Aujourd’hui, Merry May était de bonne humeur. Chose suffisamment rare pour le souligner. Elle était de bonne humeur, mais malheureusement, elle n’avait personne encore pour partager cet état de fait. Il faisait grand soleil sur le port, et la taverne n’était donc pas encore rempli par les joyeux pirates dont elle affectionnait la compagnie. Tant pis, pourrait-on dire, elle attendrait le soir… Mais c’est qu’elle n’aimait pas attendre, Merry May. Pas du tout. Et elle refusait de gâcher son envie de profiter de sa journée.
Une fois n’est pas coutume, elle se tournerait donc vers le Bayou. Son choix de vivre près du port avait décontenancé les siens, certains lui en voulaient même un peu. Mais elle le vivait plutôt bien. Il faut dire, sa solitude lui convenait la plupart du temps… Mais pas aujourd’hui. Et elle avait sa petite idée de vers qui se tourner.

Elle attrapa la bouteille de rhum neuve qui trônait sur sa table et sortit en un tourbillon de jupons mal assorti, direction les profondeurs et les mystères du Bayou.

Le grand soleil ne tarda pas à se faire oublier au profit de la végétation dense et lourde, conférant une atmosphère étouffante au lieu. Cette atmosphère était très dérangeante pour tout étrangers à la grande famille des Bayouteux. Pour ces derniers… Rien n’était plus confortable que cette humidité saturée d’odeurs capiteuses.
Merry May avançait avec aisance, jonglant entre les ponts, les pierres et la mousse. De tant à autres, elle portait le goulot de la bouteille à ses lèvres, s’octroyant une grande rasade de rhum.

C’est sans encombre qu’elle parvint à son objectif : une cabane sur pilotis, faisant partie du cercle de maisonnées entourant la demeure de Maman Brigitte. Elle venait rendre visite au seul Guédé pour qui elle avait un peu d’affection, ou du moins le plus d’atomes crochus : le Baron Vendredi, plus communément appelé Panzou.

Merry May s’approcha à grande enjambés de la porte sur qui elle écrasa sans ménagement son poing.

- Panzou ! Eh !! T’es là ? Il y a plutôt intérêt, j’vais pas la boire toute seule c’te bouteille de rhum !

D’habitude sans gêne, la jeune femme s’abstint cependant de rentrer dans la cabane. Elle connaissait la réputation sulfureuse du garçon et n’avait aucune envie de le surprendre en pleine action.

Quand il s'éveille, les yeux de Panzou semblent voilés par un rideau de pluie, et l'or de ses iris s'éparpille dedans en fragments de soleil. Ils mettent un peu de temps à se vider, un peu comme un évier. Un joli évier.
Cela fait longtemps pourtant, que Panzou ne se lève plus avec le soleil, à force de se perdre dans la nuit. Et puis, il aime dormir Panzou, il ne se soucie pas de l'heure. Il ne se soucie de rien.

Ce matin, c'est une voix qui le réveille.

— Panzou ! Eh !! T’es là ? Il y a plutôt intérêt, j’vais pas la boire toute seule c’te bouteille de rhum !

Reconnaissant la voix rauque – et la brutalité, aussi – de Merry May, un sourire roule sur ses lèvres comme la houle. Désertant son lit, qui est vide aujourd'hui, Panzou dévale les étages de sa maisonnée et s'élance en direction de la porte d'entrée, qu'il ouvre à la volée.
Ah, il a oublié d'enfiler un vêtement. Il oublie souvent.

Ses yeux se plissent légèrement, irrités par la force du jour.

— Salut, Merry May, dit-il de sa voix lente et douce, dévoilant ses dents du bonheur.

Son regard, presque clair maintenant, s'attarde malgré tout un moment sur la bouteille dans les mains de l'Incandescente.

— Tu veux rentrer ?

Il fait un pas en arrière, retrouvant la pénombre de son foyer, mais son sourire continue de briller.

note 1:

note 2:

La Canaille du Bayou lui ouvre enfin. Nu. Et cela ne la dérange nullement. Ce qui aurait pu gêner, dans une moindre mesure, la jeune femme, aurait été de se retrouver nez à nez avec une de ses nombreuses soupirantes éconduites au bout d’une nuit. Elle fut donc soulagée de trouver le garçon seul, qu’il soit habillé ou non. Merry May n’était jamais très à l’aise quand on la confrontait avec d’autres femmes. Elle ne les comprenait, et leur faisait souvent peur. Ou les dégoûtait, ce qui était encore plus drôle !

- Tu veux rentrer ?

Elle ne se fit pas prier. Emboitant le pas au jeune homme, elle pénétra dans son antre. Et par les loas, qu’est-ce qu’elle aimait la bicoque de Panzou ! C’était un bordel sans nom, oui… Mais il était accueillant, chaleureux, créatif, rassurant. Tous les éléments qui appelaient la mer la mettaient aux anges, et elle adorait les fresques murales qui explosaient en une myriade de couleurs sous ses yeux. Le verdâtre monotone du Bayou prenait enfin ici, et elle appréciait pouvoir y échapper parfois.
D’un geste tendre, elle laissa courir sa main sur une des lignes colorées du mur. Beaucoup se sentiraient perdu ici, tant le chaos régnait… Mais vu le souk qui régnait dans sa propre cabane, ça lui était une ambiance plutôt naturelle. Une atmosphère rassurante.

Après avoir laissé échapper un soupir de bonheur, elle attrapa la première frusque -à moins que ça ne soit un chiffon ?- qui lui tomba sous la main, et l’envoya sans ménagement à Panzou, toujours en souriant.

- Eh, enfile moi ça toi ! C’pas que ça m’gêne, mais j’pas envie que ta terrible mère s’fasse des idées ! J’risquerai d’passer un sale quart d’heure… Et elle m’fait suffisamment peur comme ça !

Même les plus courageux et tête brulée des bayouteux craignaient Maman Brigitte et son couroux. Ce n’était qu’une question de bon sens après tout.

- Bon, j’te la fais courte ! Aujourd’hui ne mérite pas qu’on s’morfonde. Et pour éviter ça, rien d’mieux que le rhum. Et t’es le seul qui mérite c’te bouteille et ma compagnie !

Merry May ressent beaucoup de sympathie pour Panzou. Tout simplement parce qu’il est le fils des eaux, mais aussi et surtout le moins orgueilleux de ses frères. Et même si la voix et l’attitude brutale tranche avec la douceur et la lascivité du garçon, sa compagnie lui reste très agréable. Un goût d’Océan dans le marais poisseux qu’est le Bayou.

- Qu’est-c’que t’en dit ? J’ai pas l’air de t’déranger. Puis même si c’tait le cas, tu refuserais pas une bouteille si alléchante j’espère ?

Sans attendre de réponse, Merry May fit sauter le bouchon de liège afin de s’administrer une nouvelle rasade. Du véritable bonheur liquide.

Sans quitter son sourire, car après tout il le quitte rarement, Panzou attrape le linge et s'en couvre docilement.

— ...mais j’pas envie que ta terrible mère s’fasse des idées ! J’risquerai d’passer un sale quart d’heure… Et elle m’fait suffisamment peur comme ça !

Le sourire vacille légèrement. Parfois, l'aura de Maman Brigitte le rassure et le rend même un peu fier. Parfois, c'est encombrant, lourd, ça refroidit tout l'atmosphère. Même dans sa maison.

— Elle ne fera rien... il dit tout bas, presque timidement, mais en vérité il n'est pas sûr. Merry May est déjà passée à autre chose, et ça le tranquillise.
— Aujourd’hui ne mérite pas qu’on s’morfonde. Et pour éviter ça, rien d’mieux que le rhum. Et t’es le seul qui mérite c’te bouteille et ma compagnie !

Le sourire de Panzou s'ouvre comme les volets d'une fenêtre au petit jour. Le soleil s'engouffre dans son visage et illumine tout l'espace. Ce n'est pas le rhum, c'est l'enthousiasme, qui l'éclaire comme ça.

Il regarde Merry May prendre une grande gorgée, libre et franche, et lui offre une moue amusée et vaguement, faussement blasée. Puis il s'approche, lui prend la bouteille des mains, et prend une gorgée encore plus grande, encore plus libre et franche.

— WOUH ! s'exclame-t-il, déposant un baiser sur la joue de Merry.

Il lui redonne la bouteille et s'approche d'un miroir fendu accroché à un mur – un de ses murs constellés de gribouillis – pour attacher ses cheveux.

— J'ai envie de sortir aujourd'hui. J'ai envie d'aller LOIN ! il se sent plein de vie, trop plein de vie. Envie d'aller sur la mer avec toi.

Avec Merry May, il n'y a jamais eu d'ambiguité, jamais eu de tension. Tout est simple. Tout est libre et franc, comme une gorgée de rhum.

Le sourire lumineux de Panzou est contagieux, il éclabousse la pièce de joie et de bonne humeur et Merry May aussi, par la même occasion. Celui lui fait du bien de plonger dans la joie simple du quotidien de temps en temps, juste se laisser porter par les flots sans s’engouffrer dans une de ses sombres vagues.
Même son baiser sur la joue lui fait plaisir, elle qui repousse d’habitude les démonstrations d’affection trop sauvage, celle dont elle ne s’attend pas.

- J'ai envie de sortir aujourd'hui. J'ai envie d'aller LOIN ! Envie d'aller sur la mer avec toi.

Cette fois-ci, la jeune femme ne se contente pas de réfleter le sourire de Panzou. C’est un véritable sourire qui éclaire son visage, grand, sincère, de ceux qui dévoilent toutes les dents. La mer ! La mer avec Panzou, le guédé des eaux ! En voilà une journée qui s’annonce parfaite.

Seule, elle ne pouvait voguer bien loin. L’énergie du Bayou l’aspirait irrémédiablement vers lui, la vidant de ses forces au fur et à mesure de son éloignement. Mais pour une aventure, ou quand elle était accompagnée… Peut-être l’île de Jamais comprenait-elle que quand elle partait seule, c’était pour ne jamais revenir. Cette île était pire qu’une amante jalouse après tout…

-Ton idée est géniale, Panzou ! Alala… Si tous les hommes pouvaient m’parler comme toi !

Il y aurait bien moins de phalanges brisés au Port. Ou de bouts de dents traînant par terre. Ou de vomi  puant la frayeur… Et tant d’autres choses encore, conséquences directes d’une des idées ingénieuses de la sorcière en colère.

-Fais moi découvrir ton monde des Abysses, guédé et réalise mon rêve !

Aucun mépris face à ce titre, juste une sincère admiration pour les origines de son ami. Et les pouvoirs que cela lui procure.

— Ton idée est géniale, Panzou ! Alala… Si tous les hommes pouvaient m’parler comme toi !

Il sourit vaguement, au fond de lui il sait que c'est agréable quand on le compare aux autres hommes. Il semble alors se souvenir qu'il est un homme.

Panzou enfile un ample pantalon blanc et un veston de gros lin dépourvu de manches. Sa peau parait plus foncée encore sous le tissu pâle. L'appel de l'Océan enfle dans son coeur, il a le goût du sel et de l'aventure.

— Fais moi découvrir ton monde des Abysses, guédé et réalise mon rêve !

Panzou darde sur elle son regard doré, un peu confus. Ces derniers temps, la Mer est plus froide que jamais. Il résiste encore à ses assauts glacés, mais n'est pas sûr de pouvoir en protéger ses invités, comme il les appelle. Le souvenir de Babylone s'infiltre dans sa mémoire, une douce chaleur l'étreint, mais le retient aussi.
Déjà alors, Babylone ne le sait pas, le froid avait manqué de l'emporter. Seule la flamme de leur désir les avait préservé des doigts acérés de ce nouveau mal qui paralysait le Pays, jusque dans ses eaux. Et avec Merry May, il n'y avait nul désir, rien qu'une amitié solide qu'il chérissait de tout son coeur, mais dont la chaleur était trop tendre pour éloigner les griffes du froid.

— J'ai peur que les abysses te gardent pour elles si je t'y emmène, May. Il met toute la chaleur possible dans son sourire, car Panzou ne sait pas affronter la déception d'autrui. Par contre, nous pouvons prendre ma barque et explorer les Atolls Secrets, ceux qui viennent de naitre des flots.

Les Atolls l'intriguent depuis longtemps, mais jusqu'alors la paresse l'a toujours empêché de céder à la curiosité.
Il espère que la diversion sera efficace et que la voix de Merry May sera encore toute empreinte de joie et d'entrain. Un Atoll vaut-il un Abysse ? Pour celui qui n'est pas fils d'un démon de l'eau, sûrement, sûrement.

Il guette la réaction, doucement inquiet.

Le regard confus de son camarade Bayouteux n’échappe pas aux yeux acérés de la jeune femme. Ni la tristesse qui se cache dans les recoins. Elle n’aime pas que son ami à la joie si enfantine puisse perdre de son entrain, alors elle n’insistera pas. Mais peut-être peut-elle se permettre de poser une ou deux questions …? L’Océan la fascine, elle peut le regarder pendant des heures. Et grâce à ça, elle a bien remarqué que quelque chose clochait. Pour qui ne regarderait pas les remous d’assez près, on pourrait presque croire que l’Océan est mort, épuisé après son déferlement de violence… Et cela dérange Merry May, de ne pas se retrouver dans la violence des vagues, de ne pas pouvoir y purger ses tempétueuses émotions…

Avec un sourire indulgent, et toute la douceur qu’elle est capable de mettre dans ses yeux ambrés, Merry pose sa main sur le bras de Panzou.

- J’comprend très bien, ne t’en fait pas… Les Atolls sont une très bonne idée ouais !

Elle marque une hésitation, hésite à faire part de ses observations de peur de blesser le jeune homme. Après tout, les changements de l’Océan doivent avoir bien plus d’impact sur lui que sur elle…
Elle secoue doucement la tête, avant de désigner la porte d’un coup de menton.

- On y va alors ?

Peut-être osera-t-elle lui poser des questions sur le trajet, sur le ton de la conversation… En attendant, elle préfère lui emboîter joyeusement le pas sans assombrir l’humeur aventureuse qui les anime tous les deux.

hrp:

Il fait froid.
C'est la première chose qui marque Panzou lorsqu'ils émergent du Bayou, car le Bayou est encore préservé des troubles qui agitent le Pays. Le Bayou est toujours l'exception ; mais Panzou ne réfléchit pas trop à ces choses-là.

— J'espère que les sirènes n'ont pas trop froid. dit-il pensivement alors qu'ils arrivent sur la plage. Son regard erre à demi sur l'horizon bleu, tandis qu'il tire sa barque blanche jusqu'au rivage. Grimpe, Merry, ajoute-t-il avec un sourire.

Il pousse la barque, contractant les muscles de ses bras. Le vent frais fait frissonner sa peau et ses tatouages blancs clignotent. Il bondit gracieusement dans sa barque et relève la tête vers le ciel immense. Le froid est déjà plus supportable d'ici. Plus doux. Plus amical. L'eau commence à les entrainer, mollement.
Panzou reprend la bouteille. Il se demande s'il aurait du en prévoir une pour son Père. Il y a toujours du rhum dans les offrandes.

— Tu es déjà dans les Atolls n'est-ce pas ? Avec tes amis les blancs. lance-t-il d'un air tendre et vaguement malicieux. [/color] Tu sais, moi, je n'y suis jamais allé.[/color]

Panzou, ce n'est pas un aventurier.
Ce n'est même presque pas un guédé.