Elle avait commencé tôt à ramasser ses fruits, s’engageant dans la ramure de l’Arbre de façon assurée, l’adolescente se trouvant dans son élément, à sauter entre les branches, grimpant toujours plus haut. Il fallait pourtant avoir le cœur accroché pour la regarder, tant parfois elle semblait sur le point de glisser de sa branche, l’équilibre comme sur le fil d’un rasoir.

Elle avait relevé ses cheveux en un chignon lâche pour découvrir sa nuque, et avait opté pour une salopette courte, et un débardeur couleur corail : l’Echasse s’était décidée pour du léger, visiblement en sueur dès que les températures grimpaient trop. Elle avait jeté un œil aux oiseaux du Grand Arbre, vérifiant que ses petits protégés allaient bien, leur laissant parfois de l’eau entre deux branches lorsqu’elle voyait des petits.

La journée avançait, et elle avait fini par arriver à bout du travail. Il était temps de s’éclipser.

Feather redescendit du haut des branchages, et alla déposer son panier du jour avec celui des autres, essuyant son front avec le bas de son débardeur en se relevant. Elle attendit un peu que les autres grimpeurs s’éloignent, fourra deux pêches dans ses poches, et fila comme une étincelle après un salut de la main en dépassant le groupe. Elle ne leur laissa pas le temps de lui demander sa destination.

Elle n’avait pensé qu’à ça toute la journée. C’est qu’elle les appréciait, les chasseurs : eux, ils savent se battre, ils sont forts, et ils ont tous un peu la classe. Ils peuvent protéger les autres. Et cet après-midi, elle voyait le Chiendent. Il l’impressionnait vraiment, il sent fort et il parle peu, mais quand il bouge, c’est tellement différent de ce que Feather a l’habitude de faire, et elle a parfois les yeux ronds en le regardant. Elle enviait leur groupe, les chasseurs ayant toujours l’air dans l’action, et ça lui manquait de temps en temps, quand elle était planquée dans les branches de son cher Grand Arbre.

Elle descendait l’arbre à toute vitesse, manquant de glisser dans les escaliers, bousculant au passage un ou deux garçons dans un rire éclatant. Arrivée sur la terre ferme, elle reprit son souffle, agitant les bras d’une manière peu gracieuse pour essayer de se refroidir. Marchant en fredonnant vers les bois, elle s’arrêta à l’orée, grimpant sur un tronc, avant de se hisser à la force ses bras sur une des branches, suffisamment épaisse. Elle aurait pu choisir de rester en bas pour se mettre à l’ombre, mais Feather toute sa vie consiste à se donner à fond. Elle s’assit ses jambes de chaque côté de la branche, le dos contre le tronc, avant de saisir une des pêches de sa poche, et de croquer dans le fruit à pleines dents.

Et puis il faut avouer que la vue est toujours mieux, même 3 petits mètres au-dessus du sol.

Dusty ne retient pas bien le nom des autres Perdus.

Il sait reconnaître la couleur des cheveux de Peekaboo, elle fait tâche avec tout le reste. Il sait entendre la maladresse de Bambi quand elle essaye de rassembler ses Enfants Chasseurs. Il peut même savoir que la Plum-Pudding arrive, c'est quand tout le monde a l'air méchant.

Dusty retient tant de choses, mais si peu de prénoms.

Ecoutez tous.

- La Chasse est finie !

Qu'on dit.

Oui c'est fini ?

Les gamins s'éparpillent. Tout le monde remonte à l'Arbre pour déposer le butin en carne écorchée. C'est bon, même le plus petit gibier suffit à faire grimper la pile de viande séchée. Les mouches harcèlent les visages qui restent trop longtemps, ça pue. On s'en va.

Personne ne cherche à rattraper Dusty. Avant, pendant, après. On le laisse aller et venir, parce qu'on sait qu'il revient toujours. Comme un vrai Chiendent. Il est toujours là quelque part, silencieux, mais ça nous chatouille la peau parce qu'on sait.

On sait qu'on se débarrasse pas de ces saloperies de la terre.

Le sol chauffe sous les pieds. Il fait soleil, un zéphyr froisse les feuillages. C'est doux et son pas progresse un peu hors des jeux d'enfants, de la faune bipède locale et des cris de folie. Là-bas les alentours c'est toujours un peu plus le calme alors c'est ici qu'il va.

Je l'entends

Plus loin, encore. Près de la cime,
Elle est là.

Si haut

Les yeux amarantes se lèvent vers le disque solaire,
ça casse la vue comme une sortie de tunnel.
C'est là qu'elle est, l'acrobate du ciel et de la flore. Perchée, Si haut.

Dusty ne dit rien, sa bouche est cousue de silence. Il aperçoit la Grimpeuse, avec sa crinière de jais emballée tout dans une coiffure trop sophistiquée pour lui. Elle mange quelque chose, un fruit. C'est le parfum qui tombe sur son ouïe comme un filet de pêche qui le lui dit.

Dusty ne dit rien.
Tout en bas, des mètres en-dessous de l'Oiseau, ses lèvres forment la contraction significative du sifflement. Il joue trois notes qui vrillent la terre comme le signal.

Celui des Chasseurs qui se retrouvent enfin.

Il ne lui a pas fallu attendre longtemps perchée dans les airs, qu’il arrivait. Elle se contorsionne, regarde la branche pour jauger si elle est assez solide, avant de finir par se décaler, ayant visiblement décidé qu’elle pourrait les soutenir tous les deux. Elle se penche un peu, une main agrippée à l’écorce telle une serre.

Il est là, au sol, il relève la tête vers elle, et elle lui sourit. Elle sait que ça ne sert à rien de s’étaler en conversation avec Dusty, alors quand il siffle son sourire s’élargit encore, sans dévoiler pourtant ses dents. Pas de « salut », pas de « ca va », ça sert à rien.

Pfuiii, pfuiii, pfuiii.

Ca la fait se sentir un peu spéciale. Dusty aussi, il est spécial, elle se demande souvent pourquoi les mots ont l’air de lui bruler les lèvres quand il les prononce, mais elle ne lui a jamais demandé : peut-être que comme elle, il a oublié pourquoi il était comme ça, ou peut-être qu’il s’en souvient, et que c’est pour ça qu’il est presque toujours paré de son mutisme. Parfois, elle a l’impression de le connaitre sans le connaitre, elle a toujours une drôle d’impression avec ceux qui disent pas grand-chose. Mais généralement, elle essaie de ne pas y penser.

Après tout, on est que des enfants.

- Tu grimpe ?

Joignant comme le geste à la parole, elle sort le deuxième fruit, lui montrant presque comme un appât et elle désigne ensuite l’espace à côté d’elle. Elle se sent joueuse, elle a envie de voir si il viendra, si il arrive à se déraciner, le Chiendent. Elle rit un peu, rauque comme un corbeau, agitant ses pieds dans le vide, avant d’engloutir le reste de sa pêche, crachant le noyau sur le côté.
Ça fera un nouvel arbre, plus tard, peut-être demain. Qui sait ce que l’ile en fera ?

- Ou tu voulais allez quelques part ? Comme ça, je descends.

Son sourire s’efface, pour laisser place à l’interrogation, les yeux pourtant toujours plissés, traversés par un éclat avec une touche de malice. L’Echasse finit par se laisser pendre à la branche, se faisant tomber en arrière, ses genoux serrés pour lutter contre la gravité et le fait de finir par terre. Elle plante ses prunelles cendrées dans celle du blond, la tête à l’envers.

Si il ne grimpe pas, elle le fera grimper autre part. Ils ne sont pas souvent en reste tous les deux, ils sont inventifs quand il s’agit de faire des trucs pas malins, et accessoirement un peu dangereux, alors elle n’est pas trop inquiète.

Feather elle a cette auréole imaginaire au-dessus du crâne. Du genre de celle impalpable mais qu'on sent quand même, comme une brise. C'est ce qu'il se dit Dusty, au moment où ses yeux écarlates rencontrent la voûte et le soleil.

Est-ce qu'il grimpe, Dusty ? Oui, mais jamais aussi bien que l’Échasse. Le dos du Chasseur est plus lourd que celui de la grive, quand son pas se coince dans l'écorce, il fait trop de bruit.

Son regard s'anime mais l'expression de son visage demeure inchangée, il observe le fruit qu'on lui présente. C'est quoi, une récompense ? Une motivation pour grimper ? Dusty ne l'entend pas de cette oreille, il dégaine son couteau qui émet le cristallin significatif de toute lame tranchante.

Et sur le tronc où repose la Céleste, il appose une croix.

- Départ.

C'est tout.

La volatile les cheveux de jais balance dans le vide, l'air taquin. Ses gestes sont si fluides, si aisés ! Oh, Dusty pourrait vraiment l'envier. Mais on ne sait pas, derrière la barrière de ses lèvres, quels mots se bousculent.

- La course ?

Il propose. Ses yeux grenats fixent le rideau de sylve qui s'étend de ses pieds jusqu'à la crête des montagnes.

Alors bel Oiseau, quittes-tu le nid pour aller chasser avec moi ?
Aucune branche n'est suffisamment robuste pour supporter à l'éternité,
même le plus petit des poids.

Ses pupilles suivent la lame du couteau quand il le dégaine, et fixent quelques secondes la croix apposée par le blondinet. Il n’a pas bougé du sol, les pieds bien fixés à la terre : il ne grimpera pas maintenant. Elle suit le mouvement du métal affuté, s’agitant un peu, toujours dans le mauvais sens.

C’était le départ, mais le départ de quoi ? Une chasse au trésor ? Il a une autre idée en tête, c’est sûr, alors elle se tord, pour se revenir comme il faut, la tête à l’endroit, renonçant à son projet. L’Echasse remet le fruit dans sa poche, elle se dit qu’il le voudra peut-être plus tard.

- La course ?

Ses yeux se plissent de ravissement, et l’adolescente n’attend pas un instant de plus pour glisser comme un courant d’air pour rejoindre la terre ferme, glissant contre le tronc avec une agilité qui lui va bien. Elle s’humecte les lèvres, déjà avide de la sensation du vent sur sa peau, avant d’acquiescer du menton vers le Chiendent. C’est d’accord.

Elle refuse rarement une course, surtout dans la forêt : c’est le meilleur endroit.

- Jusqu’où ? Tu donnes le « top » !

C’est tout ce qu’elle avait besoin de savoir, pour ne pas avoir à le suivre.

Ses muscles se tendent naturellement, comme un ressors sous pression qui n’attend que d’être relâchés pour bondir. Elle glisse ses iris bistres vers le Terrestre, alors que lui fixe devant lui, regardant leur futur parcours comme si il connaissait déjà exactement sa fin.

Il ressemblait à une statue, avec ses écailles de crasse, de sang et de terre craquelées qui habillent sa peau, une statue qui bouge. Elle se demandait à quel point cette statue-là pouvait bouger vite, les pieds en contact avec son élément.

Aujourd'hui, Dusty porte un tee-shirt noir et un pantalon couleur sable avec plein de poches. Comme les soldats du désert. Et puis il a ses chausses qui montent au-dessus des chevilles et qui avalent la fin de son treillis. Vraiment comme les militaires.

Son index dessine la courbe du soleil.

- S'il disparaît derrière les montagnes. Terminé.

Il regarde Feather. Elle a l'entrain qui lui colle à la peau, le désir de s'envoler. Est-ce qu'elle est déçue de ne pas avoir pu faire grimper le Chasseur à son arbre ? Si elle court, son fruit se fera écraser. Si elle court, elle grimpera. C'est à ce moment-là que Dusty regardera.

- Au pied du Sommet Enneigé.

Un geste du bras lui fait s'essuyer le nez comme si ça grattait. Il renifle. Dusty on dirait qu'il pèse trois tonnes avec sa dégaine lente et costaude. Une rotation du cou lui fait craquer ses cervicales, son corps se plie pour entamer un bref étirement qui navigue de la jambe droite à la gauche, les paumes calées sur ses cuisses.

- Le signal tu l'as déjà entendu.

Les trois notes.

Son genou se pose sur des starting-blocks imaginaires. Le silence qui s'étend entre eux a quelque chose du challenge mais ça n'a rien de grave. Dusty il est comme ça, à débarquer quelque part et à tout de suite lancer les hostilités. Il perd pas de temps, pas de salive, il se livre au danger. Alors il économise tout pour quand ce sera pour de vrai.

Le corps tendu comme un arc, il targue la flore qui semble s'écarter comme un bouquet de fleurs droit devant. Est-ce que Feather le voit ? Cet abri de tous les dangers. Par-là c'est les Profondeurs Périlleuses, est-ce qu'elle saura s'élever dans tous ces branchages croche-pied ?

On entend les cœurs battre, pleins de suspens. Presque à l'unisson. C'est sérieux.
Chiendent offre un dernier regard à l'Oiseau.

Et il libère le signal.

Elle regarde l’astre qui est devenu à présent un sablier pour eux, c’est l’arbitre de leur course. Son regard glisse vers le reste des arbres, cette forêt dense qu’ils s’apprêtent à traverser à toute allure, comme des étincelles d’énergie, comme des gosses. Elle ne pense déjà plus à la pêche qui finira en purée, et à sa Mère qui la rouspètera, c’est pour plus tard ça, pour l’instant ce qui compte, c’est courir contre lui.

Ou peut-être avec lui ?

Jusqu’au pied de la montagne.

Feather ne fait qu’hocher la tête pour lui signifier qu’elle l’a entendu et compris, le silence est trop beau pour être brisé. Elle a le cœur qui bat fort, comme lorsqu’elle s’apprête à essayer de sauter un vide trop grand, et ça tape dans ses oreilles. Elle sent le vide qui se fait dans sa tête, il ne reste plus que l’idée de courir, et ce qu’elle veut sentir. Sa cage thoracique se gonfle alors qu’elle prend une grande inspiration, comme si l’air à l’intérieur allait la rendre plus légère qu’elle ne l’est déjà, mais un instant après, et elle souffle déjà.

Sa respiration s’entend à peine tant elle est calme.

Il craque comme du vieux bois à côté d’elle, on dirait les planches de la cabane des Grimpeurs. Elle se dit qu’elle a l’air tout frêle à côté du Chiendent, il pourrait la briser, si il arrivait à l’attraper. Feather se penche, le buste proche du sol, imitant la position de celui qu’elle affronte, mais elle a un mince sourire qui lui étire les lèvres, les pupilles dilatées par l’envie. Elle lui jette un dernier regard, alors qu’il siffle.

Enfin.

Il a à peine fini de vriller le silence, que ses jambes se détendent, et elle s’élance à travers la sylve, tout droit, comme une flèche. Les premiers arbustes qu’elle croise lui griffent les jambes, alors elle saute les suivants, et finit par avaler le chemin entre les arbres à chaque foulée. Son corps se penche sous les branches trop basses, glisse sur les endroits moussus, ses chevilles jouent avec le terrain accidenté, composant une harmonieuse mélodie corporelle. Un tronc couché apparait sur son chemin, et elle se contente de le sauter, s’élevant sur sol presque naturellement, les mains en contact avec le bois humide. Elle ne fait plus assez attention.

Son pied fini par déraper avant qu’elle prenne totalement son envol, et elle est ramenée au sol violement, s’écorchant mains et genoux lors de l’atterrissage forcé. Elle souffle tout ce qu’elle a dans les poumons, forçant sur ses bras pour se relever le plus vite possible, avant de redémarrer. Ses pieds se remettent à claquer sur le sol, alors que le jus du fruit dans sa poche lui coule le long de la jambe. Elle n’a cherché qu’une seconde la Mauvaise Herbe des yeux en se relevant, pour voir si il était devant elle.

BOUM BOUM BOUM BOUM !

C'est le bruit des talons sur la terre, ça tambourine et fait tout trembler en son dedans, os comme boyaux. Dusty qui court c'est un peu comme voir l'animal remis en liberté, c'est si fort. S'il courait moins vite, peut-être qu'on pourrait voir le sourire qui borde ses lèvres.

Partir à la Chasse.

Quand c'est ce qui arrive, Enfant Chiendent est beaucoup moins bruyant. Il serait accroupi entre deux taillis... à scruter parmi le feuillage... le souffle patient et le cœur discipliné... Mais là non. Tout est très cinglant, ses jambes se font fouetter par tout ce qui passe comme les branches et il manque à plusieurs reprises de faucher une racine mal élevée prête à faire tomber.

Entre ses côtes les poumons pulsent comme une pompe à air pendant que le Boum Boum des familles s'affaire à irriguer tout ce sang qui est demandé tout à coup. Ses veines ressortent, sur le dos de ses mains, sur ses poignets, autour du cou comme un collier. Les poings serrés, Chiendent s'élance et disparaît à travers la forêt. Oui on dirait vraiment une bête libérée.

Et que fait l’Échasse ? Dusty la voyait entre les arbres épars qui filaient à la vitesse éclair, avant qu'elle ne meurt quelque part derrières les lianes. Il l'imagine danser à travers toute la sylve en prenant les chemins du ciel par les troncs qui font des serpents gargantuesques à travers cette jungle des enfers.
Est-ce qu'elle est déjà arrivée ? Il se demande.

Là-haut il fait chaleur, les habits collent à la peau comme en post-printemps. Au-dessus des têtes la canopée recouvre le sol d'un épais voile d'ombre, ça étouffe l'oxygène.
Son pas enjambe plusieurs trucs de la nature, humides et terreux. Le humus trempé glisse sous ses semelles, Dusty emporte avec lui de la mousse qui s'attache à son tee-shirt et remplit ses pompes de bave sale et dégoûtante. Plusieurs fois dans les virages, ses dérapages le font couler comme sur du verglas.

Si au départ c'est plutôt drôle, son nez finit par tiquer quand il respire un parfum familier qui appartient à la funambule céleste. Elle est là-bas, en train de se relever. Quoi elle est tombée ? Elle est vraiment tombée ?? Aucun oiseau ne devrait rester collé à terre pendant la course.

Dusty très vite, il effleure les flancs de la jolie volatile, passe très très près, et il a tout juste le temps de lâcher sa petite pique venimeuse mais pas bien corrosive.

- GRIMPEUR à TERRE !

Et il prend de la marge le saligaud, il survole le tronc couché sur la terre en faisant éclabousser des gerbes de minéraux à sa suite comme une taupe. Si Feather se relève pas, c'est qu'aujourd'hui l'oiseau est pas d'humeur à prendre son envol. Et Dusty, il conçoit pas ça. Impossible.

Un peu plus loin (beaucoup plus loin), il se rend à l'évidence devant le dragon d'eau d'une rivière qui fend la terre en deux. C'est si rapide et mouvementé, personne peut approcher du courant. Un chemin quelque part ? Il cherche le Chiendent, truffe au sol, à l'affût d'un passage pour escalader le flux aqueux qui chasse les intrus.

Elle entendait son râle, son souffle animal au Chiendent, et c’est qu’il la nargue, passant tout à côté d’elle alors qu’elle est tombée. Trop de racines, au sol, elle se cherche des excuses, l’acrobate.

Tombée. On continue.

Feather, elle en démord pas, les genoux pleins de boue, de cailloux, du jus et d’un tout petit peu de son sang, elle sent son cœur qui tape encore plus fort, quand il se moque d’elle. Le salaud. Alors quand elle se relève pour le poursuivre, elle crie, comme pour lui dire que si il avait cru qu’elle renonçait, il se foutait un de ses gros doigts sales dans l’œil. Elle articule à moitié un truc, mais ça sonne juste dur, c’est rauque, et c’est fort. On pourrait presque croire qu’elle est énervée, le visage crasseux, les sourcils froncés, elle ressemble à a petit animal qui à la rage d’aller plus loin.

Mais quand elle se remet enfin à courir après cette seconde dans la boue, elle se met à rire. Elle est toute sale, mais c’est un rire qui décrasse tout, il fait du bien. Son visage se détend d’un coup, elle ressent le vent : c’était qu’un instant sans lui. Elle reprend la course, comme si rien ne s’était passé, et la seule chose qui témoigne de sa chute, c’est tout ce sol qui s’est accroché à elle, peut-être pour essayer de voler avec elle, la prochaine fois qu’elle sautera.

Il laisse des grosses traces dans l’humus, le lourdaud, alors c’est pas trop difficile de voir ou il est passé. Une vraie brute, qu’elle se dit. Il n’évite rien, il court, il a son but, il casse tout, pendant que le reste ne fait que l’égratigner. Ils courent un moment, pas loin du coude à coude, c’est qu’il y en a de la distance, jusqu’aux Pointes. Leur sablier solaire leur laisse encore du temps, c’est qu’ils filent à toute vitesse, les deux enfants.
La chaleur commence à l’étouffer, elle transpire, elle respire plus fort, le front et la nuque humide, ça dégouline trop, il lui faut de l’air.

Et là, les arbres s’ouvrent d’un coup, et ce qu’elle entendait se précise, c’est de l’eau, alors elle se stope rapidement, parce que ça la glace. Elle retient sa respiration, un peu, parce qu’elle réfléchit, et peut-être parce qu’elle veut pas que l’onde sente sa présence. Pitié, pas de sirène. Juste pas de sirène. Elle doit pas toucher l’eau.

Jouons à chat perché, alors.

Elle regarde vite, elle a les yeux qui regardent en l’air, et déjà elle grimpe sur un tronc tout tordu, s’y accrochant fort, pour s’éloigner de cette eau si terrible pour tous les deux. Elle jette un œil au Chasseur, qui cherche, en bas, alors que ses lèvres à elle s’étirent. Devant, il y a ce pont dans les arbres, qu’on voit quand on est grimpeur, on sait qu’il y a un chemin, il en a toujours un quand on saute loin. Elle sait, elle a l’habitude et elle doit sauter, sauter loin, comme elle aime. Ca fait un grand vide, et en dessous, il y a l’eau, alors elle s’avance sur le bois, elle court, puis elle s’élance. Elle a l’air de dire « regarde-moi ».

Il y a cet instant, cette seconde où son palpitant a toujours l’air de manquer un battement, quand son corps ne touche plus rien que le vent. On dirait que son sourire ne pourra jamais partir de son visage, quand elle est comme ça.

Le retour est brutal, elle met le pied sur l’écorce de l’arbre d’en face, ça craque un peu, ça lui fait encore plus peur, alors elle descend le plus vite possible. Ça tape dans sa tête, son cœur sais plus comment on bat normalement: l’adrenaline Lui a mis un vrai coup de fouet. De l’autre côté, elle jette un regard à Dusty, elle elle crie : c’est sa victoire par rapport au fait d’être tombée. Un partout, balle au centre.

- BAH ALORS ? TU RESTE ACCROCHé ?

Elle lui fait coucou de la main, gueulant pour se faire entendre par dessus tout ce bruit d’eau :c’était à son tour de le narguer. Elle ne l’attend pas,et va s’enfoncer à nouveau entre les arbres plus éparses, de l’autre côté. Ils arrivent vers la plaine.

Feather, comme fait-elle.

- ...

Si haut... Si HAUT !

Ses yeux vermeils contemplent la canopée qui s'étale.
Et il y a ce petit corps céleste qui traverse le feuillage, fend tout en deux comme un alizé.
Dusty, Oh Dusty ! Il est si admiratif parce qu'il n'a jamais pu s'élever si HAUT.

Si haut...


Si haut.

Les poings serrés comme des crocs fermés, Chiendent recule face à la cascade horizontale qui cavale en taillade le long des fourrés. Le courant qui perce la flore comme les vaisseaux sanguins du corps, chaque arbre est un poumon. La mission du Chasseur dans tout ça, c'est d'être capable de faire partie de cet environnement qui pullule la vie... et parfois, la mort.
Tout cela, sans faillir jamais.

Quitte à devoir s'élever, lui aussi...




- Cours jolie grive.

Il murmure... C'est si bas. Chaque son est dévoré par le torrent qui crache les gouttes. Son pas recule. Dusty maintenant, il faut Grimper.
Qui parmi les Grimpeurs est suffisamment léger pour pouvoir se projeter si haut si loin si longtemps ? Non Peekaboo ça compte pas.
Plum ? Très mauvais exemple.

Non, il n'y a que FEATHER. Il n'y a qu'elle qui peut danser si près des nuages.

Il recule, encore, encore encore, jusqu'à ce que ses omoplates rencontrent le dos d'un arbre. Et il fonce Chasseur, il fonce droit vers la mort et puis avant qu'elle n'ait pu refermer sa mâchoire aqueuse sur lui, la Poussière s'accroche aux branchages, fait tout plier sous son poids mais aussitôt remonte en se hissant par tous les moyens possibles. Il bifurque parmi deux lianes tissées entre elles comme un filet, gravit la nature qui fabrique son pont de fortune pendant que la morsure du torrent gronde tout en bas.

La peur.

Dusty a la peur dans son ventre, tout dedans. Qui vrille ses viscères, tord tout comme des serpents en colère. Parce qu'il n'a jamais été si près du Grand Plongeon.

Pourtant son pas est sûr, ses chausses s'ancrent dans l'écorce et trop vite il s'élance de l'autre côté de la rive, le cœur battant à tout rompre. Ses muscles se tendent et il saute.




Sacré défi, Chiendent. Il se prend la plateforme de terre et s'oblige à la pirouette pour répartir son poids de molosse carnivore avant que ses os n'éclatent sous la collision du sol. On est toujours vivant, l’Échasse. Faut bien reconnaître qu'elle a assuré, la Garçonne.

Dusty a le cuir chevelu qui l'irrite, ça gratte fort. Encore ces bestioles.

Sous le feu de l'action il n'a pas vu mais un bout de son haut a été déchiré près de l'épaule et du flanc. La nature est gourmande, elle laisse pourtant émerger son Perdu, la crinière blonde comme la paille, hors de ses entrailles. Maintenant il file très vite comme pendant une chasse au tigre, débarque au cœur d'une plaine qui jette le vent tout en lui comme des harpons.

Où est l'Envolée ? Elle est déjà loin devant ?
Vite vite vite Chasseur, le soleil se couche. Il ne reste plus beaucoup de temps.

Il a sauté.

Elle est restée un peu, trop tentée de le regarder passer l’obstacle aqueux, elle aime observer ce dont sont capables les autres, et surtout la Mauvaise Herbe, en l’air. C’est rare:  c’est un moment qui se savoure.

Alors quand le voit essayer battre des ailes, avec son gros corps massif, dur, rustre, elle ouvre grand les yeux pour pas en manquer une miette, elle retient son souffle pour ne faire que ça : regarder. Et le voilà qui s’élève assez pour éviter l’eau fourbe, qui était prête à le croquer.

Peut-être qu’elle a aussi assez douté de lui pour s’arrêter de courir, et pouvoir l’aider, si il n’y arrivait pas, si il se faisait happer. Elle ne veut plus jamais rien voir disparaître dans l'eau, cet amas sans pitié.

Mais il y arrive toujours. Il a l’air increvable, même devant ce torrent terrifiant.

Elle ne veut pas qu’il sente qu’elle se soit stoppée, elle ne sait peut-être pas entièrement à quel point le flair du Chasseur est bon, alors dès que sa masse lourdaude s’écrase sur le sol, elle décampe pour de bon. Elle fuit à travers les quelques troncs maintenant éparses, un peu de terre humide qui sèche, le bruit humide de la cascade, tout ça s’éloigne, et puis devant elle, s’ouvre une étendue de terre toute sèche, avec des herbes balayées par le vent chaud. Devant, il y a l’arrivée, les pics enneigés qui se dressent. Ça change de la forêt, ici, on voit tout, on peut plus se cacher entre les arbres moussus, dans leur cocon de feuilles.

L’Echasse file à travers les longues graminées, qui libèrent de petites particules à sa suite alors que son chignon finit par céder, et ça libère sa belle crinière de nuit qui s’agite au même rythme que ses foulées. Avec le soleil qui flirte avec le sommet des montagnes, la scène pourrait presque paraitre poétique, si on s’y attardait. Mais il faut courir, jusqu’au bout, jusqu’à ce que l’astre aille se cacher, on a pas le temps d’admirer le paysage.

Feather à son corps qui tremblote, elle a trop bougé, elle a trop couru. Quand elle respire, ça lui brûle la gorge, elle sent plus ses jambes, ça bouge plus que parce qu’il faut avancer, parce qu’il faut aller au bout. Quand elle souffle, ça siffle un peu, alors elle ferme les yeux, elle sert les poings et les dents pour plus y penser.

Elle se retourne pour regarder où en est le garçon, tellement absorbée par son corps qui lâche, qui est plus qu’un fouillis de battements de cœur désordonnés, de souffles saccadés, qu’elle avait presque oublié que c’était contre lui qu’elle courait. Elle cherche des yeux la paille sur le crane du Terrestre, qui se confond presque avec la végétation de la lande, et ça la fait ralentir.

Le soleil est déjà à moitié endormi.

Tu ralentis l'Oiseau. T'étais pourtant si loin.

Son pouls s'acharne à cogner sous sa peau. Tout va très vite, il voit mal le décor qui afflue et passe en boucle de chaque côté de ses flancs. Comme en voiture, s'il y avait ça ici.

Mais ça n'existe pas. Il n'y a qu'elle. Que Feather.
Est-ce que Dusty a vu qu'elle s'était arrêtée ? Personne ne sait. Peut-être qu'elle était déjà partie trop loin au moment où il a sauté. Maintenant la lande s'étale en mille tapis de champs partout, des couleurs qui fondent et fusent avec la faune qui vit sous toutes ces couches de cultures.

Comme ça, ça a l'air facile. C'est un grand ciel ouvert, on peut voir l’amoncellement de nuages près du Pic. Ils glissent des montagnes comme de l'eau, on pourrait les toucher. Feather pourrait ! Mais elle a ralenti. Encore.
Pourquoi ? Qu'est-ce qu'elle cherche. Elle pourrait gagner.

Parce que Dusty Chiendent la rattrape, sans choir. Et il voit bien. Il voit que la distance qui les sépare a réduit avec trop d'importance. Qu'elle l'a fait exprès. On ne peut pas le voir sur son visage, mais Dusty est en colère. En colère et déçu.

À l'instant même où son épaule effleure celle de la Grimpeuse, il jette ses mots amers.

- T'as perdu.

Et il disparaît toujours plus au fond, là où la neige grandit au pied des collines. Il disparaît sans regarder derrière, sautant par-delà les obstacles et les crevasses, les taillis qui font murailles et puis les carnivores qui parfois surgissent de nulle part. Il arrive qu'une traversée de gnous coupe sa trajectoire, menace d'éjecter Dusty avec violence. Pourtant rien ne le fait reculer ou hésiter, on dirait qu'il ne pense plus. Qu'il n'a jamais pensé, qu'il ne fait pas la course. Qu'il n'y a pas de Feather ou de victoire près du soleil. Soleil qui s'en va.

Dusty, il a l'air de vouloir partir pour ne plus jamais revenir.

Elle l’a vu, qui file, il va toujours si vite, il s’arrête pas. Y’a rien qui l’atteint, elle le savait, alors qu’elle, elle se maudit de ne plus savoir respirer.

Mais elle continue, elle s’arrête pas, elle sait plus pourquoi, mais elle sait qu’elle doit jamais rien abandonner, sinon, elle le regrettera : peut-être même que ça réussira à lui briser le cœur, alors elle prend pas le risque. Il la dépasse, il va plus vite qu’elle, et il lui parle.



Ca sonne froid, c’est amer, ca sonne comme le glas d’une cloche de colère, et l’Oiseau n’aime pas ça. Il la dépasse un peu, et elle recommence à courir aussi vite qu’elle le peut, elle ignore tous les voyants rouges qui s’allument dans son corps, et même si sa respiration c’est un champ de bataille, elle ouvre grand la gorge.



- LA FERME !

La fin de son cri dure, elle serre tellement ses petits poings tachés de boue, on dirait qu’elle n’a qu’une envie, c’est de lui coller dans la face. Le paysage défile comme une pellicule qui va trop vite presque, et il se met à faire froid, les pas crissent dans la neige fine. Il s’arrête pas, il continue à cavaler comme un chien fou, il saute partout, on dirait presque qu’il la fuit, alors qu’elle cherche qu’à l’attraper, peut être que c’est elle qui le chasse, maintenant. Pourquoi est-ce qu’elle veut ça d’ailleurs, pour lui un coller une, ou pour se faire pardonner ?

Elle continue, elle s’arrête pas, ça siffle plus fort quand elle respire, à quelques mètres.

Et là, c’est un groupe de bovin qui émerge, et Dusty qui fonce comme si il les voyait pas. Elle se demande ce qui va se passer, si elle ne va pas assez vite, mais elle décide déjà de plus y penser, c’est trop tard pour penser. Ca va vite, elle force pour se retrouver à coté de la poussière, dans ses jambes, ça se tend à la limite, elle a l’air sur le point de se rompre, la Plume.

Et elle se jette sur lui en priant pour que ça le stoppe. C'est comme ça, ça s'est fait sans qu'elle y pense.

Il n'a pas le temps de comprendre, Chiendent. Le panorama passe brutalement d'horizontal à vertical alors que son corps s'écrase à terre. La terre, encore. À chaque instant il fait un peu plus partie d'elle.

- MERDE !

Rage au ventre qui s'échappe par la gorge, ses yeux injectés de sang. C'est vrai, c'était pas dans les règles du jeu, Feather avait le droit de pousser. Peu importe pour quoi, elle avait le droit.
Comme elle avait le droit de ralentir.

Sa bouche se tait, il roule sur le côté, bousculé par la petite force à la Céleste. L'attroupement singulier qui rase tout près d'eux poursuit son oblique à travers la plaine et soulève un vent de poussière. La poussière...
Dusty s'appuie sur ses genoux, il se relève. Il faut.

Et il empoigne le col à la brune, comme si elle avait fait une énorme bêtise.

- Ton BUT c'est GAGNER !

Il lui colle presque un coup de boule au moment de la secouer,
Elle m'énerve elle m'énerve elle m'énerve
Dusty voit le sang qui pare la peau de Feather à plusieurs recoins.

Elle est blessée.
Est-ce que c'est pour ça qu'elle a ralenti ?

L'étau de ses mains relâche la funambule qui perd peu à peu ses ailes. (C'est terrible, Dusty. On dirait que toute la fange qui te recouvre, tue progressivement l'énergie que tu admires chez la fille.)

Le tremblement sous eux à cause de la tempête quadrupède, lentement s'éloigne et fuit dans un écho sourd derrière la crête des montagnes. Là où ils doivent être.
Et le soleil est en train de piquer du nez.

- On va perdre, tous les deux. C'est dit calmement. Regarde il s'en va.

Son nez en l'air, le cercle doré meurt.

- Mais je continue.

Dans ses yeux rouges on ne lit aucune expression particulière, ça a l'air de complètement le rendre indifférent mais Feather sait déjà que ce n'est pas vrai. Elle connait le Chasseur, peut-être mieux que lui-même ne se connait.

Alors qu'il emboîte le pas, prêt à carburer de ses dernières ressources (sa respiration à lui aussi est tremblante, ça devient difficile de vivre avec la hauteur qu'ils prennent à chaque avancée), il prend le temps d'observer la Grimpeuse.

Sa voix de roc souffle.

- Tu saignes.

Il se met à gueuler, il crie « merde » , elle est part terre et elle comprend pas. Pourquoi il crie comme ça, pourquoi il crie tout le temps?

- Ça va pas, tu voulais crever comme ça, c’est ça ?!

Elle aussi elle fait presque que crier avec lui, elle se sent bête. Mais qu’est ce qu’elle a eu peur, l’Oiseau, elle a l’impression de l’avoir vu se faire piétiner, tout ensanglanté, d’avoir vu ses chairs déchirées, un battement avant qu’ils finissent tous les deux dans la terre. Lui se redresse déjà, et l’attrape par le col, il la redresse comme un pantin, il est brute, il s’en fout de la ménager, parce que Dusty est énervé, et ça se voit dans ses yeux écarlates dans lesquels elle plonge, quitte à se brûler. Leurs faces sont toutes proches, mais elle le toise, les sourcils froncés. Ça brille toujours dans les pupilles cendrées.

Il faut gagner, il faut avoir un but.
Il crie dans ses oreilles, toujours trop prêt d’elle à deux doigts de lui enfoncer le crâne avec le sien. Il a la tête dure, c’est sûr, elle perdra si il y a une bataille de coup de boule. Encore.
Il croit qu’elle était pas sérieuse, et ça la blesse, elle a un peu mal au coeur, en plus d’avoir mal au corps. C’est juste qu’elle est rapide, alors que lui il va si loin. Quand il parle, ça pue la déception, alors ça serre un peu la gorge de Feather.

- ´Suis désolée.

Ça sort comme une petite brise, c’est doux, et il faut tendre l’oreille pour la saisir, mais il a vu ses lèvres bouger, alors elle suppose qu’il l’a entendu. Après tout, les animaux sont partis, il reste plus qu’eux, le silence, le froid et les bourrasques. Elle sait pas pourquoi, mais elle sourit un peu. Cette fois-ci l’Acrobate a l’impression de pas être à la hauteur.

De pas être allée assez haut.

Elle sent ses prunelles amarantes qui la scrutent, la Poussière qui ne dit rien, et qui finit par la lâcher. Elle aurait presque préféré qu’il la tienne plus longtemps : elle veut pas le laisser partir comme ça.

Quand il lui parle encore, il ne crie plus,mais dans la voix du Chiendent il y a un truc qui griffe comme les herbes dans la forêt.

Elle sait qu’elle saigne, elle sait, elle sent qu’elle mal partout, et que demain ça va être une journée de merde tant elle sera contusionnée mais elle dit rien, elle ignore la remarque. Elle frotte juste ses jambes nues toutes griffées, pleine de terre, du jus sucré de la pêche, comme pour enlever un peu de sale, un peu du poids qui s’est accroché à elle.

- D’accord, on y va alors.

Depuis qu’elle a demandé pardon, son ramage est plus doux, mais son regard il brûle, comme si on avait allumé un truc au fond d’elle. Elle a peur que le Chiendent s’échappe, alors elle le lâche pas des yeux. Elle a l’air prête à le suivre, à le devancer jusqu’à ce qu’il crève lui aussi de fatigue. Elle veut lui prouver qu’il a tord. Feather, elle se connaît, elle sait que pour elle, ça claquera d’un coup, mais elle sait jamais trop quand. Elle espère juste qu’elle tombera pas ici, parce que le Grand Arbre est loin et qu’il faudra rentrer un moment. Plus tard.

-Il reste du temps, si on veut, c’est pas le soleil qui décide.

Elle se sent blessée mais elle sait que c’est de sa faute, elle a pas l’air abattue. Et quand elle regarde Dusty, même si il montre rien, même si il se protège dans sa carapace de silence, elle sent que y’a un truc qui cloche : ça crie, ça se bouscule là dedans, sous l’armure de chair et de mutisme. Elle pourrait avoir envie de le serrer dans ses bras, de lui dire des blagues débiles comme aux autres Perdus quand ça va mal, mais ça marcherait pas avec lui. Ça brûle en elle, ça brûle, alors que dehors le froid lui dévore la peau.

Peut être qu’elle a encore plus envie de le battre, maintenant. Pour plus qu’il la regarde comme ça, plus jamais.

Il avait l’air sur le point de partir, mais il s’est tourné vers elle comme elle l’avait été sur la lande, arrêtée, mais cette fois-ci, c’est elle qui le dépasse, et ce sont ces pas à elles qui claquent comme une mitraillette contre les roches froides.