Down to the bottom
Underneath all currents
And drop my anchor
This is where I'm staying
This is my home

Le Dégel.
Le soleil, haut accroché sur sa voute bleue, éclate en tessons lumineux sur les vagues. Madison ferme les yeux, appréciant les embruns, gorgés de cette chaleur nouvelle. Ils ont désinstallé le brise-glace à la proue de la Zorra et elle peut désormais jouir du navire tel qu'il était quand on l'a repéchée des eaux écumantes. Le monde a cessé d'être blanc, gris et froid. Un bonheur que la Mariée savoure alors que Vane batifole sur le pont, heureux lui aussi de jouir des bienfaits de ce printemps tardif.

Le changement de saison apporte son lot de transformations. Si certaines sont agréables, d'autres sont plus délicates à négocier. Madison, qui pensait avoir enfin trouvé ses marques, doit désormais jongler avec de nouvelles règles de jeu. La plateau, dans sa métamorphose, rebat les cartes et il est difficile pour elle d'accepter que l'ennemi d'hier est désormais l'ami d'aujourd'hui, voir le chef incontesté. Mad Dog a tenu bien trop de confrères agonisants dans ses bras pour digérer le revirement. Elle a beaucoup de mal à éprouver du respect pour Hook et de la confiance pour les anciens orbleus, d'autant plus lorsque ceci sont membres d'équipage de la Zorra. Elle a le sentiment que sa maison, son refuge, est brusquement envahie.

C'est ce sentiment que lui inspire le jeune Kaze.

Si Maddie n'ira jamais à l'encontre de la volonté de Zeb de l'enrôler, elle ne peut se départir de l'image funeste de l'adolescent et de sa faux de givre, balayant les vies comme de vulgaires fétus de paille. Elle reste méfiante, sur le qui-vive, surveillant sans cesse ses paroles et ses gestes. Le bateau qui l'a accueillie et protégée jusque là n'est plus aussi sûr. Le ressenti est aussi tenace que sa terreur des orages. Il lui colle à la peau.

Les grattements de Vane la sorte brusquement de ses pensées. Le bouvier bernois a l'air de faire une fixette sur un amas de cordes enroulées. La pirate s'approche avec un froncement de sourcil curieux.

- Vane, Mon grand  ? Qu'est-ce que tu as trouvé ? Questionne-t-elle en flattant la fourrure épaisse du chien. Ce dernier aboie et remue la queue avant de fourrer sa tête entre les cordes. Du calme ! Du calme ....

Mad Dog déblaie les cordes pour y trouver un petit furet bien mal en point.

- Oh, pauvre petit amour, souffle la Mariée en prenant l'animal apathique dans ses bras. Son pelage est terne et rêche. En caressant celui-ci, des poils lui restent en touffes entre les doigts. Mauvais signe, ça.... marmonne-t-elle.

En quelques foulées leste, elle se précipite en cale et déboule aux cuisines.

- Maitre Coq ! J'ai besoin d'eau potable, immédiatement ! ordonne-t-elle, le furet blotti contre elle, Vane sur ses talons...

... et la surprise de se retrouver tête à tête avec Kaze.

De nuits qui s’éternisent Kaze passe à des journées sur un navire dont les règles restent encore baignées de mystère ; pas que comprendre un ordre lui pose problème, c’est la terminologie du navire qui met du temps à s’imprimer dans son esprit. Entre laver le pont et jongler avec les cordages qui s’accrochent, bien sûr, à des endroits précis, il y a un monde.

Entre lui et certains membres d’équipage aussi. Si Kaze admire Skelton, et qu’il va parfois boire avec quelques visages familiers une fois sa journée terminée, tout le monde n’apprécie pas forcément les anciens orbleus. Pas son problème—le Néfaste a bien grandi, depuis les années où son unique but était de bien faire. De toute manière, il n’est pas friand de conversations, préférant se concentrer sur ce qu’il fait.

Aujourd’hui, le jeune pirate a du mal à garder le cap ; Caelum lui a chipé une partie de son déjeuner, avant de s’enfuir pour manger dans un coin. Du moment qu’il ne traîne pas la tranche de jambon dans un coin pour plus tard—Kaze doit sans cesse aller fouiller sous les meubles, à la maison, tombant sur des pinces à cheveux et autres trésor que le furet collectionne.

La journée est bien avancée, et après s’être nettoyé les mains avec un soin d’ancien Soigneur, Kaze s’est mis à arpenter le navire, à la recherche de son compagnon. Sans l’appeler—Kaze ne parle pas vraiment avec Caelum, outre pour le gronder de ses bêtises incessantes. Ses paumes sont rougies par les cordages qui ont glissé plus tôt, sans non plus déchirer la peau.

C’est la main qui n’a pas de protection qui a morflé le plus, pas que Kaze en montre le moindre signe. Il interroge Hubert du regard, tirant sur la capuche de son haut sans manches, refuge favori du furet. L’aîné hausse les épaules, le poussant à reprendre sa marche.

Les cuisines, peut-être ? Caelum mangerait toute viande à disposition, s’il le pouvait.

A peine les marches descendues que quelqu’un déboule—un genre de tempête venue de nulle part.
Oh. « Cae ! » Qu’il lâche immédiatement, butant sur le nom et s’y reprenant à deux fois.

Qu’est-ce qu’elle lui a fait, la femme aux chiens ?
Le dureté sur les traits du gamin est une habitude, quoique l’éclat dans son regard est bien différent.

En toute franchise, Kaze ne l’aime pas plus qu’elle l’évite.
Plus simple ainsi.

Sauf qu’elle tient son ami, et que ce dernier est visiblement blessé.
« Cae ? » il répète, sa voix baissant de quelques octaves, se retenant d’accuser—oh pas qu’il la pense innocente, à cet instant. Uniquement qu’elle tient l’animal et qu’il n’a pas envie qu’elle le blesse. « J’l’ai cherché par’ou’. »

Est-ce qu’il va bien ? Est-ce qu’il s’est coincé une patte quelque part ? Est-ce qu’il a mangé un truc qu’il ne fallait pas ? Kaze ne posera pas ses questions, se contentant de se tenir là, regard levé vers cette inconnue.

Madison lorgne sur le gamin avec une méfiance instantanée. Son visage se fronce et elle détourne la petite bête blottie contre son giron comme pour la protéger de l'individu douteux.

- Cae !
- Cae ? répète-t-elle avec un haussement de sourcil qui trahit sa surprise. Est-ce un un mot dans sa langue ? Elle n'a pas su déterminer l'exacte origine de l'adolescent. Son nom sonne japonais, mais il n'a pas l'air d'un japonais.
- Cae ?
- C'est quoi ça "Cae" ?

Vane aboie et la pousse dans les escaliers pour qu'elle laisse passer son corps volumineux. Il aboie tant pour signaler sa présence que l'urgence de la situation. C'est que la boule de poils pelée a besoin qu'on l'aide, nom d'un chien !

- Vane ! Couché !

Le brave bouvier bernois a un couinement offusqué.

- J’l’ai cherché par’ou’.
- Cet animal est à toi ? réalise alors la pirate. Ok ! Lâche-t-elle promptement en glissant le furet avec beaucoup de délicatesse dans les bras de l'adolescent. "Cae" a probablement  contracté une gastro-entérite ou subit une intoxication alimentaire légère. Il a certainement vomis un peu partout sur le bateau. Il faut absolument le réhydrater.

C'est fou comme, malgré le temps qui s'écoule aléatoirement et l'Oubli qu'il induit, le vocabulaire vétérinaire lui revient facilement. C'est comme si son cerveau configuré par un apprentissage forcené et passionné refusait d'effacer l'empreinte de son métier.

- Tu comprends ce que je dis ? demande-t-elle un peu abruptement en s'emparant d'un bol et d'une louche pour puiser dans le baril d'eau de pluie. Il doit boire. Beaucoup. C'est essentiel. Elle lui tend le récipient rempli pour qu'il l'abreuve.... Allez !!! Puis, de manière un peu plus douce, elle ajoute. Comment allait-il ce matin ?

Les aboiements, Kaze pourrait faire sans. Son corps trésaille d’un côté, et il lève une main pour couvrir une oreille. C’est le désavantage de travailler sur le navire, le bruit constant, les surcharges qui vident son esprit pour le remplir de trucs dont il n’a pas besoin.

Quoique ce n’est passez pour le distraire de la scène sous ses yeux, avec Mad Dog la kidnappeuse. Sauter à cette conclusion est exagéré, et c’est bien pour ça qu’il la laisse parler, espérant entendre quoi que ce soit d’utile. Il laisse retomber son bras une fois que le bouvier a accepté de baisser le ton, sans lui en vouloir pour ça.

Les voix des animaux lui sont plus supportables que celles des humains, parfois.

Déjà, Mad Dog enchaîne les phrases, sans même qu’il puisse corriger ce qu’elle lui sort. Caelum est son ami, pas une possession (une fois encore, le Néfaste est au courant qu’il est en train de tordre ce qu’on lui dit). De sa distance avec la pirate, il a bien remarqué son rapport plus que positif avec ses canidés.

Avec douceur, et un peu d’habitude, Kaze laisse Caelum se blottir contre le creux de son bras gauche, l’autre en-dessus au cas où. « J’comprends, j’étais Soigneur. » Puis apprenti guérisseur, et avant c’est l’image incertaine d’une ferme qui se dessine.

C’était classique les trucs alimentaires au Grand Arbre, quand il y repense, surtout avec les gosses qui bouffaient de la terre ou d’autres trucs improbables. Ses épaules se tendent à la voix qui se lève, visage fermé en une dureté qui est naturelle à Kaze tandis qu’il s’assied sur un tabouret qui traîne.

Il a l’impression qu’elle le prend pour un idiot, un peu.

De sa main droite, le jeune homme place le récipient contre lui de manière à ce que Caelum puisse y avoir accès sans souci. Bien que le furet paraisse peu enclin à boire pendant quelques secondes, il se décide finalement à prendre quelques gorgées qui doivent lui faire du bien.

Rassuré par ce développement—peut-être qu’en fait c’est uste de la peur, l’agacement qu’il ressent—il répond sans lever la tête vers son aînée. « Oui. Mais Caelum a man’é plus qu’ha’itude. » A chiper dans son bol pendant que Kaze faisait autre chose, un classique.

C’est que c’est rapide un furet.

- J’comprends, j’étais Soigneur.
- Soigneur ?

Où ?
Dans quel cadre ?
Il est si jeune. Elle baisse les yeux vers le sol, réflexe acquis depuis sa première rencontre avec Shark. Pas d'ombre. Un ancien Enfant Perdu.

- Et tu joues les commis en cuisine ? C'est du gâchis, déclare-t-elle spontanément, avant de se souvenir qu'elle n'est plus Madison Dogherty, la vétérinaire, mais Mad Dog, la mutique pirate mystérieuse. Tant pis, le mal est fait. Elle lui adresse un demi-sourire. Moi aussi j'ai été soigneuse, mais pour les animaux spécifiquement. Enfin, c'était avant.

Bref soupir.
La jeune femme se permet de caresser la tête du furet trop gourmand. Son expression n'a strictement rien à voir avec son usuel masque d'indifférence. Elle semble rayonner avec tout le naturel d'un petit soleil. Son sourire est aussi chaleureux que l'astre, en tous les cas.

- Tu as eu les yeux plus gros que le ventre, hein, adorable canaille ! Elle toise de nouveau Kaze. Caellum c'est un drôle de nom pour un furet, c'est toi qui lui a trouvé ?