Une boite de DVD. Dusty n'en avait jamais vu, même dans l'Ordinaire. Ces trucs plats et circulaires façon irisés n'étaient apparus qu'en fin d'année de 1995, c'était l'année d'immersion vers le Pays de Jamais mais ça colle pas parce que le Chiendent il a été embarqué en plein été. Alors il a jamais vu naitre cette nouvelle tendance des CD disque dur tout ça tout ça. C'est normal que ça l'ait intrigué comme pas permis quand il en a croisé un tiroir sur le Rivage des Objets Échoués. Il avait trouvé ça joli Dusty, comment ça reflétait plein de couleurs. Et rien qu'à l'odeur il avait deviné que ça se mangeait pas. Un truc lui a traversé l'esprit : Les Garçons Perdus avaient failli à rapporter un écran plasma LCD jusqu'au Grand Arbre, mais il restait Bidule. Et Bidule peut-être, pouvait faire quelque chose.

Au creux de ses mains il tripote le boitier comme un rubik's cube. C'est trop étrange ce machin. Dans ses yeux c'est la curiosité d'enfant, Waaaa ! de surprise, l'éclat de rouge qui embrase le coin des iris comme un chien qui a rapporté un tas de ferraille en pensant avoir dégoté le diamant brut. C'est une drôle d'illustration sur la couverture, Dusty sait lire un peu mais pas tout le titre que ça marque. "Pirate..." Pirate. "... des..." Des. "Pirate des..." Laisse tomber le dernier mot tu connais pas Dusty.

Et il avait fui la plage avant que les rouleaux aqueux n'atteignent la plante de ses pieds. L'eau c'est vraiment mortel pour le Chasseur, ça oui. Bon il garde son trésor à deux balles tout contre lui comme une petite fille et son livre, garde l’œil ouvert face aux dangers des tréfonds luxuriants. C'est qu'on sait jamais sur quoi on va tomber et puis ça grouille la mort si on fait pas un peu attention à ce qui gesticule sous soi.


Hein ? Qu'est-ce que c'est que ça ?
Vite il se glisse entre les fougères, tapit son poids dans l'ombre des feuillages.


Sapristi ! Un loup de mer !!! Un vrai de vrai de vrai de vrai. Un grand de chez grand, le bouc au menton et les breloques dans la crinière. Dusty tout de suite il a un tremblement. C'est pas comme quand il croise des bêtes communes à trancher pour le repas du midi : là c'est un véritable. Une Grande Personne. Et pas n'importe laquelle... C'est un Pirate lui. Un comme sur la couverture du DVD entre ses griffes. Oh la la la la la il se sent plus du tout, déglutit un grand coup et cligne trois fois des yeux comme pour vérifier qu'on rêve pas. Oh la la la la celui-là il sait qu'il a pas l'air commode.

Dusty il respire comme un garçon qui regarde un film d'action. C'est-à-dire le souffle retenu, alors que brûlant, les yeux prêts à en découdre et les poignes réveillant les couteaux endormis sur les flancs. La boite, oui la boite il faut la ranger pour pas que ça le gêne pendant la mêlée. Alors comme ça tu piques ! Il dit rien Dusty. Il se fait silence comme pour bondir sur la proie. Toute sa carcasse émerge des frondaisons. Attaque surprise très bien, dans le dos du Pirate pour faire l'impression de la première fois. J'ai le couteau dans mon poing Grande Personne, tu vas pas comprendre ce qui t'arrive. Et puis il s'acharne à corps perdu sur le plus grand que lui, s'accroche comme une foutue tique.

Il dira rien Dusty, rien à part au moment de couper net dans la tignasse remplie de bijoux et de jolies choses brillantes.

Son poignard s'acharne à couper dans la paille brune qui râpe sous lui. C'est que ça sent un peu comme Dusty, ces crins de cheveux mal traités mal soignés. Et dans la chute, un gros BOUM, telle l'explosion, et le couple il s'écroule par terre comme après une danse furieuse.

Une petite galipette pour éviter de servir d'amortisseur à la Grande Personne. Dusty il réalise pas encore tout à fait bien ce qu'il se passe, il vit l'action en plein coeur de lui-même et son cerveau n'a pas encore eu le temps de crier Danger. Y a son visage qui suinte l'envie terrible d'en découdre, même ses yeux ils deviennent fous, le rouge qui repeint ses globes oculaires en train de vibrer tellement c'est intense tout à coup.

Ses poumons pulsent très très vite, c'est son souffle quatrième vitesse qui fait comprendre à tous que WOAW l'adrénaline est en train de grimper en flèche et tout est là.

Allez allez Pirate !

- Fais voir ce que t'as dans le ventre !!

Ou bien j'ouvre moi-même.

Comme son tout premier combat dans l'Arène. Sa poigne se resserre sur le manche d'un couteau avide en hémoglobine (on pourrait l'entendre se pourlécher les babines comme son propriétaire). La flore ploie sous ses mouvements de brute et dans sa poche arrière de pantalon : son frisbee arc-en-ciel. Il fera honneur Dusty. Honneur à son petit trésor. C'est là-dessus qu'il fonce de but en blanc sur le dreadeux, comme s'il l'avait pas entendu grogner pendant tout ce temps. Parce que c'est inutile de s'épancher en discutaille avec le Chiendent.

On se bat c'est tout.

Putain.

Son genou.
Son genou son genou.
Son genou son genou son genou !


Une gerbe de sang éclate et fouette contre les hautes herbes. C'est le sang du Chasseur. Peu à peu la flore se couvre d'un manteau écarlate. Il hurle. Et il manque de chuter, une seconde fois. Il se retient avec on sait pas quoi, la force inconsciente de l'envie de trancher encore cette peau de cuir qui couvre les omoplates du Pirate.

Il a mal Dusty.
Au mollet c'est grand ouvert comme une trousse de crayons. Et ça déborde, ça pleure sur la terre qui se mélange de rouge, mais de rouge. Chancelant, le Chiendent est pris de tremblements. Mais sa poigne, jamais ne relâche la lame affamée. Il l'a mis en rogne, il sent. Dusty chien de terreur peut renifler quand il attise les foudres, et là c'est parfait. C'est PARFAIT.

- Putain. Bâtard.

C'est presque affectueux.
Dusty.

Un souffle qui s'évade, ses épaules s'affaissent mais lentement se redressent comme la crête des montagnes. Il tient bon le gamin de la forêt. Il tient bon... (Comment on soigne les plaies grandes comme ça ?) (Je sais pas) (Ça fait mal) (Mal mal mal MAL MAL MAL) Il tient bon.

Ses dents sont serrées comme si on les avait cousu ensemble. Le temps d'arrêt obligé par la morsure à sa patte le force à se concentrer sur l'ennemi. Et là le cerveau il se réveille enfin, il crie DANGER DANGER DANGER. Mais Dusty reste planté. Il sait que l'autre il a un sabre des enfers et qu'un quart de tranchant par rapport à cette faucheuse de Grand est bon pour l'emmener devant les portes de la mort.

C'est mon premier Pirate. Le vrai. Il est tout seul.
(La différence de niveau est)
Je dois profiter. Il est fort. Il est vraiment fort.
(Elle est pas descriptible)

Il suffit que je le batte. Après ça, je retournerai au Grand Arbre.
Et je leur rapporterai le scalp de ce type. Comme les Peaux-Rouges.

Oui, c'est tout ce que j'ai à faire.

- C'est tout ? Il crache. Sa gorge le brûle. Je sens rien.

Foutaises. Il sent tout comme au premier jour. Dusty par réflexe, fait appui sur ses jambes pour se donner l'élan. En faisant ça il compresse la lacération qui fait éclabousser un peu plus de vie rouge. Il se dit qu'il a rien à perdre. Il se dit tout le temps ça Dusty. Alors il fonce droit à nouveau comme le prédateur a vu la proie, et il fait parade. Quand on pense qu'il va y aller tête baissée, il s'esquive lui-même et contourne le dreadeux.

Il feinte le Chasseur, il fait sa danse imprévisible qu'on suit des yeux mais pas des mouvements. Il se sert du décor, habile, (sa patte le fait putain de souffrir) les yeux qui targuent la cible au sabre tricheur. Et même que Dusty il disparait un moment on dirait, tellement il a cherché la course du vent, ça l'a emporté. Il disparait un moment on dirait, et puis il resurgit quelque part d'entre les ombres, à l'affut de la silhouette adulte. Quand les crochets du couteau sentent la peau découverte, ils s'acharnent et fendent l'épiderme en un canyon, là tout droit dans le dos.

Et Dusty il relâche tout son poids de carnassier vivant sur les flancs forban, tout ça pour le pousser à échouer au sol une énième fois. Une fois à terre il pourra trancher sec la gorge, comme il avait commencé à le faire.

Si seulement sa jambe lui faisait pas souffrir le martyr comme ça.

Sale chien.

Dusty a compris.

Et il répond même mieux que si on l'avait appelé Dusty. Dusty c'est son apparence, mais c'est pas Dusty. Sale chien est Dusty. Et la poussière elle a choisi de mordre la peau du Pirate.

C'est littéral puisque les crocs sont apparents. Pendant qu'il s'alourdit au maximum pour faire écrouler le forban, Dusty découvre une série de dents qui va ôter un peu de carne à la nuque. Juste un peu. Il a pas le temps de plus le sale chien : quelque chose perce son ventre.

Son souffle se coupe. C'est net, si net que c'en est violent. Et c'est si violent, si violent que Dusty n'arrive pas à comprendre ce qui se passe. Est-ce qu'il a mal ? Un liquide chaud embourbe ses membres et fuite le long de son flanc, puis de son bassin, puis de ses jambes. C'est brûlant. Qu'est-ce que c'est ? De la lave ? Qu'est-ce que c'est.


Un hurlement affreux chasse la volée d'oiseaux qui s'envole de la canopée.

Il faut qu'il lâche. Des tas de fourmis ont pris possession de son corps. Il ne tient plus Dusty. Tout retombe, la fureur, la bave près des lèvres, les crocs dans la peau. Tout s'échoue. La douleur à la jambe, on dirait même que ça s'est complètement arrêté tellement l'ouverture à son estomac a quelque chose de TERRIBLE. Trop terrible pour qu'il ait mal autre part. Oui c'est comme si un baume magique ultra-puissant s'était posé au genou pour renvoyer toute la faiblesse entre les boyaux.

Des boyaux qui pourraient couler. Dusty est en train de se battre avec la terre et de se replier sur lui-même. Il n'y a plus de pirate autour de lui, il n'y a plus rien. C'est vide, c'est noir, c'est moche et douloureux. Il se bat contre des milliers de fantômes vicieux qui grouillent dans ses jambes et ses bras. Des bestioles qui houspillent et mordent ses entrailles qui fuitent.

- MerdeMerdeMerdeMerdeMe-- !!!

Serrer les dents.
Se recroqueviller comme les petits animaux près de Maman.
Se blottir dans le sang.
Ne pas attendre trop longtemps.

Vite, fouiller dans les poches. Se hisser hors des carcans.
Vite, fouiller dans les poches. Où sont les cataplasmes, les plantes, les pansements ?

Une rivière rouge glisse des lèvres de Dusty. Ça noie absolument toute sa gorge. Le Chasseur est une proie facile maintenant. Il suffirait de le piquer d'un coup comme un cure-dent.

Alors, Pirate ?
Que fait-on devant le chien enragé au bord de la mort ?

Plus de couteau, pas de dents assez près de la peau pour arracher. Ses poignes sont prises ensemble c'est terrible, il peut pas bouger. Il se débat pourtant le diable blond, il aime pas, il déteste. Il se sent pris au piège, fait comme un rat.

C'est le pire, la sensation d'être un rat.

- LÂCHE-MOI !

Ses jambes ! Il essaye de bouger ses jambes. Sa jambe, la gauche encore en état. Peut-être qu'il peut viser les parties sensibles, ou dégager le poids-Pirate de ses flancs... Mais dès qu'il essaye, ça fait pression automatique sur son tronc ouvert et c'est pas bon du tout. Ça presse sa plaie sanguinolente de façon exponentielle, il s'arrête tout de suite et retombe fébrile contre l'herbe qui a roussi sous lui.

- Rrrh... Merrrrde...

C'est pas fini. Gros bâtard pose son genou de lourdaud contre le torse et la lame encastrée fait l'ascenseur dans sa chair qui commence à gicler de façon inquiétante. C'est trop, Dusty recommence à hurler, à hurler si fort que ça devient peut-être son seul moyen de repousser le forban.

C'est affreux. Il se fait un peu plus délester de ses biens quand son couteau à lui finit dans la botte dégoutante du dreadeux, et que ses poches arrières sont fouillées. Le frisbee !

- T-touche pas à ça !! C'est MON TRÉSOR ! Non, ar...

Arrête.

Chiendent veut donner un coup violent avec son genou valide, il se secoue dans tous les sens comme une bête qui rampe pour se hisser hors de terre. Mais c'est douloureux, le sabre le cloue sur place, il a l'impression d'être percé par un fer chauffé à blanc. Voir son frisbee s'éloigner de lui le rend encore plus triste, il ne comprend pas qu'on puisse prendre quelque chose d'aussi précieux à un autre. Dusty ne fait jamais ça.

Pendant une seconde d'inattention, ses poignets trouvent la clé invisible pour se déloger d'une emprise moins attentive. Pourtant, pourtant, pourtant. Dusty frappe pas. Il repousse pas. Au contraire. Comme un fou il s'accroche fermement aux pans du manteau Pirate. Il s'accroche tellement qu'on dirait qu'il va bientôt mourir et qu'il veut confier sa dernière parole.

Il tire vers lui, son visage devient très près du Grand. Il voit tout déformé, c'est rouge et il souffre. Sa voix a perdu beaucoup en rage, il murmure presque.

- Crève-moi d'abord. Mais laisse-le moi.

Pour qui tu te prends sale bâtard de Pirate.

C'est pensé avec beaucoup de respect. Réussir à clouer Dusty comme ça dans la pelouse... Bon c'était facile mais on l'a rarement acculé à ce point. C'est dire qu'il souffre le martyr, sa figure est si déformée par la douleur qu'il a du mal à articuler quoi que ce soit. On doute même qu'il ait entendu le forban.

Le front qui mêle sa sueur à l'autre, Dusty n'a jamais vu un Pirate de si près. Vraiment. Et ça l'intimide, son cœur bat beaucoup plus vite.

Et puis le Pirate il se fout de sa gueule. Enfin, ça y ressemble. Dusty ne connait pas bien toutes les variations du rire, pour lui, qu'on rit dans une situation pareille, ça ne peut qu'être par moquerie. Dusty ne comprend pas qu'on puisse être hilare face à la blessure. Peut-être qu'il sait jouir de l'adrénaline du combat, mais certainement pas de la mort qui coule.

Alors c'est ça... Un Pirate. C'est si mauvais ?
Il peut... se le permettre. J'ai pas été assez fort.

Les souffles s'entrechoquent, la distance est presque nulle. Chiendent les pattes toujours accrochées aux pans de manteau, il lâche pas prise. Au contraire, il a les ongles plantés dans le cuir, il en fait presque partie. Et au moment où l'Autre lui dit Réponds à mes questions, Chasseur Dusty effectue un recul du visage avant de faire machine arrière de façon violente et soudaine.

Coup de boule.

- J'ai... AUCUNE raison de répondre. Putain ! LÂCHE !

Se défendre lui fait mal. Répondre lui fait mal. Tout lui fait mal.
La lame continue ses va-et-vient, il hurle encore. C'est impossible de soutirer quoi que ce soit de lucide chez un Chiendent qui gronde la douleur. Il insulte parce que c'est la dernière défense qu'il lui reste.

Pourtant, même si le sabre tremble entre ses boyaux, sa respiration se bat pour former des mots, toujours. Il sait pas lâcher l'affaire, jamais. Sale chien.

- PIRATE de MERDE... Il éructe des gouttes rouges. Si c'est ce que tu es... Achève-moi !!

Si tu es Pirate, alors Tuer sera ta réponse.

Des larmes coulent, il voit moins bien. La bile lui monte, sa gorge est douloureuse. Tout est douloureux.

Dusty a toujours été fort.

Solide, robuste, la tête dure. Peut-être même que ça aurait pu être son surnom. Mais à son arrivée... Il était si terrible, si défiant, si raccroché à quelque chose d'invisible qu'on ne comprenait pas. Les chevilles des plus grands, même quand il ne pouvait rien faire.

Dusty a toujours été fort. Il a toujours été Chiendent.

Même maintenant.

- Toi aussi... Tu veux venir.

C'est sans doute la confusion due à la douleur, mais il croit comprendre pourquoi le Pirate lui en veut comme ça.
Parce qu'il veut redevenir Enfant ?
Le Chasseur s'est perdu. Il a aussi perdu son trésor.

Ses lèvres tremblent d'une joie altérée qui jure un peu avec le sillon vermeil à leur lisière, ça fait un peu peur mais les Pirates n'ont jamais la trouille. Ils compensent avec plein de choses, comme ce manteau hyper résistant et trop grand pour Dusty. Ce manteau qu'il a lâché, parce qu'il n'a plus la force pour tenir. Plus la force pour un autre coup de boule. Ses muscles crèvent peu à peu, comme percés par une aiguille.

- Tu verras... On a des super lits.

Ses paupières se referment. Tout son poids retombe. On dirait qu'il dort paisiblement.