Tant que tout reste sombre, que son regard se cache loin du monde, Xen reste en mesure d'ignorer l'effet de la fumée qui s'infiltre à l'intérieur de son âme. Elle ronge les morceaux restants, s'en nourrissant sans grande conviction, du cerveau aux poumons. Ces derniers deviennent lourds lors de ses visites, sans que le jeune homme n'y prête attention. De la même manière, les ombres qui dansent autour de lui, prêtent à se muer en visions de cauchemar, doivent rester en arrière plan.

Jusqu'à ce que leur tour d'entrer en scène arrive.

« Tu ne devrais pas t'en approcher. »

La peinture sur sa chair ne le gêne pas véritablement. Xen cultive une certaine beauté, presque maladive au vu de sa santé. Quelque chose devant rester éphémère pour mieux attirer les curieux et les charmer.

« Mon sort ne m'importe guère. » D'autres clients viendront pour écrire une histoire différente. Gardant ses yeux clos, Xen penche légèrement la tête sur le côté. Les paroles étaient-elles un conseil ? Malgré sa facilité à se jouer des autres, l'Oublié est bien incapable de comprendre les intentions de Moriko à cet instant.

« Souhaiterais-tu que je signe un contrat en ton nom ? Si je venais à disparaître, toute ma fortune te reviendrait, ainsi plus aucun problème ne subsisterait. Était-ce là la raison de tes paroles ? »

Quel maigre butin, brûlé au sein de l'établissement à peine obtenu. Xen paraît s'amuser de son idée. « Après tout, tu es ma chère amie~ Lui aussi. Personne d'autre n'est ainsi avec moi. » Le sentiment n'est pas mutuel, dans le fond, le jeune homme devrait le savoir.

Sauf que son rapport aux autres a toujours été si malsain qu'il croit probablement qu'acheter le temps d'une personne équivaut à en être proche. Mieux vaut consommer de l'opium que de chercher à comprendre les gens. Au moins la drogue est honnête sur son souhait de lui ôter la vie un jour.

En un rappel de cette fatalité, une quinte de toux l'interrompt, forçant Xen à poser la pipe tout en couvrant sa bouche de sa main libre. Pour autant, il ne semble pas plus dérangé que ça, habitué aux limites de son corps.

Ses poumons refusent de se calmer, entraînant toute la fumée à l'intérieur au lieu de la rejeter correctement. Quand est-ce que son corps cessera de n'être qu'un amas de chairs inutiles ? Sa main libre s'accroche à son haut, le tenant jusqu'à ce que la crise passe. Ce n'est jamais très long, simplement pénible. Les larmes qui sont montées dans ses yeux n'ont pas le droit de s'écouler. Cela ruinerait son maquillage, et qui voudrait encore l'admirer après un tel crime ?

« Tes possessions ne m'intéressent pas.  »

La brûlure qui chatouille le fond de sa gorge l'empêche de fournir une réponse. La conversation lui échappe totalement à ce niveau. Tout est devenu flou, les bords impossibles à distinguer du reste du tableau. Xen essaye de ne pas inspirer trop fort, de prendre son temps. Jusqu'à ce que la parole lui revienne.

« Lòng n'est pas quelqu'un de bien. Personne ne devrait s'en rapprocher. »

Est-ce un acte barbare, d'apprécier tant une personne qui n'aura jamais que faire de son cœur brisé depuis sa naissance ? Xen, bien qu'en mesure de noter le ton las de son amie, n'a pas l'impression qu'une quelconque sincérité changerait les choses.

« Je crois qu'il me juge moins que les autres, que ça ne lui importe pas, que pour lui, je ne suis un peu plus que rien du tout. » La fatigue dans son ton est masquée par sa voix rendue rauque par l'effort. Légèrement penché en avant, Xen garde les yeux fermés pour maintenir sa concentration sur ses poumons. « Je suis prompt à ces choix inconscients. » Ses doigts tracent des cercles contre son torse, pour soulager la douleur qui s'en va déjà.

« Mais je ne suis pas ta mère. Tu feras comme il te plaira. »

Une mère. Qu'est-ce donc ? Un être qui vous utilise et vous prend tout ce que vous possédez ? Avant l'île, tout était ainsi. L'Oublié se souvient juste d'avoir déçu les siens, encore et encore.

« Je suis un masochiste, qui souhaiterait me protéger et me garder à l'abri ? N'est-ce pas là le rôle des mères ? Je l'ignore, n'en ayant pas, même si je sais que tu aimes tes enfants, ceux que tu sauves. » Jamais il n'a souhaité les blesser, trouvant plutôt attachant que l'on souhaite aimer autrui ainsi. Lui, il n'est pas en mesure d'exister pour de tels actes.

« Est-ce que tu préférerais que je parte ? » La demande fuse sans crier gare, alors qu'un œil apparaît pour jauger la réaction de l'Infectée.

Le rire ne le dérange pas, qu'importe sa signification. Moquerie ou approbation, le résultat sera le même. Xen n'est pas doué lorsqu'il s'agit d'écouter, ou plutôt de partager. Lorsque tout est à sens unique, c'est moins douloureux, il suppose. Si l'Oublié ne tente pas d'être trop proche, de franchir des lignes invisibles uniquement pour sa personne, alors rien ne se produira. Plus d'actes impardonnables. Il n'y a rien de plus terrifiant que les regrets, de réaliser qu'on avait aucune raison d'agir ainsi, de ne pas s'arrêter.

« Avant même que je ne finisse ton maquillage ? Ne dis pas de bêtises. »

Une telle sagesse est difficile à contredire. S'évader sans l'autoriser à terminer son œuvre, ça serait offrir tous ses défauts au monde, se montrer imparfait. Au vu du soin que Xen apporte à son maquillage, à ses tenues qui obligent les gens à le remarquer, cela serait un pêché encore pire que le reste. Mains croisées au-dessus de sa poitrine, pour contrôler sa respiration, le cadet ne répond qu'en refermant son œil.

Le client n'est pas mécontent, loin de là. Juste un peu désabusé par la facilité qu'à l'illusion de bonheur causée par l'opium à se briser. Ce n'est qu'un plaisir temporaire, de l'attention pour laquelle il doit débourser de l'argent. Ah, mais c'est forcément ainsi. Toujours.

« Qu'en penses-tu ? »

Les prunelles sombres se dévoilent de nouveau, glissant sur le miroir. Ses doigts effleurent la peau sans jamais s'y presser, attentifs. C'est beau, ça lui va bien. Retirer le maquillage pour dormir sera un peu douloureux, comme souvent. Il lui faudra encore éviter le miroir après.

« Je me demande si ça plairait au Dragon, » la phrase lui échappe, en une réponse un peu malvenue. Xen le réalise, cette fois. « Merci, Moriko-san. Je trouve ça parfait. Je n'ai plus rien à envier à tes serpents, n'est-ce pas ? »

La pipe à opium ne l'inspire plus tant que ça. La toux a toujours la fâcheuse habitude de ruiner son moral.

« J'ai beaucoup de pinceaux et de poudres, pourtant je suis incapable d'effectuer une telle tâche. Est-ce que tu m'apprendras un jour ? Je payerais pour ça également. Pas ce soir, bien sûr. » Il demande sans attendre une réponse, ramenant ses genoux sous son menton. La position est réconfortante. Xen n'ignore pas qu'il ajoute trop de bleu autour de son regard et de poudre sur son visage pour en cacher les défauts, que la provocation est parfois exagérée. Il ne sait pas trop comment faire autrement.

Bientôt, tout ça devra s'éteindre et le silence de la boutique se transformera en quelque chose d'oppressant. Xen n'a jamais été en mesure de s'endormir facilement, qu'importe le poids pesant sur ses paupières ou son cœur. Regret est un terme inadapté, qui ne peut guère justifier les conséquences du passé. Ses doigts pressent contre ses jambes, jusqu'à laisser de fines marques. Rien qui ne disparaîtra pas en l'espace d'un instant. Du moment que ses yeux restent fermés, le moment restera éternel. Tel est son souhait cruel, celui de piéger l'univers pour combler ses propres désirs.

« Si tu veux, mais ça ne viendra pas tout seul. Il te faudra de la patience. »

Quel mot étrange. Patience. Apprendre lui venait naturellement enfant, dans tous les domaines. Enfin, c'est ce que Xen croit, incapable de voir l'absurdité d'un tel concept. S'il n'atteint pas la perfection rapidement, tout l'agace, lui donnant l'impression de ne rien valoir du tout. Les ongles peints avec soin tracent des symboles sur ses jambes à présent, mots tirés de sa langue maternelle. L'Oublié ne s'inquiète pas que Moriko les comprenne, au vu de sa position, et du manque d'intérêt de la jeune femme pour ce qui ne touche pas à son travail.

Xen s'attend à son départ, à un bonsoir murmuré qui s'éteindrait dans le noir.
A la place, le poids à ses côtés est une surprise.

Sans le vouloir, il se penche un peu plus, s'effaçant pour la fin de la soirée. Xen a bien assez brillé, s'exhibant fièrement plus tôt.

«  Pourquoi tu ne t'intéresserais pas à quelqu'un d'autre que le Dragon ? »

« Rien n'est un choix, » est la réponse qu'il offre, prenant garde à ne pas presser plus que son menton contre ses genoux.

Son maquillage ne doit pas être ruiné.

« Il y a tellement de gens, au Port. »

Peu sont fréquentables, peu sont encore entiers. Et ceux qui vont bien ne l'attirent jamais. Son âme tordue aime les miroirs, la lueur d'abandon dans le regard de ses amants. Xen se redresse un peu, tournant la tête vers son aînée sans ouvrir les yeux pour la distinguer.

« Moriko-san, l'amour qui m'étreint n'a rien d'une absolution. » Ses doigts frottent, trop fort, la cicatrice cachée sur le haut de sa joue, jusqu'à ce qu'elle soit distinguable. Cela doit avoir brisé l'harmonie de son visage, elle le trouvera certainement laid. « Si ça tenait qu'à moi, je n'aimerais plus jamais. Je cesserais ces promesses cruelles que je ne peux tenir. »

Une pause.

« Je dois vouloir ces horreurs, je présume. De me vendre et ensuite de voler en retour, » son ton change, devenant tranchant telle la lame de son épée. Les mots ne sont pas anodins, pris avec soin pour provoquer un rejet. Une façon de remettre une distance, de ne pas se dire que Moriko pourrait l'aimer, elle. Pardonner et le cajoler tel un de ses serpents.

C'est impossible.

Il ne veut pas que Moriko l'apprécie, parce que sinon il se retrouvera à l'aimer. Et autant crever, au lieu de recommencer.
Pourtant, avoir une meilleure amie, ça serait bien.

Tu as décidé de me remplacer, Sushi murmure, respirant contre son cou et Xen plaque ses mains contre ses oreilles, brutalement.

Silence, silence !

Un jour, Xen devra abandonner ce duel futile face à ses démons. D'un coup bien placé sous sa cage thoracique, arme fermement serrée entre ses mains frêles, ou encore en avalant un poison acide lui brûlant la gorge et tout ce qui est en train de pourrir à l'intérieur. La méthode n'importe guère, du moment que tout cesse de hurler autour de lui. Que les voix disparaissent, acceptant leur maigre victoire. Les hallucinations sont une forme de haine, une de plus.

L'amour est une notion si pure, et étrangère. Une chimère qu'il tente d'apprivoiser en l'entourant de chaînes pour qu'elle ne puisse jamais le quitter.

Les flammes s'éteignent, emportant la mémoire de son amie avec elle. Son regard est à l'aise, lorsqu'il ne reste que les ombres. Une bougie pourrait se renverser dans la boutique, et tout envahir. Sous sa mitaine, les sensations ne reviendront jamais. La chair brûlée l'empêchera d'écrire correctement, ou de souhaiter s'afficher. Pourtant, ce n'est pas son unique défaut. Lui en voit des dizaines devenant milliers dès que ses yeux accrochent un miroir.

Ses mains retombent, non sans avoir causées des dégâts, quelques mèches arrachées, une griffure au-dessus de son oreille. Des détails qui peuvent être masqués. Moriko ne l'appréciera plus jamais, à présent. Xen croise les bras sur ses genoux, son regard glissant vers elle dans la pénombre. Les enfants pénibles, ceux qui se plaignent et qui gémissent, qui n'ont pas des résultats parfaits, personne ne les aimera. Ah, il n'a plus la force de lui rappeler cette leçon cruciale. Et encore moins de s'approcher.

Pas l'envie non plus.
Qu'on ne le touche pas ! Qu'on le laisse tranquille !

Le temps passe tout en restant figé, malédiction de l'île où rien n'est supposé changer. Jusqu'à ce que Xen parvienne à parler de nouveau, sa voix rauque et épuisée. La colère s'en est allée, ou alors était-ce la crainte du châtiment. Qu'est-ce qu'il en sait.

« J'aurais dû mourir. » Enfant, en mettant le feu à l'appartement. Adolescent, en laissant le monstre l'attraper au lieu de Darkness. Adulte, en prenant assez d'opium d'un coup pour que tout se taise. La conclusion est désabusée, en une évidence que Xen ignore le reste du temps. Il le dit parfois, en un jeu malsain, une promesse que son argent reviendra à ceux qu'il apprécie.

« Merci, » il ignore comment s'excuser, n'est pas certain que ses paroles seraient sincères. « Moriko-san. »

Son bras le démange, en une sensation fantôme qui vient parfois, pour repartir sans crier gare. Ses doigts glissent sous le tissu, parcourant la chair qu'il connaît par cœur, les marques qui ont un sens qu'il a oublié.

« Je suis ton ami. Rien ne te force à être la mienne en retour. »

Son ton s'est changé en apathie, quelque chose ayant dévoré le reste pour ne rien laisser. Il a égaré le courage de rentrer en chemin, sans trop savoir où. De la même manière que la personne qui l'a aimé jusqu'à briser et prendre n'est qu'un souvenir rongé par le temps.

Pourquoi est-ce qu'il a l'impression d'avoir toujours été ainsi, à la place ?
Ce n'est pas juste.

Spoiler:

S'il arrachait la mitaine, est-ce que ça autorisait un bref soulagement, ou uniquement le dégoût habituel ? A quoi bon s'exposer si chaque partie du corps provoque un tel sentiment. Xen se détestera quoi qu'il arrive, encore et encore et encore et ENCORE jusqu'à en crever. Des paroles qui vont rester à l'intérieur, qu'importe si ses propres mains doivent serrer sa gorge jusqu'à forcer le silence. S'il pouvait garder les yeux fermés pour toujours, alors les miroirs ne seraient plus des ennemis.

« Je suis assez grande pour savoir qui je fréquente. »

Les paroles devraient lui faire quelque chose, surtout le ton employé. Peut-être que Xen est supposé baisser un peu les épaules, ou flancher sous la dureté de ce qu'il a dit pour obtenir cette réaction. A la place, rien ne vient outre un silence qui ne suffit pas à arrêter cette terrible mascarade.

La présence supplémentaire lui échappe également, preuve que la soirée est terminée depuis longtemps pour celui qui souhaiterait se perdre à jamais dans les méandres de son propre esprit. Son bras retombe, après un moment, tandis qu'il enfouit sa tête contre ses genoux pour ne plus avoir à participer à quoi que ce soit.

« La Mort fauche sans répit ni retour. Elle frappe tout le monde et ne fait aucune exception. Si ton temps était venu, tu aurais déjà disparu... mais tu es là. »

Qu'est-ce que Xen est supposé être ? Un messager funeste ou encore une faucheuse improvisée, certainement. Dommage est l'unique mot qui vient ternir sa langue sombre. Dommage que la Mort n'est pas daignée terminer ce que j'avais commencé. Au moins, il a le bon sens de se taire.

« Suis-moi. »

Où ? Est-ce l'heure de quitter le lieu et de rejoindre les limbes ? Probablement. La pénombre épuise ses yeux dès qu'il les rouvre. Les mains maladroites trouvent ses sandales qu'il tient à une main en se redressant. Il ne devrait pas la suivre, optant de fuir dans la nuit étoilée à la place. Mieux pour tout le monde, surtout le lendemain.

« J'avais une sœur autrefois, » est l'unique phrase, éraillée, qui sort de Xen tandis que ses pieds avancent avec difficulté pour suivre son amie.

Gravir les marches une à une est un exploit, pour le plus jeune. Il y met bien plus de concentration que nécessaire, certain que son esprit serait capable de dévier son pied au dernier moment dans le cas contraire. Est-ce que ça ferait mal, de partir en arrière et de se fracasser le crâne ? Probablement. Autant ne pas être aussi inconscient. Xen trouve un certain apaisement dans le fait d'être entraîné au travers de la fumerie. Il lui est plus simple de conserver le silence, les paroles de son amie ayant du mal à l'atteindre.

« Cela te convient-il ? »

Sa tête part en avant, puis en arrière, un éclat fatigué dans ses yeux sombres. Tout lui ira, vu l'état dans lequel il s'est encore mis de son propre chef. La pièce sera suffisante pour qu'il s'y écroule plus tard. Le sommeil viendra peut-être, ou bien ses anciens amis lui tiendront compagnie en l'empêchant de se reposer. Dans tous les cas, c'est mieux que de rentrer.

Enfant unique, hein. Est-ce que cela est plus simple ? Xen l'ignore, et n'a pas envie de s'y attarder. Le passé devrait être loin, effacé et détruit au profit des erreurs plus récentes. Laissant ses chaussures devant la porte, il fait quelques pas au sein de la pièce. La pluie à l'extérieur est familière, rassurante. Il a toujours beaucoup aimé ce son.

« Est-elle venue avec toi ? »

La question est cruelle, par accident. Xen se retourne, ses yeux embrumés incapables de rester sur le visage de son amie.

« Non, elle n'avait aucune affection pour moi. Notre frère était semblable. » Ah, ils étaient trois, bien que l'aîné ait été trop âgé pour l'île en premier lieu. C'est si lointain à présent. A cette époque, rien n'allait mieux que maintenant. Ses mains se redressent, pour passer devant son visage sans presser contre la chair. Pour dormir, autant retirer le maquillage, l'Oublié suppose.

Juste un peu de silence, c'est son unique désir pour l'instant. Que la pluie engloutisse tout sur son passage et ne laisse personne en vie dans son sillage.

« Bonne nuit, Moriko-san. »

Il attendra qu'elle parte pour s'écrouler.
Par politesse, peut-être.
Ou parce que pleurer rendra son visage laid.