- On rentre.

La réponse me tire un tel soupir de soulagement que je n'ai pas le réflexe de lui retenir les doigts. Cette rupture de contact me glace. Il me présente sa pogne une coulure de secondes plus tard pour que je me lève à mon tour. Cette fois, je reste accrochée comme une moule à son rocher.

- Chu.. Chu désolée si ça fait boulet... Mais là d'suite, j'ai juste besoin d'savoir que chuis pas toute seule...

Risible, certes.
Pathétique, sans doute.
Néanmoins, c'est vrai. Et cette vérité n'est pas soluble dans un marais. Je suis un petit déchet qui cherche sa poubelle à roulette. Tracte-moi un peu, Justice, le temps que je reprenne ma verve et mon aplomb.

On marche.

On marche un moment, main dans la main, silencieusement. Le paysage mets du temps à changer de tonalité. Je me dis qu'il doit avoir froid, le cowboy, avec son mégot et sa chemise en lambeaux. J'hésite à lui proposer une de mes couches de pulls-ponchos. Une timidité incompréhensible me ligote la langue, pourtant. Jouer les meufs sympas c’est pas trop dans mes cordes. J'ai oublié la sensation et le mode d'emploi. C'est bizarre, les gens. Ça interprète tout de travers.

C'est pas si compliqué, putain ! Fais-le !

"Just, tu veux que j'te file mon sweat ?"
Vas-y.
Parle Nasty.
Sois gentille.
"Just, tu veux que j'te file mon sweat ?"

- Just.... C'est qui Tufty ?

Chier. C'est pas ce que je voulais dire...

Les premiers pas lui arrachent un soulagement inattendu. Plus il s’éloigne et plus sa respiration retrouve un rythme régulier. Le soulagement le conforte dans sa décision : il n’aurait pas pu poursuivre les recherches avec un tel niveau de pression.

Nasty ne l’a pas lâché.

— Chu.. Chu désolée si ça fait boulet... Mais là d'suite, j'ai juste besoin d'savoir que chuis pas toute seule...

— C’est pas un problème, il assure dans un haussement d’épaules.

Ils avancent et Just ne fait pas vraiment attention à ce qui se passe autour de lui. Heureusement pour lui, les nombreux dangers tapis dans l’ombre semblent avoir décidé de les ignorer.

Une trentaine de minutes passent.

— Just… C’est qui Tufty ?

La question lui fait l’effet d’une douche froide. Elle interrompt le cours de ses pensées, impose un blanc dans son esprit. Il entrouvre la bouche pour répondre mais tout ce qu’il entend en sortir c’est sa respiration. Irrégulière, courte.

Lentement, il tourne la tête. Il conserve une expression neutre mais son regard trahit une nervosité. Il y a comme une vibration dans l’air.

— Love est en cloque ? il demande sur un ton similaire.

Just se moque bien de la réponse. Mais il espère que Nasty renonce à le questionner si elle ne veut pas subir aussi un interrogatoire.

L'attitude du cowboy change brutalement. J'éprouve une sensation antique d'angoisse face au renversement d'atmosphère. Ma mère ponçait les silences de la même façon : en silex. S'ensuivait toujours grêle, foudre et obscurité. Frisson.

- Love est en cloque ?

Ricanement qui grince. Sale.
Je m'arrête, ma poigne se ressert sur la sienne pour le forcer à faire halte.

- OOOOooookay... Sujet touchy. J'vais pas t'forcer à la confidence, Just. Pas mon genre. Tu causes si t'as envie. Tu causes pas, c'est tant pis. On a aucune obligation l'un envers l'autre. Moi j'veux juste savoir si j'peux t'faire confiance.

Je m'approche, bravache. On a affronté la mort, yeux dans le yeux, je pense qu'on se doit au moins ça. Un peu d'honnêteté dans toute cette putain de gadoue.

- Apache t'considère comme un gars fiable et un veritable pote. Moi, j'te connais pas. J'aurais tendance à penser qu'on peut compter sur toi en cas d'situations merdiques, vu c'qu'on vient d'vivre, mais rien n'm'affirme qu't'essaiera pas d'nous la jouer à l'envers un jour ou l'autre. Je hausse les épaules. Moi, j'm'en cogne d'être sacrifié pour le Grand Projet, t'vois... Mais j'mourrais pas autrement et j'laiss'rais pass crever Apache. On est clair là d'ssus ?

Patiemment, j'attends sa réponse, regard-revolver en joue. On se la joue "O.K. Corral" si tu veux.

Mais il ne tient qu'à toi d'me laisser être ton alliée.

Sa réponse lui attire un ricanement grinçant. La Nasty ne se laisse pas démonter, bien au contraire. Elle tire sur son poignet pour le stopper dans sa course. Il s’arrête, docilement.

— OOOOooookay... Sujet touchy. J'vais pas t'forcer à la confidence, Just. Pas mon genre. Tu causes si t'as envie. Tu causes pas, c'est tant pis. On a aucune obligation l'un envers l'autre. Moi j'veux juste savoir si j'peux t'faire confiance

Ce discours tout en absence de subtilité abaisse ses défenses. Il n’a pas souvent l’occasion de parler comme ça sans détours. Ses épaules s’abaissent mais son regard acéré trahit une méfiance encore bien présente. Rien ne lui dit encore que Nasty ne cherchera pas à se renseigner sur lui par des moyens détournés.

Est-ce qu’il peut se permettre de la laisser faire ? Est-ce que la seule parole du Panda peut lui suffire ? Il n’en est pas certain.

— Apache t'considère comme un gars fiable et un veritable pote. Moi, j'te connais pas. J'aurais tendance à penser qu'on peut compter sur toi en cas d'situations merdiques, vu c'qu'on vient d'vivre, mais rien n'm'affirme qu't'essaiera pas d'nous la jouer à l'envers un jour ou l'autre. Moi, j'm'en cogne d'être sacrifié pour le Grand Projet, t'vois... Mais j'mourrais pas autrement et j'laiss'rais pass crever Apache. On est clair là d'ssus ?

C’est dingue ce qu’elle peut lâcher en si peu de temps. Just est peut-être plus impressionné par son débit que par son engagement à la cause. Il sent pourtant qu’elle est sincère, qu’elle n’est pas en train de lui mentir quand elle lui dit qu’elle est prête à mourir. Il les voit ces choses-là. Un sentiment de déjà-vu qu’il ne cherche pas top à décortiquer.

Nasty sera utile. La tuer serait une erreur. La tuer pour ça serait stupide. Et au fond, il n’en a pas vraiment envie. Il se rappelle comment il avait gagné la confiance d’Apache et comment Apache avait gagné la sienne : livrer en pâture un peu de sincérité. Juste ce qu’il faut et rien de plus.

— Très bien.

C’est finalement tout ce qu’il peut répondre à ça. Il ne sait pas à quoi exactement il est sensé répondre en priorité. Mais il a reçu le message, et il l’intègre.

— Désolé d’avoir réagi comme ça, il s’excuse, passant la main derrière sa nuque. C’est… Enfin… Après ce qui s’est passé je suis sûrement un peu sur les dents.

Qui ne le serait pas ? Il affiche un sourire un peu contrit pour montrer qu’il gère mais il est encore un peu retourné. Le sujet qu’il s’apprête à aborder est difficile, en plus mais sa voix ne trahit pas sa nervosité.

— Tufty est mon p’tit frère.

Le mensonge sort avec naturel. Il faut dire qu’il a de l’entraînement. Il en viendrait parfois à en oublier la vérité. Mais pour le reste, Just est sincère :

— Il s’est suicidé, c’était pas longtemps après notre arrivée…

Le reste sort plus difficilement. Il passe la langue sur ses lèvres pour les humecter. Il a la gorge sèche, soudain.

— J’étais parti pisser. Quand je suis revenu, il était mort.

Toute cette histoire est tragique de ridicule et pourtant c’est bien ce timing précieux qui lui a manqué. C’est fou de se dire que s’il s’était retenu un peu plus longtemps, sa vie aurait été radicalement différente.
Il pousse un soupire las, esquisse un sourire pas très convaincant, le regard perdu dans le vague. Penser à tout ça lui retourne un peu l’estomac.

— C’est comme ça. Ce genre de choses arrivent…

- Très bien.

Le cowboy danse la gigue, intérieurement. Son visage hésite sur la composition à adopter. J'ignore ce qui a fait mouche dans mon discour brut de décoffrage mais une corde résonne sur son banjo. C'est une certitude.

- Désolé d’avoir réagi comme ça, il se frotte la nuque. C’est… Enfin… Après ce qui s’est passé je suis sûrement un peu sur les dents.

Je n'interrompts pas Justice, laissant les mots s'extirper de son marais personnel à son rythme. Je soupçonne le gars si prudent, si avare de confessions, que l'Honnêteté fait figure d'Everest intime. Crapahute, gars, crapahute !

- Tufty est mon p’tit frère. Je fronce les sourcils. La Bête m'a appelée personnellement, pourquoi serait-ce différent pour Justice ? Il s’est suicidé, c’était pas longtemps après notre arrivée… J’étais parti pisser. Quand je suis revenu, il était mort. C’est comme ça. Ce genre de choses arrivent…
- Ouais... C'est moche.

Un silence file. Je presse toujours sa pogne. Une forme de condoléances. L'envie brusque de foutre une pichenette dans son chapeau me prend. Claquement de langue sur le palais et fin sourire, un peu tendre, pourtant.

On se ressemblent par certains côtés, toi et moi.

- C'pas tout à fait la vérité, hein ? J'ten veux pas, mec. C'est difficile de "se montrer"quand on est habitué à s'cacher. J'apprécie l'effort...

Je lâche ses doigts pour rajuster son couvre-chef.

- ...ça m'suffit. Un jour, pt'êt, tu auras envie d'me dire tout ce qui t'encombre.... Ou pas.

Un soupir las. Je me remets en route à ses côtés. Je poursuis sur le ton de la conversation.

- Pit a mis Love en cloque. Soul d'vait la faire avorter je n'sais où avant qu'le givre déboule. J'ai plus d'nouvelles depuis, alors qu'ce con a été vu vadrouillant au campement. Rire qui grince tristement. Je reprends sa formule : C'genre d'choses arrivent, y parait... C'est comme pour Trouble. On va pas s'mentir, c'est vain. Elle est morte et y'a qu'Patchy qui r'fuse de l'voir....

Je lève le pif vers lui d'un air de dire :

"T'en pense quoi, gars ?
Va falloir régler l'soucis, tu crois pas ?"

Il ne réalisait pas à quel point ça lui coûterait de lâcher l’info, aussi petite et imprécise soit-elle. Quelque part, il se dit qu’il pourrait s’en réjouir : avoir surmonté cette espèce d’épreuve sans trop lâcher prise. C’est signe qu’il commence à faire son deuil, à se détacher de tout ça. Mais en vérité, il se doute que ce n’est pas du tout le cas, et qu’il va avoir du mal à penser à autre chose, ces prochains jours.

Pendant un temps, Nasty arbore un silence presque cérémonieux. Un signe de respect inutile que Just se surprend à apprécier malgré tout.

— C'pas tout à fait la vérité, hein ?

Sa remarque lui fait l’effet d’une douche froide.

— J'ten veux pas, mec. C'est difficile de "se montrer"quand on est habitué à s'cacher. J'apprécie l'effort...

Le sentinelle reste stoïque mais tout en lui s’est crispé peu à peu. Il se demande qu’est-ce qui a mis Nasty sur la voie. Peut-être le fait que le monstre l’ait appelé lui Tufty, peut-être sa propre réaction de tout à l’heure. Pendant ce court laps de temps, il se voit attraper Nasty par le cou et la jeter contre un arbre. Il la voit ramasser le panda, resserrer ses mains sur sa gorge.
Ce serait facile.

Une main passe devant son regard un peu fixe, dépasse son champ de vision pour relever le bord de son chapeau qui glisse un peu trop devant.

— ...ça m'suffit. Un jour, pt'êt, tu auras envie d'me dire tout ce qui t'encombre.... Ou pas.

Cette simple phrase parvient à l’apaiser. Il n’est pas complètement convaincu mais elle réveille son bon sens. Non, Nasty est sincère quand elle lui dit qu’elle n’a pas l’intention de lui tirer les vers du nez. Mis à part sa perspicacité dérangeante, c’est une recrue fiable et précieuse pour Apache.

Et puis… il constate qu’au fond, il n’a pas envie de la tuer.

Alors il décide de compter sur sa parole, d’essayer de lui faire confiance sur ce coup. Nasty est le risque qu’il veut bien prendre. Un petit risque qu’il s’imagine à même de gérer.

Le Panda se replace à côté de lui et ils se remettent à marcher.

— Pit a mis Love en cloque. Soul d'vait la faire avorter je n'sais où avant qu'le givre déboule. J'ai plus d'nouvelles depuis, alors qu'ce con a été vu vadrouillant au campement. C'genre d'choses arrivent, y parait...

Il avait complètement oublié cette histoire et ne tenait pas particulièrement à faire la lumière dessus. Toutefois, il apprécie le geste et décide de ranger cette information dans un coin de sa tête. Ça pourrait lui être utile un jour face à Love ou Pit… ou même Nasty.

Cette dernière poursuit avec un rire qu’il sent forcé :

— C'est comme pour Trouble. On va pas s'mentir, c'est vain. Elle est morte et y'a qu'Patchy qui r'fuse de l'voir....

Elle met le doigt sur quelque chose d’important. Un problème dont il n’a pu parler à personne. Apache et sa foutue quête. Il lâche un soupir à son tour.

— Je sais. J’espérais qu’il se ferait à l’idée avec le temps mais il est très têtu.

Trouble a disparu depuis un certain maintenant et Apache est aussi motivé et mortifié qu’au premier jour. C’est inutile d’espérer qu’il abandonne les recherches de lui-même, il n’y croira que lorsqu’il trouvera le corps.

— C’est pas son truc d’abandonner ses potes, hein ? lance le sentinelle avec un sourire un peu triste.

Apache est un type bien. Sûrement trop bien pour eux. Mais si le bon type se met en danger, lui et tout son entourage… Il faut bien des types médiocres pour lui remettre les idées en place.

— J’attends la bonne occasion pour lui en parler.

L’affaire Pretty est devenue une de ses nouvelles priorités. Trouble peut attendre quelques jours au point où elle en est.

— Ce jour-là… Apache va péter les plombs. Il va m’en vouloir à mort, poursuit Justice très sûr de ses prédictions. Il aura besoin de quelqu’un d’autre pour le soutenir quand il fera son deuil.

Il lance un regard vers Nasty, du genre difficile à déchiffrer. Ça ressemble à un mélange de confiance et d’inquiétude, du genre qu’on lance quand on faire une requête à quelqu’un.

Un échange de regard, une respiration : la tension a mis les voiles. Le statu quo est posé entre nous, en toute sobriété. Notre petite guerre froide a été brève. Je choisis sciemment de t’offrir un secret, dude. En cela, tu rentres dans le cercle très fermé et ultra sélectif de ceux que j'estime. Vous êtes trois. (Trois et demi, s'il y reste quelque chose de Wrath sous sa coque glacée d'Orbleux. Trois 3/4 quand je me mens à moi même en me disant que Love est toujours en vie.) Parmi eux, il n'y en a qu'un qui me retourne son amitié pleine et entière.

Tu sais, bien qui.

Je te laisse le choix. Tu as le bâton pour me battre. Tu te prononces sur la sentence, si tu veux. Si un jour tu te décides à user de cette arme contre moi, attends-toi juste à bouffer de la déconvenue. Il existe, cependant, une autre possibilité : celle de devenir mon deuxième ami. Ce sera plus que le cumul de deux existences confondues. Aussi, je ne me montre pas trop gourmande. Tu feras bien ce que tu veux.

Tu auras mon respect quand même.

-Je sais. J’espérais qu’il se ferait à l’idée avec le temps mais il est très têtu. C’est pas son truc d’abandonner ses potes, hein ?
- Si c'était l'cas, on s'accroch'rait pas à lui comme des cons, pas vrai ? Je te rends ton sourire tragique. On y tient au hérisson, sous nos aires de coquilles vides. C'est un néons pour toutes les phalènes.
- J’attends la bonne occasion pour lui en parler.

Silence qui pèse, qui s'emplie du bruit de succion de nos pas dans la fange.

- Ce jour-là… Apache va péter les plombs.
- Y'a des chances.
- Il va m’en vouloir à mort
Je hausse un sourcil et te dévisage. L'ombre de ton chapeau plonge ton regard dans l'abîme.
- Pourquoi toi ? T'y es pour rien, pas plus qu'un autre j'veux dire. C'est la faute d'cette île et des chouin'ries du Pan qui fait valdinguer la météo. Ou bien d'un pirate, qu'est-ce qu'on en sait ?

Tu me regardes avec cette intensité de mec condamné. T'as l'air parfaitement sûr d'être foudroyé. Déglutition. Je ravale toutes les blagues merdiques qui m'arrivent par automatisme sur la langue. On cause sérieux, là.
On cause vrai.
J'attrape ton couvre-chef de cow-boy et le pose sur le sommet de ma tête, lissant le rebord entre le pouce et l'index. Sourire de sombrero. Echo du tien. Nous avons un deal, gadjo !

- Promesse.

Je serais là.
Je serais toujours là pour lui.

Et pour toi aussi, désormais.

- Bon, c'est quoi l'plan ? On lui trouve un cadavre sur lequel il pourra pleurer ? On falsifie une preuve de la mort de Trouble ? Genre un truc dont elle se s'rait jamais séparée ? J'ai pas envie d'lui mentir, mais mieux vaut un pieux mensonge qui clos définitivement l'affaire, que des paroles en l'air qui, d'toute façon, lui rentreront dans une esgourde pour sortir directe par l'autre sans effleurer le moins du monde sa conscience...

Un instant, ils échangent un regard. Just voit l’expression de Nasty se teinter de gravité alors qu’elle mesure l’importance de sa requête.

Le Panda met fin à ce silence solennel en lui piquant son chapeau. Sur le coup, le sentinelle réagit à peine mais ça l’amuse au fond. C’est bizarre comme tout le monde finit par passer par cet accessoire pour communiquer avec lui. Il y en a qui veulent le lui prendre, d’autres qui le sacralisent. C’est pourtant qu’un chapeau. Mais faut croire que ça fait partie de son personnage aussi sûrement que sa main est le prolongement de son bras.

— Promesse, fait Nasty.

Les lèvres de Just s’étirent en un sourire. Pas de ceux plein d’assurance qu’il affiche d’habitude, plutôt du genre qu’il laisse échapper quand quelque chose l’atteint.

Nasty, hein. Finalement Apache a peut-être bien fait. Peut-être. Seul le temps lui dira.

— Bon, c'est quoi l'plan ? On lui trouve un cadavre sur lequel il pourra pleurer ? On falsifie une preuve de la mort de Trouble ? Genre un truc dont elle se s'rait jamais séparée ? J'ai pas envie d'lui mentir, mais mieux vaut un pieux mensonge qui clos définitivement l'affaire, que des paroles en l'air qui, d'toute façon, lui rentreront dans une esgourde pour sortir directe par l'autre sans effleurer le moins du monde sa conscience...

Il cille. Elle vient de sortir tout ça d’une traite sans la moindre hésitation. Non pas que son stratagème le choque : il y avait même déjà pensé. Mais ça fait bizarre de l’entendre de la bouche de quelqu’un d’autre. C’est … moins facile de le prendre par-dessus la jambe.

— C’est pas la peine. Ce serait prendre beaucoup de risques pour pas grand-chose.

Il hésite un peu à rentrer dans les détails mais décide tout de même de lui expliquer ses raisons :

— Mettons qu’on trouve, un macchabée qui lui ressemble assez. On sera tout de même obligés de lui abimer la face – suffisamment pour qu’Apache ne voit la différence. On aurait une preuve, pas une évidence.

Il pousse un soupir. C’est long à expliquer et les longs discours c’est pas vraiment son truc :

—Pour Apache, Trouble est forcément vivante. Il refuse d’envisager l’autre possibilité alors on aura beau lui présenter des preuves, même très convaincantes… Tant qu’il y aura de la place pour le doute, il s’accrochera à son idée. Alors, tout ce qu’on réussirait à faire, c’est le braquer.

Ça sent le vécu dans sa voix. Peut-être parce que quelque part, ça lui rappelle une vieille affaire. Celle avec Fedora.

—Je n’aurai pas besoin de lui mentir : les faits parlent d’eux-mêmes. C’est devenu trop dangereux de continuer les recherches et les chances de retrouver ne serait-ce qu’on corps n’arrêtent pas de chuter.

Il sent un brin d’ironie dans la situation quand il se permet d’ajouter :

—Avec Apache, y’a rien de plus efficace que la sincérité.

- C’est pas la peine. Ce serait prendre beaucoup de risques pour pas grand-chose.
- Explique...
- Mettons qu’on trouve, un macchabée qui lui ressemble assez. On sera tout de même obligés de lui abîmer la face – suffisamment pour qu’Apache ne voit la différence. On aurait une preuve, pas une évidence.
- Sans vouloir t'vexer, j'vois pas bien la différence entre les deux.
- Pour Apache, Trouble est forcément vivante. Il refuse d’envisager l’autre possibilité alors on aura beau lui présenter des preuves, même très convaincantes… Tant qu’il y aura de la place pour le doute, il s’accrochera à son idée. Alors, tout ce qu’on réussirait à faire, c’est le braquer.

Je médite les paroles du Cowboy. Effectivement, présenté comme ça, l’obsession d'Apache me semble difficile à déboulonner.
Une part de moi jalouse un peu Trouble et cette volonté indéfectible de ne pas l'abandonner à son sort. Moi aussi, j'aimerais qu'on remue ciel et terre pour me retrouver si jamais je venais à disparaître.

Je sais aussi que personne ne se soucierait de mon absence.

- Je n’aurai pas besoin de lui mentir : les faits parlent d’eux-mêmes. C’est devenu trop dangereux de continuer les recherches et les chances de retrouver ne serait-ce qu’on corps n’arrêtent pas de chuter.
- Attends, attends, attends... J'pige pas un truc là ! Tu m'dis qu'il est pas possible de raisonner la bête avec des preuves tangibles et concrètes, mais tu veux l'convaincre avec du simple bon sens ? S'cuse-moi d't'le dire comme je pense... Mais y'a une couille dans le potage dans ton super plan.
- Avec Apache, y’a rien de plus efficace que la sincérité.
- ... En temps normal, j't'aurais dit oui, 100% d'accord avec toi. Mais... Est-ce qu'on est vraiment "en temps normal", Just ? Qu'est-ce qui est normal dans l'fait de poursuivre une gamine qui a zéro chance de survie dans le blizzard, avec juste sa bite et son couteau ? A partir d'quand l'espoir, ça s'transforme en folie furieuse ?

Je laisse filer un silence funeste. Je savoure l'ironie de mes propres paroles. Vessies, lanternes, et tout le toutim. Le bruit de nos godasses est la seule musique qui pèse dans l'air glacé du marais.

- Parfois... Parfois, j'me dis qu'il fait tout pour crever.... Sauf que, c'est pas la "bonne" sortie de scène, tu vois ?

La Révolte,
C'est pour ça qu'on doit se sacrifier,
et pas autre chose !

Nasty conteste et Just n’a pas l’habitude de rencontrer autant de résistance. C’est sûrement parce qu’il s’agit d’Apache. Rien n’est jamais simple quand on parle d’Apache.
Elle lui demande si c’est normal, son attitude (Merde, elle aussi. Elle aussi va vouloir débattre normalité). Bien sûr que non, c’est pas normal. Mais quand il s’agit d’Apache rien ne sert de comparer, Just n’en connait pas deux comme lui. Il a déjà rencontré des gens biens, des courageux, des excités, des idiots, des irrécupérables. Mais jamais tout ça à la fois.

— Parfois... Parfois, j'me dis qu'il fait tout pour crever.... Sauf que, c'est pas la "bonne" sortie de scène, tu vois ?

La bonne sortie. Ouais, il y a pensé. Dès sa première rencontre avec Apache, il a senti que c’était un gars qui fonce à pleine vitesse vers un précipice en tout connaissance de cause. Et dès qu’il l’a compris, il a pensé que le punk ferait un bon martyr, qu’un jour il lui serait plus utile mort que vivant.
Mais là, non. Ce serait trop con. Pas maintenant et pas comme ça.
Un frisson désagréable le parcourt.

Le sentinelle se fige, se baisse pour ramasser une pierre. D’un geste ample, il décoche un trait, la pierre termine sa course dans un buissons d’où s’échappe un cri inhumain. Un bête pas plus grande qu’un chien détale, trop vite pour qu’il puisse la distinguer.
Ouais. On va pas leur faire le coup deux fois.

— Je sais. Je le connais depuis son arrivée.

Et ce n’est pas la première fois qu’ils en arrivent là. La dernière fois, Just a cru bien faire en laissant le temps faire son travail. Maintenant, il sait que c’était une erreur.

Le sentinelle a un air las. C’est peut-être la fatigue qui le rattrape. Ou alors, c’est ce sentiment d’impuissance qui le hante ces derniers temps et qu’il a plus de mal à dissimuler. Quoiqu’il en soit, ça lui fait comme un coup de vieux. D’ailleurs, ça fait combien de temps qu’il traine sur cette île ? Il ne s’est jamais sérieusement posé la question.

— J’ai pas de solution idéale, Nasty. Tout ce que je te demande c’est de me faire confiance sur ce coup.

Il a beau savoir que c’est beaucoup lui demander, il ne sait pas faire autrement.

- Je sais. Je le connais depuis son arrivée.

Je t'offre un sourire entre amertume et envie. Moi je le connais juste depuis mon arrivée. Enfin, l'amitié c'est pas un concours de bite. Parfois, le dernier arrivé est bien plus fiable que celui qu'on compte parmi les meubles.

- J’ai pas de solution idéale, Nasty. Tout ce que je te demande c’est de me faire confiance sur ce coup.
- Mec, on vient de frôler la mort l'cul dans la gadoue. J'pense que ça fédère n'importe quels étrangers mieux qu'au fer à souder. Toi et moi, même galère, même horizon, frère.

J'ai un reniflement virile.
Mes mots sont sincères, t'en fait c'que tu veux. Paradoxalement, cette putain d'île nous offre trop de temps pour réfléchir et pas assez d’espérance de vie. Une éternité pour crever à chaque seconde : on savoure la subtilité mirifique du délire. On est des gosses, bordel ! Enfin, parfois je m'interroge... On reste des gamins pour toujours, mais j'pense que notre âme vieillit et elle s'use. T'as l'air d'un papy dans une robe de peau neuve, mon pauvre vieux. Ton chapeau cache pas tout, cow-boy et sans doute que j'aurais jamais assez de khôl pour maquiller mes larmes.

Condamnés à mûrir malgré nous.

Je me retourne brusquement pour faire face à Just. Je lui claque mes paumes sur ses deux joues. Rien de bien méchant, juste de quoi fouetter les sangs.

- Grandis pas, s'pèce d'trou du cul ! Je lui offre mon rire le plus grinçant, comme tu ferais tintinnabuler de la rocaille. On est qu'des enfants, Just... Ok ? Aujourd'hui on va s'contenter de notre p'tite victoire sur la Bestiole du Bayou et d'pas penser trop. Demain, nos problèmes ses s'ront pas barrés. Mais ce soir, j'nous dégote de la gnole et des clopes et on va s'enjailler, ok ?

Je glisse mon bras autour de son cou, en toute camaraderie.

- Allez, viens !

— Mec, on vient de frôler la mort l'cul dans la gadoue. J'pense que ça fédère n'importe quels étrangers mieux qu'au fer à souder. Toi et moi, même galère, même horizon, frère.

La réponse de Nasty l’aurait peut-être ému s’il n’était pas trop occupé à en décortiquer tous les mots. Elle semble le considérer comme un égal à présent. De sa part, c’est sans doute une marque de respect. Elle lui promet un genre de loyauté qui rime plus avec on plonge ensemble que je suis à tes ordres. Touchant, certes. Mais vague. Et c’est peut-être bien volontaire.

Il pourrait insister mais il y renonce. De toute façon, même si elle lui promettait de ne pas intervenir, il ne la croirait sûrement pas. Si elle envenime la situation, elle n’aura qu’à porter le chapeau. Et lui il ramassera les miettes, comme d’habitude.

D’un coup, elle se retourne et lui assène un regard brûlant, rempli d’une résolution mystérieuse. Just s’immobilise un peu surpris quand deux mains claquent sur ses joues. Pas un sursaut, seule une interrogation silencieuse passe dans son regard.

— Grandis pas, s'pèce d'trou du cul !

L’étonnement se change en perplexité, la perplexité en embarras. Quoi lui ? Grandir ?

On est qu'des enfants, Just... Ok ? Aujourd'hui on va s'contenter de notre p'tite victoire sur la Bestiole du Bayou et d'pas penser trop. Demain, nos problèmes ses s'ront pas barrés. Mais ce soir, j'nous dégote de la gnole et des clopes et on va s'enjailler, ok ?

— Mouais j’sais pas…

Ce n’est pas que la perspective de boire un coup avec elle ne le tente pas mais Nasty vient de mettre le doigt sur un truc. Et d’un coup, ça l’oblige à se remettre en question. Est-ce qu’il prend un coup de vieux ? Est-ce qu’il se prend la tête ? Il a pourtant pas l’impression de carburer plus que d’habitude.

Est-ce que…
Est-ce qu’il a vieilli ?

— Allez, viens !

Nasty insiste et la pression de son bras maigre autour de son cou l’oblige à se concentrer sur le présent, sur cette fille qui le fixe avec ses yeux charbonneux, qui lui sourit avec sa bouche cruelle.

Il s’attarde un peu sur cette face de fantôme et se surprend à se demander si elle a un goût d’encre.

— Bon ok.

Rester jeune mais pas trop non plus. Il met ses idées bizarres de côté, se concentre sur la suite du programme : ce soir, on lâche la pression.

— Je connais un coin tranquille près du camp.