Cliquetis de dents, de la mâche d'un rire, d'un cri en bourgeons. Le feu crépite, s'esclaffe à gros tisons. Toutes ces bouches pleines de quenottes, de crocs et de langues, soufflent pour en nourrir la verve. Elles caquettent, hululent, sifflent et bullent sous la canopée distordue. Les troncs d'écorce noire projettent des ombres fantastiques et écorchent celles des âmes biscornues qui s’époumonent. Tous les rebus d'une humanité qui congèle, vibrent et dansent au clair de la lune. Monstres et humains se mêlent, masqués et peints. Sarabande extraordinaire qui hurle à tue-tête et crève-coeur.

Givre, Givre...
Mon sel te déjoue.
Mon encre te dilue.
Givre , Givre...
Ici, s'achève ton règne.
Accepte! Tu as perdu.

La mélopée monte, enfle, gonflée de milles voix fantasmagoriques. Préside à la fête, une silhouette blafarde et longiligne dont les épaules bruissent d'algues sombres. Les flammes découpent ses traits escarpés et les déflagrations de ses muscles autour de ses tendons. Souverain, il virevolte et chante, Roi au pieds nus, aux paumes d'encre et au sourire de requin. Il gambille autour du brasier, et les sirènes turquoises batifolent sous l'onde de son derme, d'une mutine joie.

Givre, Givre...
Mon sel te déjoue.
Mon encre te dilue.
Givre , Givre...
Ici, s'achève ton règne.
Accepte! Tu as perdu.
PERDU ! PERDU ! PERDU !

La farandole tape des talons, des sabots et des griffes à chaque harangue guerrière.

- Riez! RIEZ ! RIEZ PLUS FORT ! exulte le Blafard, bras ouverts, nez vers le ciel constellé. VOUS ÊTES LES RATS DANS LES MURS !

Soudain, l'homme-bête se fige, narines au vent. Il hume une odeur singulière d’humanité qui s'égare, sirupeuse et florale. Une fragrance familière qui titille une conscience qui sommeille, blottie contre le Dormeur.
Il lève un poing : tambours et mascarades cessent immédiatement. Un silence assourdissant s'abat dans la clairière d'herbe fumée.

- Mes frères, ce soir, nous avons une invitée....

D'une démarche élégante, il fend l'assemblée et se dirige vers la native attirée par leur charivari. Qu'elle soit dissimulée n'importe guère : son parfum la trahit. Il tend une main vers la demoiselle à la peau tannée. Malgré ses dents effilées et pointues, son timbre est doux, presque musical.

- Veux-tu danser avec nous, Cheveux-de-miel ?

Quand elle était petite Abeille rejoignait en douce les garçons perdus pour faire la fête. Elle grimpait pieds nus sur les estrades improvisées créées par les racines de l’arbre gigantesque et se remuait aux cris et aux rires et sons d’instruments aux cordes cassées et trompes tordues. Elle avait décidé un jour qu’elle adorait danser, sur un coup de tête, juste par esprit de rébellion, et revenait au petit matin avec en réserve un paquet de nouveaux gros mots qu’elle n’utiliserait jamais, mais qu’elle mémorisait avec délice en se disant que son père en serait horrifié. A l’époque c’était un peu tout ce qui comptait. Même après avoir perdu la vue, elle se laissait entrainer par ses amis de l’époque, aujourd’hui sans doute morts, ou ayant oublié son visage grandi. Parfois il manque à Abeille l’époque où elle n’avait pas de nom et pouvait se fondre dans la masse d’enfants pas sages aux cheveux ébouriffés et aux vêtements sales. Grandir trop vite pour les gens qu’on aime est une injustice.

Frayer avec les monstres est bien plus dangereux mais pour une raison qu’elle ne saurait expliquer Abeille ressent la même chose. L’interdit peut-être. Elle sait qu’elle n’a pas sa place ici, mais elle se conforte en sachant qu’elle n’est pas la seule ; d’autres humains, d’autres bêtes, juste venues se réchauffer, et vivre un peu. Se sentir en danger mais le faire exprès, c’est peut-être ça le secret. Abeille ferme les yeux pour sentir les vibrations des tambours sous ses paupières gelées.

- Mes frères, ce soir, nous avons une invitée....

C’est d’elle qu’on parle, elle le sent dans les regards, les têtes qui se tournent vers elle, les respirations des monstres. Suffirait d’un coup de dents pour que sa tête s’envole et qu’on bouffe son cadavre. Les insectes en hibernation ne viendront pas la sauver cette fois. Abeille sourit à son interlocuteur à l’odeur de sel.

- Veux-tu danser avec nous, Cheveux-de-miel ?

Elle trouve la main qu’elle a supposé tendue vers elle. Osseuse. L’odeur de sel est encore plus forte, et il y a aussi autre chose. C’est l’odeur de la tempête, ce jour-ci sur le bateau. Abeille est-elle surprise de revoir cet homme, qu’elle croyait mort ?

« Je te préviens », lance-t-elle en se levant avec toute la grâce donc elle est capable, et ajoutant ce qu’elle a dit, mot pour mot, à chaque garçon perdu voulant l’inviter. « Je danse très mal. »

- Je te préviens. Je danse très mal.

Le sourire du Grand Requin Blanc s'accentue, alors que minaude la Mère des Abeilles. Il baise ses doigts comme le ferait un gentleman dans un bal raffiné et l'attire à lui d'un geste à la fois suave et brusque. Antinomie propre à son caractère. Il hume bon les embruns, la silice bercée de sel et le sang frais. Les sirènes d'encre sur son derme pâle nagent et s'ébattent avec une joie sauvage. Elles font des grimacent à l'aveugle qui peut presque les entendre glousser.

- Qu'importe si tu le fais avec conviction... souffle-t-il au plus près de son visage comme s'il était prêt à l'embrasser ou bien la dévorer. Quelle différence après tout ?

La musique reprend, brouhaha tribal qui pulse comme un coeur géant. Carne attrape sa nouvelle compagne de jeu par la taille et la soulève. Ils tournoient ensemble et sa chevelure chrysocale miroite à la lueur des flammes. Lorsqu'il la repose à terre, ils sont un maillon enchainé à la farandole de monstres.

Givre, Givre...
Mon sel te déjoue.
Mon encre te dilue.

- Laisse le rythme pénétrer la voute de tes pieds, Cheveux-de-miel, lui lance-t-il d'une voix forte pour couvrir tambours et fifrelins. Laisse s'agiter chaque fibre de tes muscles et secouer la pulpe de tes chairs. Tu sens ! Tu sens comme viens la vague ! Accepte la tempête qui ne demande qu'a t'submerger, hermosa!

Givre , Givre...
Ici, s'achève ton règne.
Accepte! Tu as perdu.

Il la fait soudain pirouetter sur elle même et basculer, ne la retenant que par la taille et la nuque.

- T'as peur ? Faut pas... Abandonne-toi à la confiance ! Laisse toi noyer ! Je suis ton ancre pour ce soir...

Sa voix est parfois lointaine, parfois, caressante et pernicieusement nichée dans l'alcôve d'une de ses oreilles.

Givre, Givre...
Mon sel te déjoue.
Mon encre te dilue.

La musique puissante et l'effort intense brouille toutes perceptions. Reste, toujours présente au creux de sa paume, cette pogne ferme, cet Autre qui a aucun moment ne la lâche tout en menaçant son équilibre à tout instant. Elle est attachée par un fil invisible à sa présence : sa respiration saccadée, sa peau humide de sueur, son parfum entêtant d'écume salée...

Givre , Givre...
Ici, s'achève ton règne.
Accepte! Tu as perdu.
PERDU ! PERDU ! PERDU !

La farandole exulte, ravage le sol des talons, des sabots et des griffes. Leur Roi aux pieds nus s'est trouvé une compagne parée d'or et d'ambre. Et si les Ténèbres les engloutissent ce soir, au moins auront-ils célébré leur majestueuse Reine Aveugle.