Le Bayou était plongé dans son ordinaire obscurité. Son silence était lourd mais pas entier, car si l’on tendait bien l’oreille on pouvait percevoir, hormis le clapotis sinistre de ses eaux, le murmure indéfini d’un peuple bien caché et de temps à autre, le coup sec d’un tambour, comme un battement d’un coeur enfoui quelque part sous les arbres.
(Ce soir, le vent descendait des montagnes)
La case du Baron La Croix était perchée en hauteur, loin au-dessus des eaux limoneuses. On pouvait y accéder par des escaliers en colimaçons dont les boucles symétriques grimpaient d’un ponton glissant jusqu’aux hauteurs extraordinaires d’un palétuvier géant. Là, prise dans le maillage de ses branches vigoureuses, s’étalait une large varangue en demi-lune décorée de plantes méconnues et de lanternes de toutes tailles. Au-dessus de cette terrasse tombait le vaste dais d’un massif pied de datura, dont les nombreuses cloches orangées ondulaient doucement juste au-dessus des têtes des visiteurs. Des fumerolles vertes dodelinaient en silence entre leurs corolles, signe que des zams hantaient ce charmant endroit aussi sûrement que le reste du Bayou. Point de porte close chez le Calciné: deux ouvertures creusaient la façade de sa case, et seuls des rideaux emperlés d’ivoire de latanier dissimulaient l’obscurité de son intérieur. Il était difficile de savoir si le maître des lieux était présent ou non : seul un immense Grand-Brûlé se tenait entre les deux entrées, aussi rigide et sinistre qu’une statue de basalte.
(Mais les chandelles étaient allumées, comme une veillée pour un mort invisible)
Un petit oiseau noir, de la taille d’un merle, apparut dans un vif battement d’ailes des hauteurs de la mangrove et se posa sur la rambarde de la varangue. Son bec orange vif s’ouvrit pour pousser un cri étrange, rauque et sonore et presque semblable à une voix humaine : “Kal! Kal!”
(Un invité était en route.)
Quelque part dans la sèche noirceur de la case, deux yeux embrasés venaient de s’ouvrir.
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Zeb Skelton
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Sujet: Re: Tsy Maty Ny Maty Sam 11 Aoû 2018 - 4:47
L’Esprit Nuit s’étirait doucement. Il semblait peu pressé d’entamer sa marche sur l’Île, mais son tranquille éveil jetait déjà quelques reflets roses et or sur un ciel lavé de ses nuages par le vent frais. Debout sur la vergue de grand perroquet, presque au sommet du Jolly Roger, Zeb était somptueusement bien placé pour voir qu’un très joli coucher de soleil s’annonçait, et il s’était même dit qu’il allait peut-être rester là-haut un moment, juste pour en profiter. De toute façon son inspection de la mâture flambant neuve touchait à sa fin, et il en était plus que satisfait : le nouveau mât d’artimon était aussi bien sinon mieux équilibré que l’ancien, le grand mât avait récupéré toute sa hauteur initiale et les voiles comme les nouveaux cordages rivalisaient avec ce que le Monde Ordinaire proposait de meilleur. L’équipage avait bien travaillé.
La Rouille lâcha l'écoute à laquelle il se tenait et regagna le mât sans prendre d'autre appui, les bras à peine écartés, d’un pas léger et sûr qui ne trahissait pas les séquelles de fracture qui enraidissaient encore sa jambe gauche. Il se saisit des haubans de bâbord, se coula le long de l’échelle qu’ils formaient, et il allait poursuivre son escalade vers le sommet du mât lorsqu'il perçut un changement dans le chant familier qui glissait sur les voiles et faisait vibrer les cordages.
Le vent avait tourné. Il venait des terres, à présent. Rien d’exceptionnel en soi – d’ailleurs personne sur le Roger ne le remarqua. Personne à part Zeb, qui se détourna sans heurt du coucher de soleil pour observer les ombres qui s’étendaient sur la baie. Jusqu’au Bayou.
Il resta figé un instant, à regarder quelque chose que lui seul semblait voir. Puis, au lieu de continuer vers les hauteurs, il se mit à descendre, de l’air calme et résigné d’un condamné qui attendait depuis longtemps la fin de son sursis.
Car ce soir, le vent descendait des montagnes. Et Zeb était prêt.
Oh my lord Take this soul Lay me at the bottom of the river The devil has come to carry me home Lay me at the bottom The bottom of the river
"Monsieur Skelton ?"
Zeb redressa brusquement la tête, comme quelqu’un que l’on vient de tirer d’un rêve : il avait complètement oublié la Mouette, charpentier en charge du grand mât qui l’accompagnait dans son inspection. Le jeune homme était toujours assis sur la vergue de perroquet, un peu plus haut, et le dévisageait d’un air un peu destabilisé.
"Vous voulez pas vérifier la vergue de cacatois ?"
Juste à côté de la Mouette, Zeb ne fut pas surpris de voir l’image sombre de Kit : depuis la rencontre entre le charpentier et le Baron Dimanche, les fantômes créés par la Créature sous la mer ne s'étaient pas seulement manifestés plus souvent, il s’étaient aussi faits plus invasifs, plus menaçants. En cet instant, celui qui imitait le fils cadet de la Rouille se tenait accroupi, tête en avant, dans une position à la limite de l’impossible qui jetait des ombres carnivores sur le seul œil qui lui restait. Il paraissait presque prêt à montrer les dents, et si Zeb souffrait de voir son cher Kit singé de manière si hideuse, il en éprouvait aussi une satisfaction presque vicieuse: le fantôme avait l’air d’un animal menacé. D’un animal qui a peur.
Ne te réjouis pas. Tu ne pourras pas fuir.
Tu crois ça, hein?...
"Monsieur Skelton ?..." "Le soir tombe, la Mouette, ça suffit pour aujourd’hui. Je regarderai ça demain, en pleine lumière. De toute façon je vois assez bien d’ici que c’est du beau boulot, comme pour les autres. Le Capitaine sera content."
Comme toujours, la formule magique fonctionna : la Mouette afficha un grand sourire fier et oublia de poser davantage de questions au maître charpentier, qui reprit sa descente en ruminant son mensonge.
Qui pouvait encore dire ce qui satisfaisait vraiment James Hook ?
Mais ce soir-là, ce n’était plus le problème de Zeb. Ce ne le serait peut-être plus jamais, en fait. Et même si ce constat avait un côté sinistre, il apportait aussi son lot de soulagement.
Arrivé au pied du mât, le charpentier ramassa ses bottes sans les enfiler et se rendit directement dans les quartiers de l’équipage. Là, il prit le temps de passer derrière le paravent qui délimitait un ersatz de cabinet de toilette dans un coin de l’entrepont – un ajout qui ne déplaisait pas à Zeb, même s'il avait surtout été réclamé par des matelots plus récents qui ne toléraient pas aussi bien le manque d’intimité et la crasse que leurs historiques aînés.
Sans se presser, le charpentier se lava, se changea. Alors qu’il était en train de tailler sa barbe, un autre pirate qui passait par-là l’interpela :
"Ben alors la Rouille, on va chez la Lady ce soir ?"
Zeb se contenta de secouer la tête avec un mince sourire, et le collègue repartit avec un rire égrillard. Peut-être qu’il n’avait pas tort : après tout, la Rouille s’apprêtait bien à rendre visite à une dame qui leur était très familière, n’est-ce pas ? Elle était leur fiancée à tous. A la fin.
Le charpentier finit de s’habiller, sans oublier le baudrier qui soutenait son sabre, son poignard et son pistolet. Puis il ouvrit le coffre qui contenait la vaste majorité de ses possessions terrestres pour y piocher un sac en toile qu’il avait préparé de longue date. Dans le coffre, il laissa deux lettres : une pour l’équipage, pour ne pas qu’ils perdent du temps à partir à sa recherche si quelque chose tournait mal, et une pour Silas. Et lorsque, après avoir franchi la passerelle entre le Roger et le quai, il croisa le fantôme gris et haineux de son aîné couvert de sang, il se contenta de le dépasser pour le laisser derrière-lui aussi calmement qu’il avait laissé les vivants.
Car ce soir, le vent descendait des montagnes. Et Zeb était prêt.
Comme cela le lui avait été promis, la Rouille trouva sans peine son chemin dans le Bayou. Il sentait bien les regards qui le suivaient depuis les ombres, les souffles épais qui effleuraient ses talons le long du sentier boueux, mais rien n’osa s’interposer entre lui et sa destination. Quand il atteignait un carrefour, il se contentait de suivre son intuition – ce pressentiment légèrement teinté de souffre qui pulsait juste entre ses deux yeux.
Cela ressemblait à un rêve. Ce n’en était pas un.
Enfin il atteignit le palétuvier géant et la demeure vêtue de datura. Il resta un instant debout au pied de l’arbre, menton levé, à observer en silence. Toujours calme. Toujours résigné.
Oh il avait peur, bien sûr – il n’était pas fou à ce point-là. Mais à quoi bon paniquer maintenant? S’il avait voulu changer d’avis, il aurait dû le faire avant de franchir le seuil du Fish’s Belly, pas si longtemps auparavant. A présent, il était trop tard.
Zeb inspira à fond, les yeux clos, goûtant l’humidité verte des marécages. Puis il commença à gravir l’un des deux escaliers en colimaçon.
Il n'était pas le genre d'invité qui fait attendre son hôte.
Sujet: Re: Tsy Maty Ny Maty Ven 24 Aoû 2018 - 21:46
Les pas dans l’escalier résonnaient alors qu’ils n’auraient pas dû résonner. Chaque marche de montée martelait un nouveau son sec et clair comme le battement d’un tambour.
Tam
Tam
Tam
Tam
Tam
Le Bayou savait maintenant qu’on venait voir Baron La Croix. L’ombre s’emplit de murmures sifflants et les rares reflets dans l’eau limoneuse de la mangrove avaient maintenant tout l’air d’yeux braqués sur le pirate en pleine ascension. Sur la varangue, l’oiseau au bec safrané s’agitait et gonflait son plumage sombre, et poussait toujours le même cri : Kal ! Kal ! Car l’invité arrivait, oui, et il était là même. Kal ! Kal !
Ce ne fut que lorsque le pirate atteignit la terrasse - que lorsque le bruit de ses pas se tut enfin - qu’un second mouvement secoua les ténèbres de la case du sorcier. Un cliquetis, un froissement, et les deux flambeaux qui brûlaient dans l’ombre se déplacèrent alors, tanguant lentement à mesure que le Guédé s’approchait de la porte sans porte de sa demeure.
Le rideau d’ivoire frémit : une main noire venait de le traverser d’un mouvement élégant, écartant d’un souple revers de phalanges les perles de latanier pour laisser passer une haute silhouette. Le Baron parut, et avec lui sa fumée noire et âcre, et avec lui ses yeux de lave et son sourire rigide de mauvais garçon. Il avait délaissé son ordinaire frac vermillon : son torse était nu, laissant voir l’étendue des cicatrices (crevasses) qui barraient son corps. Ses pieds se posaient avec une lenteur et une précision de danseur sur les lames de bois, broyant et calcinant les fleurs parfumées sous son pas noirci de suie. Il avança vers le centre de la varangue, sous le dais de datura, et là seulement il consentit à écarter les bras dans un geste paresseux de bienvenue au pirate :
“Ala ou la!”
Te voilà donc. Son ton était guilleret, presque satisfait. Les lueurs vertes des Loas valsaient autour du Guédé comme autant de lucioles sinistres et dès lors que le Baron avait parlé quelque chose avait définitivement changé dans l’atmosphère. Comme si l’air manquait, comme s’il faisait soudain beaucoup trop chaud. Comme si une vibration sourde animait la charpente de la case suspendue.
“C’est bien, la Rouille.” le félicita-t-il d’un ton doucereux. “Tu n’as pas tardé.”
Le moindre retard aurait-il mis fin au contrat ? Qui sait. Peut-être était-ce juste une façon d’entamer la conversation. Le Baron croisa les bras et leva le menton, comme pour désigner ce que portait le pirate sur lui.
“Et tu n’as rien oublié. N’est-ce pas?”
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Sujet: Re: Tsy Maty Ny Maty Dim 26 Aoû 2018 - 2:54
Comme lors de leur rencontre, Zeb avait choisi le contraste. Là où Dimanche était une silhouette de charbon et de braises sur fond d’ombre, le pirate, dont la peau tannée avait pâli durant l’interminable saison des pluies, avait poussé le vice jusqu’à passer une chemise blanche. Quand le Baron insinuait souplesse et grâce dans le moindre de ses pas, la Rouille restait figé, bien droit, juste à la sortie de l’escalier. Et quand Diab l’accueillit avec un grand sourire, Zeb répliqua d’un poli mais sobre hochement de tête.
Il n’était pas là pour s’amuser. Et il ne comptait pas jouer le jeu du Baron la Croix plus que cela n’était strictement nécessaire.
"C’est bien, la Rouille. Tu n’as pas tardé."
Zeb n’apprécia pas vraiment les félicitations du guédé, qui pour lui ressemblaient un peu trop à celles qu’on adresse à un bon chien qui vient de suivre un ordre, mais il s’efforça de ne pas le montrer. A défaut de venir de bon cœur, il avait décidé de faire bonne figure, et tant que Dimanche ne s’amusait pas à lui tapoter la joue comme la dernière fois (placer ici un grincement de dents mental), Zeb se pensait capable de tenir sa bonne résolution, du moins jusqu'à...
Aussi longtemps qu'il le faudrait.
"Et tu n’as rien oublié. N’est-ce pas?"
Toujours en silence, le pirate secoua la tête. Il ôta le sac de toile de son épaule et le déposa au sol, accompagnant le mouvement jusqu’à mettre un genou à terre. Il dénoua l’unique corde qui enserrait le collet du sac et y plongea la main, pour en sortir une bouteille enveloppée d’un foulard rouge garance.
"Le rhum."
Zeb déposa l’alcool aux pieds de Dimanche, pas tout à fait avec la déférence que demande une offrande, mais tout de même avec un petit peu trop de précautions. A sa décharge, ce rhum lui avait coûté cher, aussi bien sur le plan financier qu’en termes de patience : c’était en fait la seconde bouteille que la Rouille avait acquise à l’attention du Baron. La première, Zeb avait voulu la faire tester par DogFish – Von Jutz lui avait assuré qu’elle était ganz ehrlich, mais le charpentier se méfiait comme de la peste du sens de l’humour du Braumeister. Et DogFish l’avait testée, ça oui ; le temps que Zeb l’interrompe dans sa "dégustation", les deux tiers de la bouteille avaient disparu dans l’estomac du Pied-Beau. La fois suivante, le pirate avait donc eu la bonne idée de lui faire utiliser un verre.
Après avoir marqué une pause à peine perceptible, Zeb plongea à nouveau la main dans son sac. Il en retira une forme allongée, soigneusement enveloppée d’un drap blanc, qu’il déposa à côté de la bouteille du même geste lent. Sauf que cette fois, ses précautions relevaient nettement de la délicatesse et de l’affection :
"Le violon de mon fils."
Son préféré, bien sûr. Zeb avait un instant hésité, en se disant que Kit deviendrait fou quand il apprendrait ce que son père avait fait de son instrument favori, mais la rectification, aussi simple que terriblement douloureuse, s’était imposée d’elle-même : pour que Kit sache ce qu’il était advenu de son violon, il fallait déjà que Kit revienne.
Réprimant une émotion malvenue, Zeb se racla la gorge pour se redonner une contenance, puis il piocha une dernière chose dans le sac, avant de se relever pour la tendre directement au Baron :
"Et un cadeau."
Son regard glissa sur le torse crevassé du guédé – d’aussi près, Zeb pouvait voir que les berges de ses "plaies" ressemblaient moins à de la chair qu’à ce verre de lave qui se casse en éclats tranchants comme des rasoirs – avant d’aller s’arrimer aux prunelles brûlantes de Dimanche. Et pour la première fois, on put déceler un semblant d’humour (d’ironie) dans la voix du charpentier :
"Il parait que c’est de bon ton, lorsque quelqu’un vous invite."
Dans sa main, paume ouverte vers le haut, reposait un bracelet d’émail, ciselé d’or, dont le motif floral était tout à la fois peint et composé d’un délicat assemblage de grenats. Il fallait l’observer de près pour réaliser que le cœur des fleurs était fait de diamants et d’émeraudes.
Sujet: Re: Tsy Maty Ny Maty Jeu 13 Sep 2018 - 15:29
Une brise un peu trop fraîche se faufilait sous le dais de fleurs, cajolant les cloches couleur pêche et enflant son feuillage de murmures presque intelligibles. Ça épiait - bien sûr que ça épiait, comme toujours. Mercredi savait sûrement déjà, et Maman l’avait senti venir, cette tête brûlée de pirate. Car rien, en somme, n’était parfaitement secret dans le Bayou, mais il avait aussi l’avantage de déformer toute vérité qui y était énoncée : les lieux baignaient à jamais dans leurs mangrove de demi-mensonges et de légendes semi-avérées. On se souviendrait peut-être de cette entrevue comme de la fois où un pirate avait vendu sa peau pour celle de son fils. Ou bien l’inverse? Probablement l’inverse.
ꓕƨλ wɑϝλ uλ wɑϝλ
Tandis que le pirate s’exécutait et présentait devant lui les quelques objets prescrits au service, le Guédé penchait la tête d’un côté et de l’autre, comme au rythme d’une musique que lui seul entendait. Et sortant de son immobilité statuaire, il se mit à circuler lentement autour du pirate, imprimant sur le bois rouge de la terrasse, pas après pas, des empreintes noircies de suie volcanique - traçant un cercle discontinu de cendre autour de lui. Il s’arrêta pour jauger d’un œil la bouteille de rhum emballée d’un tissu rouge, puis concéda un léger “hum” intrigué quand La Rouille annonça avoir emmené le violon de son fils. Les yeux brûlants du sorcier coulèrent vers l’instrument avec ce qui semblait être de la curiosité, mais il continua son étrange marche mesurée, les mains jointes dans son dos, comme s’il prenait le temps d’observer son client sous toutes ses coutures. Puis, le pirate se redressa pour lui faire face et présenta à bout de bras un bracelet de riche facture. Le mot “cadeau” ne manqua pas de faire hausser un sourcil au Guédé, mais ce fut surtout le ton subtilement narquois du pirate qui arracha un sourire mauvais à Dimanche.
“Il paraît, oui.” concéda-t-il sur un ton badin avant de se pencher un peu en avant pour l’observer.
L’émail luisait délicatement, et les entrelacs dorés semblaient bien préservés, l’ouvrage était fin et les couleurs vives...mais ce qui attira le plus l’attention du sorcier était son parfum; le bijou gardait sur lui une nette odeur de mort et de ruine. Rien de bien surprenant en soi : c’était après tout un ornement ancien, et le cadeau d’un pirate.
“Tes... efforts sont appréciés, La Rouille” ajouta le Guédé d’un ton rieur qui, sans paraître faux, ne laissait pas vraiment transparaître sa supposée appréciation.
Il prit le temps de lever les yeux vers le pirate rasé de frais et presque bien habillé, étira un sourire plus large encore avant de se redresser de toute sa hauteur. Dénouant ses mains dans son dos, il étendit d’un geste distingué sa main droite, l’offrant au pirate comme une damoiselle de qualité concède une danse à un prétendant. Sans son usuel frac aux longues manches, les craquelures qui faisaient le pourtour de son poignet étaient visibles: aussi saisissantes et irréelles que celles qui crevassaient son torse et sa gorge, mais distinctement plus anciennes, leurs berges vitreuses et presque semblables à l’émail coloré du bracelet. Le Baron se contenta de fixer le pirate avec un large sourire un peu trop fixe, comme s’il attendait de voir ce qu’il ferait : glisser l’offrande au poignet du sorcier était très certainement ce qui était attendu, mais la manœuvre pourrait coûter bien plus au charpentier qu’une simple vexation supplémentaire.
Et tandis que le Calciné continuait à le dévisager, on entendit se mêler aux murmures du Bayou le même tam-tam sec et sinistre qui avait accompagné l’ascension du pirate.
Cette fois-ci, il était double, et leurs sons parfaitement accordés se rapprochaient petit à petit : de toute évidence, ils ne resteraient pas seuls bien longtemps.
Tam ! Tam !
˙ɔɐ┴ ˙ɔᴉ┴
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Sujet: Re: Tsy Maty Ny Maty Ven 21 Sep 2018 - 6:38
La Rouille resta de marbre lorsque les yeux de lave du Baron s’abaissèrent sur le bracelet, mais intérieurement, il était relativement content de lui. Il avait totalement oublié qui le lui avait dit, comment il l’avait appris, mais il trainait cette idée dans la poussière de sa mémoire: tout comme les loas aimaient les offrandes, les guédés appréciaient les cadeaux. Peut-être que c’était faux, une croyance rescapée de sa lointaine enfance ou de ses errances brumeuses de marin. Mais en toute logique, Zeb préférait tenter un geste respectueux en vain que de se voir reprocher d’arriver les mains vides.
Il n’espérait pas acheter Dimanche. Mais le mettre dans de bonnes dispositions ne pouvait pas faire de mal, n’est-ce pas ?
Le bracelet s’était imposé assez vite. Zeb l’avait acquis dans un abordage au large de Singapour, juste avant l’escale où il allait apprendre l’existence de Kit. La coïncidence lui avait parue judicieuse, la valeur de l’objet certaine – c’était un trésor du Monde Ordinaire, après tout. Et puis, pour être tout à fait honnête, la Rouille n’était pas mécontent de s’en débarrasser : l’abordage en question avait été terrible. Ils ne s’étaient pourtant attaqués qu’à un petit bateau marchand hollandais, mais le navire s’était avéré armé de manière anormalement lourde et le capitaine avait refusé de se rendre. La bataille avait été horriblement longue et féroce, plusieurs heures de canonnade et d’assauts successifs, et même si les pires détails avaient été dévorés par l’Oubli qui régnait sur l’Île, Zeb en gardait un souvenir nauséeux, empli de cris, de sciure et de sang. Un souvenir un peu trop bien incarné dans ce bijou.
Certainement un cadeau adéquat pour celui qui parlait aux âmes des morts, n’est-ce pas ?
Dimanche semblait du même avis, si on en croyait son sourire et ses quelques mots d’assentiment. La Rouille se garda bien de trahir la moindre satisfaction et se contenta d’ouvrir un peu plus la main, anticipant le moment où le guédé allait se saisir du bracelet.
Il était peu dire que le pirate ne s’attendait pas à ce que Dimanche se contentât de lui présenter son poignet, d’un geste théâtral qui évoquait effectivement une dame de la haute société en attente d’un galant salut. L’effet comique du geste ne fut qu’accentué par le temps ridiculement long que Zeb mit à observer ladite main, avant de redresser la tête juste assez pour pouvoir dévisager Dimanche sous le rebord de son tricorne. Dans les yeux clairs et sur les lèvres du pirate, on devinait une improbable esquisse de sourire, le genre de grimace nerveuse et incrédule qui trahit à la fois que l’on espère que c’est une blague et que l’on sait très bien que ce n’en est pas une.
Il est sérieux, là ?
Bien entendu, que le Baron Dimanche était sérieux. Peut-être beaucoup plus qu’il ne le paraissait, d’ailleurs ; presque malgré lui, Zeb avait glissé un coup d’œil par-dessus l’épaule du guédé, vers la silhouette calcinée et masquée qui gardait la porte, et à présent il sentait une peur acide lui nouer la gorge. Dimanche jouait avec lui, il aurait fallu être demeuré pour ne pas le remarquer. Mais jusqu’où comptait-il mener ce jeu-là ? Peut-être qu’il ne faisait vraiment que s’amuser de la fierté froissée d’un vieux pirate. Ou peut-être que…
Peut-être qu’il teste la marchandise. Je t’avais dit ne pas faire ça.
... Mais je n'ai pas vraiment le choix, n'est-ce pas?
Réprimant un frisson, Zeb soupira à peine et leva sa main paralysée pour supporter celle de Dimanche, en prenant bien garde que la peau presque brûlante du Baron ne reposât que sur le cuir qui habillait son poignet. Puis il lui passa le bracelet, avec les gestes lents et fluides d’un homme qui a l’habitude du travail de précision, concentré pour éviter tout contact avec les cicatrices du Baron – il pouvait sentir leur fournaise au bout de ses doigts, et tandis qu’il repoussait le bijou juste un peu plus haut sur l’avant-bras couleur charbon, il ne pouvait s’empêcher de fixer avec un peu trop d’insistance leur éclat murmurant, cette étrange pulsation interne en deux temps qui lui semblait étrangement, impossiblement familière.
Tam. Tam.
Moins un son qu’une onde, une vibration, qui résonnait sous son crâne alors même qu’il avait relâché le Baron. Zeb voulut déglutir, mais sa bouche s’était soudainement asséchée, et alors même qu’un peu de sueur perlait sur son front malgré le vent froid la Rouille avait l'impression de doucement se mettre à brûler lui aussi, sourdement, d’une chaleur de fièvre qui embrouille les sens.
Tam. Tam.
Le pirate secoua la tête d’un geste sec, à peine perceptible, pour tenter de reprendre pied dans le délire cauchemardesque qui lui servait de réalité. Mais cela ne fit pas disparaitre le son. Bien au contraire.
Tam. Tam.
Insidieusement, la vibration se concentrait, s'orientait, devenait un mélange impossible d'information sonore, d'onde et de présence (double) là quelque part, dans (l'escalier) son dos, et Zeb sentait cette maladive moiteur revenir à la charge, s'installer dans ses tempes, cuire ses yeux, se couler le long de sa colonne vertébrale comme la caresse d'une maîtresse vicieuse. Et il comprit.
Bien sûr qu'il comprit.
TaM. TaM. tAm. tAm.
Les yeux bleus du pirate glissèrent sur le côté, comme pour aller à la rencontre du rythme qui s'approchait, mais son visage livide refusa de suivre le mouvement. Il ne pouvait pas se retourner. Une part de lui, une part importante, ne supportait pas de se retourner.
Parce qu'il connaissait les fantômes, à présent. Mais jamais il ne les avait entendus marcher.
Alors Zeb ramena son attention fiévreuse sur Dimanche, avec un stoïcisme effondré qui évoquait un hurlement retenu à grand peine, et quelque chose dans le regard qui tenait de la supplique.
Vaine, bien sûr.
La Rouille se doutait que ce serait difficile. Mais c'était la première fois qu'il réalisait que le prix que le Baron lui demanderait ne serait pas la seule chose qu'il allait perdre dans ce marché.
Sujet: Re: Tsy Maty Ny Maty Sam 13 Oct 2018 - 15:58
Durant tout le temps que le pirate passa à angoisser sur les sons qu’il entendait (ou croyait entendre) le Baron ne le regarda pas une seule fois. Il était vraisemblablement occupé, ou alors faisait mine de n’admirer que son propre bras, qu’il avait gardé tendu et qu’il animait d’élégants mouvements de danseur pour mieux contempler le bracelet d’émail logé haut sur son avant-bras. L’émail luisait étrangement, comme soumis à une trop forte chaleur, mais son éclat n’en était que plus intense. Et le Guédé était satisfait.
Le tam-tam se rapprochait, et quand ceux qui montaient l’escalier furent presque arrivés sur la varangue - là seulement le sorcier consentit à couler un regard vers son client. S’il remarqua la supplique logée dans ses yeux bleus comme une épine, il n’en montra rien et se contenta de lui adresser un sourire.
“Bann’a lé la.”
Ils sont là. Et de part et d’autre de la terrasse apparurent deux silhouettes sombres, précédées d’une odeur de cendre et de safran, de lait bouilli et de camphre. Les deux autres Grands-Brûlés du Guédé avançaient d’un même pas symétrique, lent, cadencé. Leurs épaules larges oscillaient lentement, et leurs têtes étaient dissimulées sous de larges masques de bois et de cornes mêlés dans une chaotique esquisse de faciès. Chacun tenait entre ses mains calcinées un kayamb teinté de rouge. Ils s’arrêtèrent à quelques coudées seulement du sorcier et du pirate, et quand leur immobilité fut parfaite, le troisième zonbi qui gardait les portes de la case du Baron se mit à marcher à son tour. Lui n’apportait pas d’instrument, mais un large van en vacoa qui contenait une petite noix de coco fendue en deux, un pot de miel ouvert, un encensoir doré presque noyé dans un pêle-mêle de fleurs, de rameaux de feuillages parfumés et d’épices. Il rejoignit ses frères, et à eux trois ils dessinaient un large cercle autour des deux hommes, là où les pas de Dimanche avaient délimité une limite de suie.
“Le service peut commencer.” énonça sentencieusement le Guédé tandis qu’il s’approchait des autres objets rapportés par La Rouille, s’agenouillant pour d’abord inspecter la bouteille de rhum. Il défit le foulard rouge pour le glisser négligemment par dessus son épaule nue, fit sauter le bouchon de la bouteille pour en flairer distraitement les vapeurs. Le Guédé se redressa de toute sa hauteur et, apposant sa main sur le goulot de la bouteille, versa du rhum dans le creux de sa paume. Il en aspergea l’un après l’autre ses serviteurs, marchant tranquillement sur le pourtour du cercle et ne s’arrêtant que lorsqu’il revint à son point de départ. Il fit une vive pichenette en direction de Zeb, le gratifiant à son tour d’un second baptême au rhum - et à en juger par son sourire en coin, cette précaution ne faisait peut-être pas partie intégrante du rituel qu’il venait d’entamer.
Le Guédé tendit la bouteille au pirate, lui intimant d’un simple mouvement de menton de la tenir tandis que lui se tournait vers le souvenir rapporté par La Rouille. Dimanche jeta au loin le drap blanc comme s’il n’en supportait la vue, et souleva le violon avec l’assurance d’un musicien habitué à manipuler des instruments avec soin mais sans cérémonie. Il l’observa avec attention, touchant les cordes pour en éprouver la tension et le tenant à bout de bras pour étudier la qualité de sa facture.
“Ton marmaille sans doigts a un beau violon. Ça serait dommage de ne pas l’utiliser.” fit-il pour tout commentaire, faisant glisser un doigt le long de son filet soigneusement taillé.
Son regard retomba sur le pirate, et sans crier gare il lui lança le foulard rouge d’un geste négligent.
“Attache ça autour de ton cou”, dit-il tout manipulant les chevilles du violon pour l’accorder, et ce vraisemblablement sans avoir besoin de frotter les cordes. “Sinon ils vont essayer de te prendre. N’avale pas ta salive. Ne les regarde pas dans les yeux. Ne sors jamais du rond. Et surtout : fais tout ce que je dis, La Rouille.”
Le sorcier conclut ses mises en garde avec un sourire goguenard, si bien qu’il était difficile de dire si sa dernière injonction était à prendre au sérieux ou non. Il détourna son regard pour contempler une nouvelle fois le violon : ce serait sûrement la première fois qu’il utiliserait l’instrument d’un autre plutôt que son fidèle roulèr, mais pour le service qu’il rendait aujourd’hui, ce serait sûrement la méthode la plus efficace. Ils seraient bientôt fixés sur ce qui était advenu du Violoniste Sans Doigts : mort, vif, ou qui sait, égaré quelque part entre les deux rives ?
Autour d’eux, les innombrables chandelles et bougies semblèrent briller d’un éclat plus vif, plus malsain aussi. Les Loas tendaient l’oreille et les morts desserraient les dents, car le Baron La Croix allait chanter.
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Zeb Skelton
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Sujet: Re: Tsy Maty Ny Maty Mar 16 Oct 2018 - 21:12
Le Baron La Croix allait chanter, et Zeb Skelton n’avait pas envie d’écouter.
Difficile de dire s’il avait été soulagé de découvrir que les pas perçus appartenaient en fait aux serviteurs de Dimanche. Certes, ce n’était pas aussi cruel que l’idée esquissée par le cœur fatigué et les pensées désespérées du pirate (des fantômes qui marchent), mais il y avait tout de même quelque chose de l’ordre de l'ironie sinistre dans la proximité immédiate de ces corps brûlés, juste assez vivants pour être esclaves, juste assez humains pour que Zeb pût se dire qu’ils avaient sans doute été autres, un jour, avec leurs rêves, leurs espoirs, leurs peurs.
Qu’ils avaient peut-être juste conclu un marché en trop.
Et puis que faire de cette sensation tenace qu’il ne s’était pas trompé tant que cela ? Du rythme obsédant qui persistait dans sa tête, écho des percussions qui avaient accompagné les zombies du Baron ? De cette angoisse qui subsistait, souterraine, sournoise ? De cette présence noire et émeraude qui paraissait ramper autour de la varangue dans un inexistant glissement de limace, intrus humide et froid à peine tenu en respect par le souffre rouge de l’aura du guédé?
Tu vas le regretter. Oh tu vas tellement tellement TELLEMENT le regretter.
Comme un ricanement dans la brise froide.
Zeb inspira à fond ; l’air trop dense du Bayou sembla tapisser ses poumons d’une couche de glaise et lui fit tourner la tête, mais le pirate repoussa sciemment le vertige, comme on écarte une séductrice inconvenante. Il se redressa et, bien que cela lui coûtât une énergie perceptible, il parvint encore une fois à refouler le désespoir et la peur qui cherchaient à l’étouffer, à remettre ses épaules d'équerre, à relever la tête. Ses yeux étaient trop brillants au milieu d’un visage anormalement pâle, mais son regard ne vacilla pas quand il se posa sur le violon que Dimanche manipulait avec un intérêt expert.
Le violon de Kit. Un beau violon, comme l’avait dit le guédé, et Zeb sentit son cœur se vriller sous l’effet d’un mélange de fierté et de douleur.
Il était trop tard pour avoir peur. Il était trop tard pour regretter.
Kit valait tellement plus que tout cela.
Alors oui, la Rouille redevint silencieux et docile. Quand Dimanche l’aspergea de rhum avec un petit sourire satisfait, il se fendit tout juste d’un soupir et d’un coup d’œil sobrement exaspéré. Et même quand le Baron lui confia la bouteille de rhum ouverte juste avant de lui balancer le linge rouge alors que, détail subtil, Zeb n’avait toujours qu’une seule main valide – il rattrapa de justesse le foulard de son avant-bras ganté – le charpentier eut la bonne grâce de ne pas lever les yeux au ciel.
Bon sur ce dernier point, il fallait dire que l’avertissement du guédé avait de quoi calmer les velléités de contestation. « Sinon ils vont essayer de te prendre », hein ?...
Toujours aussi posément qu’il le pouvait, Zeb saisit le goulot de la bouteille avec les doigts valides de sa main droite. Il ôta son chapeau pour le laisser tomber sur son sac, à ses pieds, et en profita pour essuyer la sueur incongrue qui perlait toujours à la racine de ses cheveux. Ensuite seulement il enroula le linge autour de son cou, comme Dimanche l’avait ordonné, avant de relever les yeux vers le guédé pour guetter avec une fébrile appréhension les premières notes que le Baron allait tirer du violon de son fils, et les premiers appels impies qui allaient s’élever de ses lèvres.
Le Baron La Croix allait chanter, et Zeb Skelton n’avait pas envie d’écouter.
Mais n’en déplaise aux voix de tentacules qui le maudissaient depuis les ombres de la varangue, il avait pris sa décision, et il s’y tiendrait.
Sujet: Re: Tsy Maty Ny Maty Ven 23 Nov 2018 - 15:48
“Ô-oh baya !”
L’appel avait été soudain, clair et sonore, avec un accent de joie étonnant. Comme on interpelle avec un trémolo chantant l’ami aperçu dans le lointain. Comme une invitation. Un petit jeu de séduction, aussi.
O baya, murmuraient en écho rocailleux les morts. Plus sinistre, comme un grondement souterrain qui contrastait avec le filet de voix aérien du Guédé. Ce dernier tourna sur lui-même comme pour mieux observer la canopée autour d’eux - son public invisible attentivement dissimulé dans l’ombre - et étendit les bras avec un large sourire. Curieux comme l’atmosphère semblait chargée d’une lourdeur suffocante, et pourtant la voix du sorcier tranchait cette moiteur avec un chant clair et agréable, rythmé et orné de joyeuses fioritures, si différent des mots orgueilleux dont il avait pu se fendre auparavant. La voix était plus traînante, cajoleuse, faisant l’étalage a capella de ses talents de chanteur:
“Alon dalon, rend dan’ ron ! Koulèr dolor dan ténèb’, sa mèm pou ou sa! Lalim lamp pétrol, lalim somin la case! Néna lo miélé ek safran, la rak ek van’, Alon dalon, rend dan’ ron!”
Encore une fois, les serviteurs du Guédé répondirent par les mêmes mots lestés de pierres, docilement, d’une voix cave qui semblait émaner d’une profondeur souterraine. Puis leurs lourds pieds calcinés frappèrent le sol de la varangue à chaque appel. Tam, tam. Tam, tam. Progressivement, les kayambs se mêlèrent à l’esquisse de mélodie, y imprimant un rythme plus marqué. Le Baron lâcha un rire guilleret en entendant les feuillages de la forêt bruisser sous la brise froide, et ajusta le violon dans le creux de son cou, positionnant ses mains aux longs doigts fins avec une justesse sans équivoque. Les premières notes lancinantes du violon s’élevèrent comme une prière dans l’air parfumé du Bayou, presque surnaturellement portée par le chuchotement des kayambs et le martèlement des Grands-Brûlés. L’archet dansa et tangua le long des cordes tandis que le Baron fredonnait lèvres closes la même mélodie. Chaque service amenait sa propre musique; elle s’accordait aux supplications évoquées et à l’âme que l’on cherchait à atteindre. Celle-ci prenait forme doucement, zigzaguait entre pleur et éclat de rire, entre jeux d’enfants et lamentations. Le Guédé jeta un coup d’oeil en coin au pirate campé au centre du cercle, et lui adressa un sourire difficile à interpréter. Une note fébrile s’étira le long des cordes du violon, puis s'essouffla dans un soudain silence : les morts-vivants s’étaient figés, et tout le Bayou semblait tendre l’oreille. Dimanche leva le menton fièrement, et reprit d’une voix plus profonde son chant : “Arkout don, mo maloya, A ou mèm la soulaz mo doulèr, Ou mèm la soulaz doulèr zancet, Soulaz son doulèr aster-”
Ce faisant, le Baron semblait changer - l’éclat de son regard était plus intense, les cicatrices profondes sur son corps s’illuminaient d’un éclat profond à mi-chemin entre l’or et le sang. Des escarbilles s’échappaient des craquelures de sa gorge et son torse, et l’air paraissait se troubler autour d’elles sous l’effet d’une chaleur intense. L’éclat fade logé au fond des yeux des Grands-Brûlés sembla gagner en vigueur, et ils répétèrent toujours aussi docilement les mots de leur maître. Soulaz son doulèr aster. Et un troisième écho se fit alors entendre, plus lointain : soulaz son doulèr aster. Un son désincarné qui semblait filtrer de l’air lui-même, ou des fleurs de datura, des hauteurs de la canopée et des profondeurs du marigot tout à la fois. Les Loas l’avaient entendu, et se prêtaient au jeu du Baron danseur : la varangue s’assombrit, quoiqu’ils fussent en plein jour, et les flammèches des bougies s’étirèrent en hauteur comme si des doigts invisibles s’amusaient à en triturer la forme. Le pirate lui-même sentirait une présence autour d’eux, indiscernable autant d’indéniable. Puis il sentirait surtout sur lui le regard flambant du Baron : ce dernier s’était déplacé d’un pas dansant pour lui faire face. Il empoigna d’une seule main le violon et son archet afin de libérer la gauche, qu’il tendit vers Skelton, paume vers le haut.
Le Calciné avait parlé d’une voix tranquille, mais le son qui s’échappa de ses lèvres résonnait comme les entrailles d’une caverne : à elle s’étaient mêlées les innombrables voix des zams, multiples et surréelles. Derrière eux, c’étaient aussi les morts-vivants qui avaient parlé d’un même souffle, d’une même intonation : l’ordre était clair, la mission simple et essentielle. C’était au tour du pirate de s’adresser aux Loas. Ils étaient là, grouillant comme la vermine sur la carcasse des morts, comme les insectes autour d’une flamme nocturne, aussi patients que la rouille et affamés que la marée montante. Leurs murmures étaient audibles, mais inintelligibles. Car le Baron avait posé des limites, et offrait respect et obligeance aux esprits : alors, ils attendraient simplement d’être invités dans le cercle.
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Sujet: Re: Tsy Maty Ny Maty Mer 27 Fév 2019 - 22:59
La voix du guédé volait loin à travers les marais et la réalité. Elle se faufilait dans la moiteur épaisse du bayou comme une brise chaude et vive. Zeb ne comprenait pas vraiment ce qu’elle chantait – le créole du Baron n’était pas l’un de ceux qu’il avait vaguement parlés, dans une autre vie, et dont le temps et l’Oubli ne lui avaient de toute façon laissé que de bien maigres restes. Mais le maloya du fils de Brigitte n’avait pas besoin de mots pour transmettre son message : plus qu’une prière ou un appel, c’était une invitation, une promesse aux accents séducteurs que même le pirate percevait, malgré ses sens aveugles de vivant et de mortel.
Et lentement, au fil d’un crescendo à peine perceptible, l’invitation recevait sa réponse.
Sur la varangue, l’air pourtant déjà lourd se faisait écrasant, huileux du parfum des daturas, peuplé des remous attentifs d’un autre monde qui s’ouvrait pour écouter. Zeb sentait la sueur tout juste essuyée réapparaitre sur son front, sa gorge enserrée de rouge le cuisait à chaque inspiration. Ses yeux, surtout, lui semblaient de plus en plus brûlants. Le monde se distordait dans un maladif aplat de couleurs trop vives et de contrastes brutaux, et le pirate reconnaissait la fièvre qui avait commencé à l’envahir lors de l’arrivée des serviteurs morts du Baron Dimanche, cette fièvre qu’il avait tout d’abord réussi à repousser mais qui à présent revenait à la charge, portée par le chant soufré du guédé.
Un instant, Zeb tenta de résister à cette vague calcinée qui cherchait à submerger ses pensées ; mais le Baron commença alors à jouer du violon – le violon de Kit – et la Rouille comprit que, encore une fois, il n’avait pas le choix. Alors il laissa la lave se répandre dans ses veines comme la musique envahissait sa tête, et quelque part, cet abandon fut un soulagement.
Il y avait de la paix dans la perte absolue de tout contrôle.
Zeb ne savait pas si la mélodie du guédé parlerait aux loas, mais assurément, elle voulait dire beaucoup pour lui ; le chant du violon se mariait au fredonnement du Baron et la rythmique sourde des kayambs pulsait à l’unisson de ses cicatrices incandescentes pour former une ode unique, étrange, douce et nauséeuse, et une part de la Rouille était partie loin sur les ailes de cette musique-là, au-delà du temps et de l’espace, au-delà des regrets et de la douleur, pour se rappeler un regard (deux yeux) émerveillé, l’exigence muette de deux petites mains tendues vers lui, l’enthousiasme d’un éclat de voix, une silhouette riant au sommet d’un mât, mais aussi le sang qui goutait d’une corde de violon, l’interrogation muette (d’un œil unique), les gémissements silencieux d’une plaie trop lente à cicatriser, et tout cela paraissait si confus et faisait tellement sens, et tout cela le rendait fort et inquiet et heureux et terrorisé, et il aurait pu en pleurer s’il n’avait pas été trop loin dans ses propres souvenirs et son propre amour pour produire quelque chose d’aussi simple et franc que des larmes.
Alors quand le violon s’arrêta et que le Baron Dimanche lui demanda à travers un millier d’échos souterrains le nom de celui qu’il cherchait, Zeb était prêt. Sans heurt, d’une voix qui elle-même semblait venir de très loin tout en paraissant dérisoire de douceur et de solitude (si vivante, tellement mortelle), il répondit au guédé et aux loas :
"J’appelle Kit Skelton, Luthier du Jolly Roger, issu de mes os et de mon sang, fierté de mon cœur."
Il ne parlait pas ainsi, jamais ; ses talents de conteur avaient toujours davantage reposé sur la musique de ses histoires que sur celle de son vocabulaire et lui-même n'aurait pas su dire d'où il tenait cette formulation solennelle. Mais du fond de sa fièvre, c’était les mots qui lui semblaient justes. Le plus vrai des noms, pour son garçon.
Soulaz mo doulèr aster.
"J’appelle mon fils, que j’ai perdu et que je dois retrouver."
Sujet: Re: Tsy Maty Ny Maty Ven 12 Avr 2019 - 21:40
La musique s’arrêta.
Un grand silence aurait pu alors tomber sur la varangue.
Mais le calme qui s’installa sonnait faux. Après un bref instant de flottement, on devinait qu’il était en vérité tissé d’une cacophonie de murmures qui étaient jusque-là, peut-être, camouflés derrière les notes de violon et de kayamb. Des sifflements acerbes. Des mots précipités. Des appels, des ricanements - tous indiscernables et étouffés, tapissés dans l’obscurité du crépuscule. Mais pas seulement. Des ongles qui rippent contre le bois du plancher. Un bruit sourd et mouillé d’une chose qu’on ne veut pas identifier. Un grincement de dents. Un halètement sec. Un triple claquement de langue, profondément malveillant.
Tout le reste retenait son souffle - la nuit, le vent, la montagne, le reste du Bayou. Guédé Dimanche se tenait immobile, et contemplait l’obscurité comme un artiste avise et jauge son public. Il souriait depuis que Zebulon Skelton avait parlé, parce qu’il avait aimé ses mots. Et ce sourire restait à l’état de trace sur ses lèvres - un semblant d’amusement, une ombre d’appréciation.
Un temps passa.
Les murmures devinrent graduellement moins intenses, moins omniprésents. Finalement le sourire du Diab laissa place à une moue songeuse, et il tourna la tête lentement pour jauger le pirate. Il n’avait pas l’air de s’être trompé - et pourtant aucune âme de s’était présentée à eux, et les autres serraient leurs dents à l’idée de ne pas avoir été conviées. Ordinairement, cela pouvait signifier que celui que l’on appelait n’était pas mort. Mais une vague intuition travaillait le sorcier; une sorte de picotement logé sous la langue. Et bien entendu, cela attisa sa curiosité.
Sans crier gare, le Baron s’approcha d’un pas léger de La Rouille et se faufila dans son dos sans manquer de promener le bout de ses doigts brûlants le long de son bras jusqu’à l’épaule. Il glissa ensuite ses mains sur la gorge du pirate là où le foulard rouge protégeait sa peau. Zeb ne souffrirait d’aucune pression exercée par les mains du Guédé, mais sentirait sans doute le brasier de ses poignets brisés. Un rire léger s’éleva dans l’air étrillé de murmures, et Dimanche siffla dans son créole comme on partage une bonne plaisanterie dans la plus grande confidence:
“Assiz, Mounoir. Arcout’ bien. Out marmail’ lé palaksa, haha! Reskap lu lé vivant. Dawar! Dawar...”
Ce faisant, il poussa le pirate à s’agenouiller au centre du cercle. Sa main gauche s’éleva - de la gorge du pirate jusqu’à sa tempe et son front et les cheveux roux semés de sel. Les yeux incandescents du Guédé étaient maintenant logés sur un point fixe loin par-delà l’épaule de la Rouille. Un quelque chose remuait dans les ténèbres que lui seul pouvait deviner - une âme plus vivace que les autres, plus agacée par ce service, mais qui pourtant n’avait pas réussi à s’approcher davantage lors de l’appel de Skelton. Ce n’était pas un fils. Mais bien un de son Sang.
“Ton fils n’est pas là avec nous” répéta le Baron à son client. “Mais quelqu’un d’autre attend. Désires-tu l’interroger, La Rouille?”
Allez, dis oui. Ça sera drôle.
“Si oui”, reprit le sorcier d’un ton cajoleur, “Tu n’auras qu’à verser une rasade de rhum à terre. Je m’occuperai du reste.”
Les mains chaudes du Guédé relâchèrent enfin leur prise ténue et pourtant étouffante. Skelton ne pouvait pas son visage, mais cela valait peut-être mieux ainsi : il était fendu d’un sourire large et coupant comme la lame d’un sabre à canne.
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Sujet: Re: Tsy Maty Ny Maty Dim 23 Juin 2019 - 20:24
Quelque chose n’allait pas.
Zeb aurait été bien incapable d’expliquer comment il pouvait avoir une telle certitude alors qu’il se trouvait au cœur d’un rituel vaudou, où par définition il ne maîtrisait absolument rien ; aucun de ses sens ne fonctionnait correctement, les attitudes du Baron Dimanche étaient toujours aussi illisibles (encore que, est-ce que son sourire n’avait pas disparu un peu trop vite ?) et le pirate n’avait aucune idée de la manière dont Kit pouvait (allait) répondre à son appel, quels signes il devait guetter, ce qui serait synonyme de succès ou d’échec. Pourtant la sensation était là, nette et lugubre comme un filet de sang dans du lait.
Quelque chose n’allait pas.
C’était dans les murmures indicibles qui emplissaient son crâne et dans les voix moisies qui le frôlaient comme autant de toiles d’araignées, c’était dans la présence à peine plus tangible de la Créature Sous La Mer et de ses fantômes qui ricanaient
Oh tu vas tellement le regretteeeeer
depuis le bord de la varangue où ils n’avaient pas été invités.
Quelque chose. Mais quoi ?
Soudain Dimanche lui effleura le bras et la Rouille ne put retenir un tressaillement : le guédé ne s’était pas tant déplacé que matérialisé à ses côtés, passant brusquement de la menace latente à la présence brûlante, oppressante, et même s'il se tenait (juste) assez à distance pour que la chaleur de ses cicatrices restât tolérable, même si rien n’était brusque ou violent dans les gestes de ses belles mains de musicien, Zeb sentit tous ses muscles se contracter – parce qu’il attendait une agression ou préparait une riposte, lui-même n’aurait pas su le dire.
Mais lorsque les doigts du Baron se coulèrent autour de sa gorge, sans brutalité, sans lui laisser le choix, la Rouille ne se déroba pas plus qu’il ne l’avait fait lors de leur première rencontre au Fish’s Belly. Parce que lutter aurait été illusoire, certes, mais surtout parce que lutter aurait mis fin au contrat et que Zeb, encore une fois, n’était pas homme à revenir sur une décision. Particulièrement quand il était trop tard.
"Assiz, Mounoir. Arcout’ bien. Out marmail’ lé palaksa, haha! Reskap lu lé vivant. Dawar! Dawar..."
Le rire bien trop chaud de Dimanche passa sur la nuque du pirate et ses mains se firent pesantes sur ses épaules. La Rouille se crispa un peu plus (ce salopard de guédé prenait son pied et c'était bien trop perceptible) mais il s’agenouilla sans mot dire, toute sa volonté fiévreuse dirigée vers les paroles du Baron : est-ce qu’il avait bien compris ce que le fils de Brigitte voulait dire ? Est-ce que sa mémoire fatiguée traduisait correctement ? Est-ce qu’il avait bien entendu (vivant) ce qu’il avait cru entendre ? Comme si Dimanche avait perçu son hésitation, il reprit en anglais :
"Ton fils n’est pas là avec nous."
Kit n’était pas là.
Dans la poitrine de Zeb, quelque chose parut se décrocher et dégringoler tout au fond d’un puit, sans que le vieux pirate sût si c’était par joie délirante ou profond désespoir.
Kit n’était pas là. Pas parmi les morts.
Une paume trop chaude, flottant trop près de sa tempe. Zeb ne réagit pas ; il se sentait plus fiévreux que jamais, à deux doigts de perdre le contrôle de ses actes (Kit) et il ignorait si cela se traduirait par des larmes (oh Kit où est-ce que tu es) ou s’il n’allait pas plutôt se relever là, sur l’instant, pour secouer ce salopard de guédé jusqu’à ce qu’il lui dise où était son fils, dis-le-moi, dis-le-moi MAINTENANT et arrête de jouer espèce de CONNARD !
"Mais quelqu’un d’autre attend. Désires-tu l’interroger, la Rouille?"
Zeb leva vers Dimanche un regard un peu perdu, gentiment outré.
… Ce n’est pas un jeu. Ce n’est pas drôle.
Comment cela, « quelqu’un » ? Qui ?
Aussitôt les noms et visages affluèrent, et aussitôt Zeb s’en détourna avec une force qui relevait de la rage : non, là le Baron lui en demandait trop. Être peut-être confronté à la preuve que son cadet était mort et devoir lui parler, c’était déjà assez terrible, mais alors se dire que dans le frisson des daturas pouvait se cacher n’importe qui, de (elles) ceux qu’il avait aimés et perdus à (lui) ceux qu’il avait haïs et tués, c’était trop, c’était juste trop.
Mais il ne pouvait pas vraiment dire non, n’est-ce pas ?
Il était malade d’horreur et ivre d’espérance, et il ne pouvait pas vraiment dire non, parce que qui que fût l’être intangible qui se tenait dans l’ombre, ça (il ou elle) avait répondu à un appel concernant Kit, ça (il ou elle) savait peut-être où il était, comment le sauver.
Ça (elle) était peut-être quelqu'un qu’il avait souhaité revoir chaque jour et chaque nuit depuis la dernière fois que leurs regards s'étaient croisés.
Alors oui, bien sûr, Zeb abaissa la bouteille de rhum pour laisser un peu du liquide sucré se répandre sur le bois sombre de la varangue.
Sujet: Re: Tsy Maty Ny Maty Mar 30 Juil 2019 - 13:10
Le rhum s’écoula de la bouteille en un long ruban bondissant, bordé d’éclats de lumières fauves à cause de la lumière des flambeaux.
Etrange. Là où l’alcool aurait dû imbiber le bois et s’infiltrer à travers les lames de la varangue, il rebondit comme au contact d’une feuille de songe, perlant çi et là avant de se recomposer par roulades silencieuses, comme doué d’une vie propre. Un serpent translucide qui s’écoula avidement jusqu’aux abords du cercle de cendre, moins conduit là par l’inclinaison du sol que par quelques force obscure.
Quelque chose changea dans l’atmosphère lorsque le rhum toucha l'extrémité du cercle. Pourtant, il ne se passa rien. La cendre noire s’amollit, se tassa, laissa place à quelques petites fines brèches ruisselantes d’alcool. Les feuilles dans les arbres tremblèrent et la clarté des torches sembla se ternir, faisant se gondoler les ombres du pirate, des serviteurs morts et du guédé sur les planches de la varangue. Quelque chose avait changé, oui. Mais pour le moment, cela se jouait dans d’infimes détails. De vagues mouvements perçus au coin de l’oeil, des ombres menteuses étirées sur le sol, un cri d’oiseau lointain ressemblant un peu trop à un pleur d’enfant.
Dimanche haussa les sourcils, et émit un vague “Hm” songeur. Il souriait toujours, bien entendu. Il ne s’était pas attendu à voir cette âme se présenter à eux, mais cela promettait d’être intéressant. Skelton, certainement, ne voyait pas encore ce qui se profilait à l’entrée du cercle. Alors le Baron étendit les bras aimablement, comme on accueille une connaissance chez soi :
“Arviens, mounoir!” s’exclama plaisamment le Calciné avec sa voix chantante et cajoleuse qu’il réservait aux morts. “Baro lé détaké, ariv a ou. Marmay la po attend astèr.”
Un rire moqueur ponctua sa remarque. Oh que oui il attendait, le pauvre pirate. Il pouvait sentir son angoisse d’ici - collant parfum d’eau trouble. Mais les yeux creux du sorcier restèrent plantés sur ce qui n’était que du vide pour ceux du pirate. La tension était palpable dans l’air, et il n’y avait plus aucun courant d’air pour atténuer cette longue sensation d’étouffement.
Puis, un clapotement. Un pas liquide. Au sol, une empreinte de pied venait de troubler la longiligne flaque de rhum. Puis une deuxième apparue. Et une troisième. Quelqu’un approchait, et sa lenteur initiale semblait graduellement s’effacer pour laisser place à une démarche plus sûre. Déterminée, même.
La tête du Baron dodelina un peu. Il fronça les sourcils et claqua sa langue, puis assez subitement, il se déplaça entre Zeb et l’Invité qui se figea sur place aussitôt. Ses mains étaient élevées en signe d’apaisement, mais un pli distinctement agacé s’était creusé entre les sourcils du sorcier. Il parla à nouveau, sur le même ton léger et amusé, mais son expression s’était durcie.
“Opé opé...Craz pas son museau. Atten a ou.”
Le Guédé jeta un coup d’oeil par-dessus son épaule, s’assurant que Skelton n’avait pas bougé, et qu’il portait bien le foulard rouge autour de son cou. Il n’était pas impossible que le zam brutalise le pirate s’il y mettait du sien, mais le plus important était surtout qu’il ne soit pas possédé. Dimanche sentait qu’exorciser cet esprit-là serait aussi laborieux que déplaisant, et il avait d’autres chats à fouetter. Si La Rouille veillait bien à ne pas avaler sa salive, il devrait s’en sortir à peu près indemne. Le Guédé s’écarta d’un pas élégant de danseur, et croisa les bras sur son torse fissuré. Il n’interviendrait pas une seconde fois : maintenant, c’était au pirate de se débrouiller avec son zancèt.
Rien de tel que des retrouvailles père-fils, n’est-ce pas ?
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Zeb Skelton
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Sujet: Re: Tsy Maty Ny Maty Mer 8 Jan 2020 - 12:26
Le rhum atteignit la frontière de cendres. Et quelque part au fond de lui, Zeb sut tout de suite.
C'était dans la poisse qui soudain lestait l'air d'une odeur de goudron. C'était dans les ricanements moites et ravis des fantômes des abysses qui rôdaient toujours autour de la varangue. C'était dans le sourire avenant du Baron qui parlait aux morts. Comme un murmure lugubre, qui dévorait la lumière et lâchait une chape de lassitude et de désespoir sur les épaules de la Rouille.
L'âme qui s'infiltrait par la porte entrebâillée. Il n'avait pas envie de la voir.
Vraiment pas.
Je t'avais prévenu, pauvre fou.
Pourtant la Rouille ne dit rien. Toujours à genoux, assis sur ses talons, il déposa doucement la bouteille de rhum devant lui. Puis, du même geste lent et maîtrisé, il remit la main sur sa cuisse, sans esquisser le moindre geste de défense ou de fuite. Il était bien trop tard pour de telles futilités – bien trop tard pour avoir des regrets.
Puis.
fLoc
La première empreinte se dessina dans la flaque d'alcool.
Malgré les avertissements répétés de Dimanche, Zeb faillit céder à une impulsion stupide et déglutir nerveusement. Mais l'adrénaline avait laissé sa bouche sèche et brûlante.
Floc
fLoc
Une deuxième trace. Une troisième.
Et soudain le pas accéléra, brusque, déterminé. Le Baron s'interposa à une vitesse incompatible avec le déplacement d'un mortel, qui contrastait violemment avec ses précédentes évolutions de danseur et témoignait du sérieux de la situation. Et Zeb n'eut plus aucun doute sur l'identité de son "invité".
Pas à cause de l'attitude de Dimanche, cependant, même pas à cause des empreintes elles-mêmes ou de leur apparente agressivité. Non, ce qui balaya les derniers espoirs du pirate, ce fut sa propre réaction.
Quand le pas fantôme avait brutalement foncé vers lui, Zeb avait tressailli, presque reculé. Il s'était tassé sur lui-même et il avait dû se retenir de rentrer la tête dans les épaules. Vu de l'extérieur, ce n'était qu'un simple (et compréhensible) sursaut de frayeur. Mais Zeb avait bien senti ce qui s'était joué en lui dans cette unique seconde, l'émotion brutale et atavique que dissimulait ce simple réflexe – une angoisse viscérale, ancienne, qui sentait la pourriture et la poussière d'os. Et oui, il avait su. Avec certitude.
"Opé opé...Craz pas son museau. Atten a ou."
Dimanche s'écarta avec aisance, dévoilant à Zeb l'espace libre au-dessus des empreintes humides. Et comme si l'accord tacite du guédé avait été un signal quelconque, le pirate vit.
Ce n'était pas descriptible – par toutes les putains de Neptune, la Rouille n'aurait même pas su dire si ce qu'il voyait existait. C'était une erreur, une griffure dissimulée dans la trame du réel. La mousse grise que l'écume laisse parfois sur les rochers. Un reflet déchiqueté par un miroir brisé. La façon dont la voix résonne et s'étouffe tout à la fois dans le brouillard. La nuit la plus noire, dans l'heure avant l'aube. Tout cela et plus encore, condensé dans un unique tremblement dans l'air, là où une silhouette s'extrayait d'un passage qui n'était pas fait pour être emprunté en ce sens-là.
Ce fut d'abord une main, large et solide, qui s'extirpa de l'éther. La réalité glissa le long de ses doigts calleux comme l'aurait fait un lourd rideau, dévoilant progressivement un avant-bras musculeux, à la peau moins tannée que saturée de taches de rousseur. Dans le même temps, un pied nu avait rempli l'une des empreintes. Un corps s'était dessiné, grand, large d'épaules, simplement vêtu d'un pantalon de toile claire et d'une chemise blanche – dont il avait remonté les manches, bien sûr, il le faisait toujours.
Réprimant un soupir, Zeb baissa les yeux: Dimanche l'avait bien mis en garde sur le fait de ne pas croiser leur regard, n'est-ce pas? Et puis, il savait déjà tout ce qu'il y avait à voir – un bel homme, figé pour toujours dans une fringante trentaine; la mâchoire carrée, l'œil (bleu) vif, une épaisse chevelure auburne qui tombait sur ses épaules.
Un Skelton. Comme lui.
Bien sûr.
Zeb attendit un moment. Il avait l'impression de sentir calme. Mais peut-être qu'en fait il était juste trop enseveli dans la tristesse et la répulsion pour éprouver quoi que ce fut d'autre.
Et puis l'invité qui n'en était pas un se décida à parler.
"Tu as vieilli, fils."
La Rouille inspira par le nez, longuement. Sa main valide se referma en poing sur sa cuisse, serrée à s'en faire blanchir les jointures.
Il pensait s'être préparé au fait d'entendre cette voix, aussi nette et assurée qu'il l'avait toujours connue. Mais vu la manière dont sa poitrine s'était resserrée en étau et la brutale envie de vomir qui lui était remontée aux lèvres, son blindage laissait à désirer.
Néanmoins, Zeb fut agréablement surpris de sentir une pointe de cynisme surnager au milieu de ses émotions en plein naufrage: l'âme qui lui adressait la parole le faisait depuis l'au-delà, pour la première fois depuis quarante ans (ou plusieurs siècles), et elle estimait adéquat de débuter par… un jugement?
Même la mort n'était donc pas suffisante pour que Christopher Skelton se remît en question.
Zeb n'en attendait pas moins de lui.
"Tu pourrais dire quelque chose. Ou au moins lever les yeux, quand ton père te parle."
Encore une fois, l'accent (contrarié) était habituel, le ton (cassant) était connu. Même le reproche (dis à ton fils de causer un peu pour changer) était familier. Mais étrangement, alors que Zeb avait pris les premiers mots du mort comme une claque en plein visage, ceux-là lui paraissaient creux, vains. Hors du temps, hors de la réalité – hors de sa réalité. Le fantôme s'adressait à lui comme son père l'avait toujours fait, oui; exactement comme cet homme avait toujours parlé à son fils. A un petit garçon qui ne savait pas faire la différence entre l'amour et l'oppression.
Chris Skelton n'avait pas changé. Mais Zeb Skelton, lui, n'était plus du tout le même.
"Zebulon. Regarde-moi."
"Non."
Un silence, moins chargé d'hostilité que de stupeur.
"Non?..."
"C'est moi qui t'ai autorisé à passer le cercle. C'est moi qui donne les ordres."
Encore ce silence tétanisé, qui apporta à Zeb une vague de satisfaction vicieuse mais intense. Le pirate glissa un regard en coin vers Dimanche, avant de poursuivre:
"Tu as répondu à un appel qui ne te concernait pas. Alors ou tu sais comment je peux retrouver mon fils, ou tu retournes d'où tu viens."
Quelques secondes de plus. Puis Chris Skelton se décida à réagir, en émettant un bref rire incrédule:
"Eh bien, qui l'aurait cru… Est-ce que tu serais finalement devenu un homme?"
Il y avait de la dérision dans la voix du fantôme, mais aussi (Zeb le perçut très bien) une part de fierté. Sans trop savoir pourquoi, la Rouille trouva cela infiniment plus déplaisant que tous les reproches et ordres qui avaient précédé. S'engouffrant dans son silence, son père reprit sur un ton négligent :
"Mais tu te trompes: cet appel était bien pour moi. Tu as demandé ton sang, Zebulon. T'es quand même pas idiot au point de croire que ce petit gibbon est vraiment de toi?"
La Rouille encaissa visiblement le coup, mais sans se départir d'une certaine dignité qui valait toutes les réponses verbales.
Il savait. Bien sûr qu'il savait. Mais son père, vivant comme défunt, ne pouvait pas comprendre que Zeb avait décidé bien longtemps auparavant que cela n'avait aucune importance.
Le maître charpentier releva la tête, non pas pour dévisager le fantôme, mais pour regarder Dimanche:
"L'entretien est terminé."
"N҉O҉N!"
Le parfum des daturas fut brusquement noyé dans les relents de bitume et de moisissure, la lumière sembla se salir un peu plus. La voix du père de Zeb s'était chargée de quelque chose de grondant et humide (comme des algues coincées dans la gorge) qui fit passer un frisson d'horreur dans le dos du pirate.
"Non. Des années sans une parole, sans une pensée, juste à raconter des c̴o̴n̴n̴e̴r̴i̴e̴s̴ sur mon compte pour le plaisir de tes bâtards, et tu crois vraiment que je vais te laisser t'en sortir comme ça p̴e̴t̴i̴t̴ ̴m̴e̴r̴d̴e̴u̴x̴?! On n'a PAS terminé. Et t̶o̶i̶…"
Interpellé par le changement de ton, Zeb risqua un regard vers le fantôme : comme il le pressentait, Chris Skelton s'était détourné de lui. A présent, il pointait un index menaçant vers Dimanche.
"Toi, t'as pas intérêt à tenter quelque chose. Si je décide de ne plus t'écouter, t̶u̶ ̶s̶a̶i̶s̶ ̶c̶e̶ ̶q̶u̶e̶ ̶ça̶ ̶v̶a̶ ̶d̶o̶n̶n̶e̶r̶."
Sujet: Re: Tsy Maty Ny Maty Dim 13 Sep 2020 - 13:32
Le Baron consentait volontiers au rôle de spectateur lorsque les morts parlaient. Maman avait enseigné que leurs mots, fussent-ils cruels et cassants, dénués de sens ou privés de contexte, n’en demeuraient pas moins sacrés, et qu’il était du devoir d’un Guédé d’écouter.
Mais Dimanche était un peu Diab’, n’est-ce pas ? Et peut-être que si la légende disait vrai et qu’il lui manquait des tessons de coeur par-ci par-là, il n’avait pas ce qu’il fallait pour comprendre l’importance de ces causements. A son sens, morts et vifs étaient faits du même tissu de mensonges. Tsy Maty Ny Maty! Les morts ne le sont pas tant que ça, après tout ! Ces simagrées n’avaient rien de sacré. C’était juste un divertissement. Et c’est pour cela qu’il se contentait volontiers d’être spectateur.
Avec un petit verre de rhum à siroter et une guêpe à croquer, idéalement.
La dispute qui se jouait entre le père et le fils n’avait rien de bien croustillant ceci dit. Au bout de la deuxième moquerie du paternel, Dimanche se retint de justesse de pousser un soupir bruyant. Bah! Quel intérêt ? Voir le petit pirate faire de son mieux pour ne pas se ratatiner davantage devant son mort n’était que moyennement amusant, car le sorcier se doutait bien qu’il était trop déterminé à retrouver son marmaille pour que la confrontation soit réellement dangereuse.
Lorsque La Rouille leva un regard ferme vers lui pour lui signaler qu’il avait assez parlé, Dimanche pencha légèrement la tête de côté en signe d'acquiescement. Il décroisa les bras, et s’apprêtait à parler quand la voix du mort tonna dans l’obscurité de la varangue.
Kosasa aster.
Sa surprise ne fut pas de longue durée - il était ordinaire qu’un zam qui en avait gros sur le coeur refuse de lâcher prise. Il écouta distraitement les reproches vomis avec rage, guettant une réaction de son client avec un petit sourire en coin. Alors Zébulon, out lang na poin le zo ?
“Et toi-”
Si Dimanche attendait d’être amusé, il venait d’être servi royalement : le mort s’adressa directement à lui. D’un ton menaçant.
Même les ténèbres du Bayou en restèrent coites de stupeur, et les yeux des Grands-Brûlés éclatèrent en étincelles rageuses sans qu’ils sortent pour autant de leur statuaire immobilité. Le Guédé haussa les sourcils, et une seconde s’étira en longueur, peut-être le temps qu’il détermine s’il devait prendre la mouche ou non.
Finalement, c’est un beau sourire charmeur qui apparut sur le visage du Calciné. Il écarta les bras, familièrement, la tête penchée de côté comme s’il cajolait un vieux dalon :
“Ah non, compère Skelton! Moi, tenter quelque chose ? Jamais. Ça serait tellement impoli de te chasser du rond!”
Il fit un pas en avant, ceci dit, de ses beaux pas de danseur légers et silencieux. Du bout de ses doigts, il abaissa l’index accusateur de Chris Skelton. Mais leurs doigts ne se touchèrent pas, bien sûr, c’était plutôt comme quand on joue avec la flamme d’une bougie et qu’elle tangue à l’approche d’une main. Prête à moucher. Quand il fut plus près du spectre, il s’amusa à survoler de ses mains brûlantes le large buste du mort (plutôt bel homme, d’ailleurs. Il n’avait pas bien regardé avant.) avant de les poser sur ses épaules. Il était difficile de dire si le fantôme avait encore la liberté de se mouvoir à ce moment, mais tout dans le Bayou semblait s’être alourdi de plusieurs tonnes. La nuit, le vent, la lumière des bougies, le souffle sulfureux des zombis, le silence qui s’installa par la suite.
“Arkout bien” finit par dire le Guédé avec une tendresse qui contrastait horriblement avec la tension qui pétrifiait l’air. Il chantonnait presque, encore une fois, répétant ses propres mots avec un trémolo mielleux. “Ecoute, dalon : tu ne repartiras pas dans le fénoir, promis. Tu ne sera pas oublié deux fois.”
Son sourire s’étira. Presque taquin, cette fois-ci. Ses mains glissèrent des épaules pour venir encadrer le visage dur et miroitant du mort, et une expression trouble de crainte sembla animer le visage de Skelton un bref instant avant que le sorcier n’ajoute d’un ton tout aussi tranquille:
“Une tâche de rouille a besoin d’un peu de citron et de sel, c’est bien connu. Tu feras l’affaire.”
Puis, quelque chose changea dans l’air, aussi soudainement que l’on actionne un pivot et que le décor d’une scène de théâtre cède à un autre tableau. Les doigts du Guédé flamboyant s’étaient enfoncés dans le crâne du mort comme quand on ose empoigner à pleine main une motte de beurre. Le mort hurla, mais son cri fut couvert dans le chant des Grands-Brûlés.
Soulaz son doulèr aster, répétaient-ils tous en choeur, dociles et furieux tout à la fois.
Dimanche brillait de mille feux - ses yeux, sa gorge, la profonde crevasse au carrefour de son torse, ses poignets - tout semblait déborder de magie sous forme d’escarbilles féroces, presque sifflantes. Il brûlait comme une torche dans la nuit aqueuse du Bayou, révélant les replis et secrets de la canopée, les femmes aux yeux luisant dissimulées dans les branches de sappan. Malheureusement pour le pirate, il était obligé de rester dans le cercle, aux premières loges de ce spectacle dangereusement ardent. Le Diab esquissa un pas de danse, un beau tour sur lui-même en entraînant avec lui son cavalier hurlant, et s’agenouilla avec élégance en face de son client. Il tenait fermement les lambeaux de Chris Skelton, réduit à l’état d’étoffe tout à la fois huileuse et vaporeuse entre les doigts fins du sorcier.
Diab souriait toujours. Tranquille. Indifférent sans doute à l’apparente cruauté de son propre geste. Il suivait les règles édictées par Maman, et il les violait avec la même application quand on lui en donnait l’occasion : le mort n’avait pas respecté les conditions de l’invitation dans le cercle, pourtant très simples. Il devait soulager la douleur de son fils, pas la sienne propre. Et par conséquent, il devait s’en acquitter. De gré ou de force.
Son regard incandescent s’arrima aux yeux clairs du pirate, avec ce quelque chose de perçant qui semblait scruter le fond de sa rétine, le fond de son crâne, et plus loin encore, à travers les petites fibres lumineuses d’une réalité toute autre.
“J’ai un cadeau pour ᴉoʇ.”
Il ǝʇ fit un clin d’oeil complice, avant d’abaisser ses mains.
Au sol, avec la bouteille de rhum, se trouvait toujours le violon de Kit. Le sorcier l’empoigna avec délicatesse, et l’instrument prit instantanément feu. Mais pas un feu ordinaire, non - les cordes résistèrent, et le bois fragile du violon, au lieu d’éclater sous l’effet de la chaleur volcanique, se mit à siffler, craqueler, et changer de couleur pour revêtir une couleur noir mat. En y prêtant bien attention, les sifflements n’étaient pas non plus naturels : c’était des bribes de la voix hurlante de Chris Skelton qui s’échappaient de la carcasse de l’instrument. Le brasier s’apaisa aussi rapidement qu’il s’était déclaré. Aucune fumée. Juste un parfum presque écoeurant de rhum et de sel. Autour d’eux, la voix des zombis s’était réduite à un fredonnement sombre et caverneux, indiquant sans doute que le service, cette fois-ci, était bel et bien fini. Le Guédé retourna le violon entre ses mains avec le naturel confondant d’un artisan considérant sa propre création, et se pencha juste pour souffler dans les ouïes. Ce faisant, la caisse de résonance s’illumina doucement de l’intérieur comme l’auraient fait des braises, et la voix du mort se fit entendre faiblement : “NON!!”
Et si mon caf’.
Sans plus de cérémonie, il tendit le violon calciné au pirate.
“On a toujours besoin de sa famille, la Rouille” fit-il au pirate d’un ton savant si affecté qu’on devinait sans mal qu’il s’agissait d’une moquerie. “Qu’on le veuille ou non.”
Un calme presque ordinaire était revenu dans le Bayou. Les bougies brûlaient paisiblement, le vent soufflait dans les feuillages des daturas, et le sorcier avait repris son éclat discret et diminué. Il tendit la main vers la bouteille de rhum et but une longue gorgée. Il pressa le dos de sa main contre ses lèvres, et dévisagea avec un regard rieur son client. Maintenant, il allait falloir expliquer à ce ti père ce qu’il devait faire de ce violon possédé, et pourquoi c’était une indiscutable idée de génie.