles des vautours. Allan avait cette éducation ancienne de l'homme, mais jamais il n'avait pu se résoudre à laisser l'irrespect de certains se poser sur ceux qui portaient son nom.

L'idée que la femme soit une poule dont ont ne cherchait que les oeufs ne lui plaisait pas particulièrement, au moins ces convictions-là étaient restées les mêmes. Auparavant, même encore à ce jours probablement, il savait que des pirates se servaient des squaws ou de garçonnes pour leurs bas instincts. Mais l'Inquisiteur, les voyant comme des pactisants ou des démons, cela ne lui évoquait rien de faisable. Et il n'y voyait pas le plaisir dans ce genre de torture. Il préférait de temps en temps passer à la maison close, restant un client sans problème ni lubies étranges. Il paraissait très banal sur ce plan en comparaison à d'autres.

Après tout, Allan ne pensait pas être une mauvaise personne. Pour lui, tuer ces enfants ne faisait que les purifier et leur donner le repos. Mais s'il apprenait à quel point il était dans le faux... sans doute qu'il n'apprécierait pas l'entendre. À moins que le déni ne se charge de faire ignorer.

L'Inquisiteur était si fragmenté, les causes et conséquences qui ont formé ses croyances n'étaient plus liées.

Il regarda la porte par laquelle Marthe s'était éclipsée vexée.

- J'ai déjà quelques bâtards sans doute... dans le ventre du crocodile ou morts des aiguilles de faiseuses d'anges. Au moins, ils ne sont pas tombés entre les mains du démon Pan.

Puis le regard retomba sur la diseuse de bonne aventure, il se demandait encore comment pouvait-on vouloir faire une lignée sur ces terres si compliquées. Mais peut-être était-ce le besoin des choses occultes, ces choses que l'Inquisiteur préférait ignorer dans son camp. Juste tolérer, aider à titre purement loyal, mais il continuerait à traiter Peter Pan de démon qui arrache les âmes d'enfants.

- Et si c'est un géniteur qui t'intéresse, sur cette Île peut-être que tu devrais chercher ceux qui porteront de bons attributs. Seuls les plus forts persistes, ou sinon il faut trouver qui pourra protéger. Survivre à sa progéniture est probablement ce que je ne souhaiterais jamais à un ennemi.

Il en parlait comme s'il savait, comme s'il connaissait cette douleur particulière. Allan se surprenait à s'entendre dire ces mots, un air un peu surpris était passé en courant d'air sur son visage avant que le pirate ne se réfugia dans une nouvelle gorgée.

Celle qui pouvait entendre les mots des cartes exposait un projet qui, dans le monde ordinaire, faisait sens. Cela sonnait comme une évidence absolue, comme si les Hommes ne naissaient que pour faire naître en retour. Uniquement pour marquer le temps sur terre, puisque les âmes éternelles seraient un jour ou l'autre rappelées à leur Créateur. Mais voilà, en ces terres imaginaires... l'immortalité s'était imprégnée dans leurs chairs. Allan se demandait si une fois son esprit libéré de son enveloppe, il allait retrouver la mémoire et pourrait-il rejoindre les siens. S'il en avait eu un jour, s'il n'était pas destiné à l'Enfer... Il ne se faisait pas d'illusion, la vie de pirate l'avait sûrement fait enfreindre bien d'un commandement. Mais le Seigneur pardonnait toujours, tant que le coeur était sincère. Il devait y avoir une raison aux actes. Le monde n'avait rien de noir ou blanc, seuls les démons portaient la noirceur du Mal.

Le doux rêve de Morrigan paraissait si innocent et inconscient de la réalité, et pourtant elle avait connu le massacre des siens. Pour elle, était-ce cette Île qui porterait le rôle que le monde ordinaire n'avait pas été capable de lui offrir ? L'Inquisiteur n'appréciait toujours pas la sorcellerie, mais il différenciait parfois la magie innée de celle que l'on voulait acquérir par l'avidité. Et pourtant, ce monde faisait brûler la cicatrice sur sa main, la trace d'un passé à jamais hors de sa portée. Bien que là, les mots de la Horla lui firent regarder précisément cet éclat d'Avant enraciné dans la peau. Il hésitait, il se demandait aussi... est-ce qu'il avait voulu oublier ? Et si... l'Inquisiteur s'éloignait de la magie justement par peur de que des clés puissent ouvrir ce qu'il avait gardé enfermé ? Savait-il que sans sa mémoire il était capable de faiblir ? L'esprit se tordait entre ses vérités et les quelques zones d'ombres où l'incohérence était évidente car dénuée de ses racines. La proposition faisait un peu de chemin dans la tête de mule du matelot, mais d'abord il eut un discours un peu amer.

- Le champ de bataille te manquerait dis-tu ? Je dois avouer que... je pense qu'au contraire il ne te quitterait plus jamais alors.

Cette cicatrice brûlait, comme le fer rouge sur le cuir des bêtes. L'alcool avait été délaissé, les phalanges de droite parcouraient la difformité du dos de cette étrange main gauche. Un peu tremblantes, le corps savait encore mais pas l'âme. Allan savait que cet épiderme avait été le résultat d'un de ces combats.

- Je pense que tu devras mener une guerre éternelle envers ceux qui voudront du mal à tes êtres chers, que ce soit Hook ou Peter Pan, ce sera contre l'île entière. Personne n'est digne de confiance pour ceux qu'on aime, il ne faut... jamais s'en séparer ni en douter...

La fin de ses mots était hésitante, comme s'il recollait des vagues restes. Des miettes. L'incompréhension de son propre discours se lut dans son regard où la fière ride du lion se teintait de l'interrogation. Il ne se comprenait pas lui-même, il eut le réflex étrange de regarder à nouveau derrière lui. Comme s'il s'attendait à ce qu'une attaque vienne à lui. Il se passa une main sur le visage, exaspéré par sa carcasse fragmentée. Il repensa aux mots du prêtre du navire, puis les yeux sombres tombèrent à nouveau sur Morrigan. L'air sans manière de celle-ci avait le dont de l'agacer d'ailleurs, mais difficile de lui en vouloir. Ils étaient dans un port de pirates après tout, rien à voir avec de la noblesse. Il n'y avait que quelques étranges oiseaux habitués à ces manies de hautes société. Le capitaine lui-même en l'occurence, en faisait parti.

Un soupir finit enfin par se faire entendre, léger.

- Soit... je succombe à la curiosité.

Il regrettait un peu, par inquiétude.

- Promets juste que tu ne t'abaisseras pas à jouer un quelconque mauvais tour.

Allan demandait déjà pardon dans son âme à qui veuille l'entendre, mais il avait l'impression de tourner en rond. Il détestait réellement être sans savoir ce qui l'avait fait. Et, l'île dévorerait sans doute ce qu'il voudrait oublier à nouveau.

- Qu'est-ce que je dois faire ?

Comme s'il était chez un arracheur de dents, un peu brusque mais plus parce qu'il appréhendait qu'autre chose. Allan ne saisissait pas le moins du monde pour quelle raison ce sentiment venait en lui, comme s'il savait que quelque chose allait être compliquée.

Beyond Hill and Dale

Probablement cela vaudrait bien des tortures de céder aux avantages de la sorcellerie. Probablement que plus d'un homme avait été accusé d'avoir pris part aux sabbats, d'avoir été détourné du chemin de la lumière pour contempler la facilité offerte par la Bête. Cependant, Allan essayait de se concentrer sur ses longues discussions avec le prêtre du Jolly Roger plutôt que le marteau des sorcières. Les diverses contradictions, il les ressentait. Il savait que quelque chose ne tournait pas rond. Et pourtant, il restait persuadé avoir fait ce qui était juste. Qu'il ne faisait que protéger les siens, les pirates de mer et de terre confondus, en libérant les âmes volées par Peter Pan.

Le coeur demeurait toujours pris sous une pierre de peine sans racine, sans origine concrète. Pourquoi cette impression qu'il n'avait pas besoin de rentrer dans le monde ordinaire alors qu'ici était l'Enfer ? Pourquoi cette foutue carte de pendu l'avait tant dégoûté ? Il avait dépecé, torturé ou encore brûlé à vif natifs et enfants perdus. Et une simple illustration lui avait soulevé le battant ?

L'Inquisiteur se résignait, se concentrant toujours sur ce que le Frère avait dit. Et si c'était Dieu lui-même qui les avait envoyés ici pour quelque chose ? Une épreuve, un jeu pour les laver d'erreurs passées. Un moyen de se racheter. Cette théorie ne plaisait pas à Allan, mais à cet instant, il était tant pris de doute et un peu d'alcool, qu'il cédait à la curiosité. Au besoin de réponses.

La blague qui vint mettre fin aux pensées qui tournaient en rond, le rire aussi d'ailleurs. Puis, ce fut les indications ainsi que les mises en gardes. Le matelot n'espérait pas grand chose, il ne demanderait pas plus que ce qu'il en ressortirait. Il ne toucherait que cette fois-ci à la sorcellerie, de plus, il commençait à se demander ce qu'il en était avec ceux du bayou. Ici, la magie demeurait entre les mains de créatures, de fées, de sirènes, de Peter Pan et du bayou. Il y avait bel et bien les Trois qui avaient eu droit à la magie noire, de la part d'une des sorcières importantes. Cet univers lui paraissait plein de potentiels ennemis. La Horla se trouvait dans plusieurs potentiels champs de batailles, selon lui du moins.

- Si tu souhaites te jouer de moi, aie la gentillesse de me changer en rat plutôt qu'en crapaud.

Allan avait toujours aimé les rats, ce fut sa réponse unique après avoir enregistré les informations sur ce qu'il avait à faire. La flamme noire qui jaillit de la bougie de même couleur souleva laissa un instant le pirate perplexe. On disait de la cire noire qu'elle venait de la graisse des humains. Par contre, le feu sombre laissa l'esprit une nouvelle pensée.

- S'ils ne sont que le bien, pourquoi sont-ils de noirs vêtus traînant le macabre ?

Lointaine suite de mots, quelque chose d'avant, sans racine ni sens pour l'Inquisiteur. Allan se reprit et trouva donc place au sol, il avait laissé son sabre sur le divan pour ne pas être gêné par l'arme, il n'était pas douillet mais imaginait déjà les os les plus proche de la peau rencontrer le bois du plancher. Il ne dirait rien, il se contenta de jeter un oeil derrière lui. Avec cette inquiétude étrange que l'on vienne planter un couteau dans le dos. Il se massa une tempe, exaspéré de cette "habitude".

- Je ferai de mon mieux, je n'ai jamais été un bon nageur.

Retenir sa respiration, il saurait le faire, mais probablement pas plus longtemps que la majorité des gens.

Morrigan parlait de la couleur noire, Allan ne comprit pas tout de suite pourquoi, mais il se souvint avoir pensé. Il se rendit donc compte qu'il avait parlé à voix haute. Il voulu se reprendre mais finalement, il n'en fit rien. Il aurait été incapable de dire d'où lui venait cette question, mais ça avait toujours été dans sa tête. Et il savait que ça s'adressait à lui-même ainsi qu'à l'Eglise, et non envers les sorciers. Ce qui était étrange. Toutes ces incohérences en lui-même ne l'aidait jamais à bien dormir.

Il retint son souffle, toujours avec une pointe de retenue dans l'esprit. Quelque chose qui s'inquiétait, qui n'avait pas confiance.

Puis, ce fut la nuit.

Comme une plongée au fond d'un océan d'abysses, les vagues dessinèrent des formes, des couleurs et enfin de la lumière. Une scène se discernait. Allan regardait ses mains, surprit de se retrouver sur ses pieds, et ailleurs. Il regardait autour de lui. C'était affreux. Il avait la sensation de savoir, de reconnaître, mais incapable de mettre la main sur le souvenir. Comme s'il voulait crier mais que jamais la voix ne se faisait entendre.

L'Inquisiteur releva les yeux sur Morrigan qui lui demandait s'il avait une réponse liée à ce lieu. Le regard allant partout, il finit par faire entendre des mots.

- ... Je ne sais pas où nous sommes, mais c'est comme si ça m'échappait.

Hésitant, un peu essoufflé par l'émotion inconnue, il se tournait. La route n'était que de terre, les maisons de bois et de briques. Mais bizarrement, le calme attendu pour la nuit n'y était pas. Des voix se firent entendre, des hommes qui frappaient à une porte. Les mots étaient étouffés, comme dans un scaphandre. L'Île ne laisserait jamais des souvenirs parvenir entiers.

Allan ressentit son coeur se serrer d'une angoisse comme jamais il n'en avait connue, les yeux grands ouverts... quelque chose le poussait à courir dans la direction de la petite foule d'homme qui avaient ordonné aux femmes de demeurer dans les habitations. Ils couraient, torches en mains, vers une forêt dénuée de feuillages. À cet instant, Allan ne pouvait plus réfléchir, il était plongé dans une émotion infernale. Une peur déchirante pour quelqu'un. À cet instant, des pentacles se gravaient sur les murs des maisons. Probablement inexistants lors du passé, mais fantasmé par l'Île.

Il courait, il traversa les arbres, mais peu à peu... il ralentissait. Il vit les silhouettes des gens qui regardaient quelque chose dans les branches. Une odeur putride s'empara des narines, mélange de sang et d'autres contenus des profondeurs humaines.

Allan se retrouva incapable d'avancer, il se laissa tomber genoux à terre. L'Inquisiteur ne voulait pas avancer. Les bibelots dans les branchages transpiraient la sorcellerie, celle traquée par les hommes du nouveau monde. Celle parodiée, celle des sorcières de Salem. Quelque chose en Allan savait ce qui se trouvait derrière les hommes qui étaient en train de murmurer. Allan savait qui était en train de hurler comme si son âme se déchirait. L'hurlement d'un père qui avait survécu à ses enfants.

Malgré tout, les yeux regardèrent dans le ciel, dans les griffes d'écorces. Des cordes. Des cordes au bout desquelles pendaient deux silhouettes nues, éventrées. Allan sentait les larmes noyer ses yeux. Incapable de comprendre la scène, mais son corps semblait se souvenir. Et savoir précisément la douleur de celui qui hurlait. Deux jeunes filles, innocentes, qui semblait avoir été malmenées par des actes sadiques et innommables. Le tout dans une mise en scène des plus barbares et visant clairement à signer un rituel.

Cette vision était infernale, ignoble et répugnante. Le pirate ne comprenait pas pourquoi cette vision le perturbait autant. Ça n'avait aucun sens pour lui, il sentait ses entrailles se tordre dans un cercle de douleur lointaine et oubliée. Les traces laissées par les racines de souvenirs à jamais dévorées par l'Île. Allan observa les arbres, le décor qui prenait place se voulait exotérique. Comme s'ils assistaient aux reste d'un sabbat diabolique qui avait sacrifié deux jeunes fillettes. Des sorciers qui auraient offert au Démon la chair et la torture de jeunes vierges.

L'Inquisiteur ne comprenait pas les larmes qui s'échappaient, il les essuya et observa sa main mouillée de quelques gouttes. Adressant un air abasourdi à sa propre chair.

Les hommes au loin hurlaient aux sorcières, accusaient les catins du Diable d'avoir fait ces actes barbares. La question posée par Morrigan décomposa le matelot. Un peu hésitant, il s'approcha de la scène immonde et puante des entrailles à l'air libre. Il passa au travers de silhouettes qui partirent en fumées pour se reformer après le passage de l'homme. La tête levée vers les corps que les personnages irréelles descendaient tant bien que mal.

- Je ne sais pas... un jour j'ai donné un vieux livre à une enfant perdue. Dedans il y avait marqué le nom de Camille.

Un temps, une inspiration en tournant la tête vers le second corps.

- Je crois que c'est elle.

Pourtant les visages étaient impossible à discerner. C'était confus, une brume lointaine difficile à arracher à l'Île. Lorden errait en ces terres depuis l'arrivée de Hook après tout...

Allan faisait tout pour garder la tête froide, mais la voix trahissait une peine immense venue d'un autre âge.

Un attroupement de silhouettes se formaient autour de l'une d'elles qui se trouvait agenouillée auprès du corps descendu. Elles hurlaient qu'il fallait agir, qu'il fallait aller brûler la sorcière. Qu'il fallait la faire payer. Déjà la troupe se mettait en marche vers le village. Allan les regardait s'éloigner à présent, comme l'ombre qui se relevait avant d'être emportée par d'autres qui lui disait que sa femme était la responsable.

L'Inquisiteur eut l'impression que le monde s'effondrait.

- Quelque chose ne... va pas.

Il se tenait la tête, ne pouvait pas empêcher des larmes de sortir et se détournait de la mise en scène étrange et ignoble.

La douleur qui naissait en Allan était plus perçante que celle d'un coup d'épée, plus violente qu'un canon broyant les os sur son passage. Le pirate sentait une chaleur l'envahir, puis du froid, la sensation d'un vide immense qui s'ouvrait sous ses pieds. Pourquoi cette scène le malmenait autant ? Il ne connaissait pas ces silhouettes, il ne connaissait pas ces fillettes. Et son coeur s'emballait, comme s'il avait peur. L'Inquisiteur ne comprenait pas, il était ahuri de voir des larmes couler sur ses joues. Il avait passé les doigts sur ces rivières salées regardant les gouttes briller sur la pulpe des doigts.

- Qu'est-ce que... ?

Murmure pour lui-même, cela faisait des siècles qu'il n'avait pas vu ses propres larmes. Lui qui était capable d'horreur à l'encontre de monstres ayant la forme d'enfants. Morrigan indiquait qu'ils pouvaient cesser, s'en aller, rester sur cette horrifique vision. Les cris de la foule attirèrent cependant son regard. Qu'advenait-il des corps des jeunes filles ? Impossible de savoir, déjà le noir envahissait les alentours. Probablement parce qu'Allan n'avait pas assisté à cela.

Il inspira longuement, les yeux levé vers le village où la lumière rouge s'emportait. Les cris d'une femme, mais tant intenses qu'ils semblaient venir d'une créature affrontant des démons invincibles. Là encore, l'Inquisiteur sentir son sang se glacer.

- Qu... quelles choses ?

Questionnant la diseuse de bonne aventure dans un souffle, il avançait très lentement vers la place du village, séchant ces foutues larmes qu'il ne comprenait pas. Les distances étaient faussement courtes, ils ne s'agissaient que de scènettes. Des échos de sons et les odeurs de fumées envahissaient le souvenir enfuit et en parti digéré à jamais par l'Île.

Le nom d'Allan retentit soudain, finissant d'effrayer l'homme qui avait toujours suivi le droit chemin. Etait-ce seulement vrai ? Ce qui donnait des frissons piquants et glacials à l'Inquisiteur, c'était cette voix de femme qui avait hurlé ce prénom dans appel désespéré. Ce hurlement que tous qui s'accrochaient à la vie avaient un jour crié à l'encontre de ceux qui représentait leur dernier espoir.

L'odeur. Allan la connaissait si bien, celle qui émanait des damnés qu'il laissait brûler sur les bûchers face à la mer.

La scène qui allait se présenter à eux, s'ils avançaient un peu plus, serait celle d'homme tirant une femme de sa maison. Une femme pleurant la mort de ses enfants, et hurlant son innocence. Une femme que l'ont accrochait à un bûcher. Faute de potence. Elle répétait sans cesse à son époux de l'aider. Celui-ci essayait mais ceux qui semblaient diriger l'en empêchaient et lui expliquaient les preuves à l'encontre de la mère de ses enfants.

Des mots qui s'envolaient en échos jusqu'à Allan qui avait l'impression que sa tête allait exploser, tant tout se contre-disaient.

- Morrigan, à quel point... tout ça est-il fiable ?

Les yeux figés sur la scène que Lorden n'osait approcher, croyant se reconnaître...

Des murmures s'envolaient de la foule alors que le bûcher s'allumait, déjà les rumeurs se propageaient et approuvaient ce que les hommes dirigeants avaient expliqués. Que la femme était une sorcière qui avait torturé ses propres filles pour les offrir au Démon.

Peut-être les détails ne se revêtaient pas d'exactitudes, la faute à l'Île dévorant tant de souvenirs, mais probablement le principal était présent. Ce qui avait forgé l'esprit, ce qui avait ordonné la ligne de conduite.