La faux racle le sol fatigué avec un son strident qui aurait agacé Ibijau au point qu'il en soit au bord d'une crise. Pour une raison inconnue, Kaze est bien moins sensible à tout ce qui touche sa nouvelle force. Celle qu'il ne sait matérialiser que sous la forme unique de cette arme imposante qu'il a du mal à soulever proprement et du givre qu'il répand autour de lui. Le trait qu'il laisse dans son sillage est autant un avertissement qu'une menace. Quiconque essayera de le suivre terminera aussi mal que Slumber.

En partant, n'a t-il pas offert la promesse de ne pas devenir un monstre ? Qu'est-ce qu'un monstre, de toute façon ? Quelque chose que l'on refuse d'écouter ou de comprendre ? L'adolescent ne s'est jamais embêté avec de telles questions. L'arme est soulevée, à deux mains. Plus de bandages sur celle qui a été brisée, uniquement une fine couche de glace. Devenir Orbleu ne lui a pas rendu sa motricité, bien que l'absence de douleur soit largement suffisante à ses yeux. L'arbre émet un cri silencieux, un frémissement des branches dénuées de feuilles, avant de s'écrouler.

Difficile d'avancer avec la faux, ce qui le contraint à de tels gestes. En vérité, Kaze ressent un certain goût pour la destruction, se demandant si le Capitaine l'autorisera à rencontrer sa chère Mort un jour, pour une ultime danse. N'a t-il pas juré fidélité aux deux ? Malgré cet amour indescriptible (ah il devrait demander à Rain ce que ça veut dire d'aimer, la réponse serait hilarante), Kaze est parvenu à se retrouver seul. Il ne le réalise qu'un peu trop tard, une fois que son corps a escaladé l'arbre assassiné pour observer les alentours.

Telle une bougie, son affection s'ébranle régulièrement, le coupant du monde. L'adolescent ne réalise pas que le lien indescriptible ne peut pas le quitter. C'est dans la panique, lorsqu'il n'est plus assez solide l'espace d'un instant, qu'il devient incapable de le voir.

Et si, un jour, ça ne revenait pas. Qu'il se retrouve abandonné une fois encore ?
N'est-ce pas sa raison pour rejoindre les siens ? Ne plus souffrir et être enfin vivant, sans peur.

La couche transparente recouvre bientôt sa victime, l'englobant dans une dernière étreinte. Parfois, Kaze (Kaze Nataku ? Il n'a pas demandé, il le regrette peut-être) songe qu'il pourrait se nourrir de ses propres larmes, si elles ne s'étaient pas taries il y a de ça trop longtemps.

Le petit groupe ne peut être loin.
Il saute, pieds nus n'ayant pas de mal à trouver le sol, recommençant à traîner son arme derrière lui, le manche en équilibre sur son épaule tandis que la lame de glace s'enfonce et coupe tout ce qui se trouve trop proche du sol.

Ah, une présence.
Immédiatement, ses pas changent de direction, jusqu'à ce qu'il aperçoive l'homme qui mène l'expédition.
Seul également.

Pourquoi ? Est-ce que les autres sont rentrés ? Kaze tente de se concentrer, de trouver une certaine forme d'apaisement dans le lien qu'il juge fragile et qui pourtant ne l'a jamais quitté une seule seconde depuis sa transformation.

(Il préfère ne pas repenser à ça.
C'était—mauvais.)

Kaze est revenu à la vie trop de fois depuis sa première naissance.
Il en a marre.

Le nom résonne, non pas en une quelconque menace, uniquement un rappel. Kaze se demande pourquoi ils en portent, des noms. Après tout, ils doivent être un tout. Pourtant, lui a voulu changer son identité (avant ou après la transformation? Difficile à dire.). Les détails sont déjà flous, parce que peu nécessaires. L'adolescent s'est présenté, dans ses habits de pirate empruntés à Rain—les moins voyants—au groupe qui patrouillait, sachant pertinemment ce qui se paraissait en cas de refus de leur part. Les Orbleus sont ensemble, forts. Et ils ne rejettent pas ceux qui veulent rejoindre leurs rangs.

La main, il s'en rappelle étrangement clairement, les doigts gelés de l'homme contre sa joue, et le froid qui s'est répandu lentement au travers de ses membres. Kaze ne regrette rien, tout autant par son incapacité à se soucier de ses actions, que par le fait qu'il est un Orbleu et que plus rien d'autre n'importera jamais.

L'homme l'a retrouvé—encore—telle une vieille habitude entre eux. Est-ce qu'ils ont le droit d'avoir des préférences ? Souvent, Kaze se retrouve à partir avec ce compagnon en particulier. Oh, c'est celui qui détient la vision de leur maître dans tout son être, c'est logique. Enfin, Kaze n'en sait rien, réfléchir ne l'intéresse pas outre mesure. Sa tête se penche sur le côté, en une question silencieuse. Pourquoi est-ce qu'il est incapable de rester lié aux autres ?

Son regard s'égare un instant, la faux émettant un son strident et lourd tandis qu'il se rapproche, un pas après l'autre.

Tu es là.
Tu n'es pas totalement dans ma tête ?

La faux s'accroche dans une racine, une qui est arrachée brutalement, la colère envahissant tous ses sens d'un seul coup. Kaze lâche son arme, comme oubliant soudainement son existence, pour presser le dos de sa main contre sa propre joue, là où tout a commencé.

Le contact n'a rien de blessant ou d'insupportable. C'est un échange, un rappel de cette famille qui ne le laissera jamais tomber—ce n'est pas juste, Kaze a également une famille mortelle, une qu'il a abandonné sans réfléchir—un soutien inégalable. Sa tête s'incline sur le côté, juste assez pour accentuer le toucher. Parfois, c'est suffisant. Là, Kaze n'est pas certain, ses yeux, trop bleus, trop étincelants, cherchent une réponse dont il ignore la question. Et s'ils restaient là pour toujours, oubliant le monde ? S'allonger sur le sol gelé ne paraît pas être une si mauvaise idée, si leur seigneur ne les attendait pas. Leur mission compte plus que tout au monde, après tout.

Sa main, recouverte de glace, l'agace encore parfois. Les chairs meurtries sont maintenues ainsi, les bandages inutiles. Aucune douleur n'est présente, donc à quoi bon vouloir masquer ce qu'il est, qu'importe que ça soit la partie un peu moche que Kaze ne supporte pas outre mesure.

Rentrons, son âme hurle, malgré que son corps refuse de suivre le mouvement.

Il ne le laissera jamais derrière, n'est-ce pas ?

Non, tout est fait pour les unir. Néanmoins, Kaze n'a pas franchement envie d'être celui qui est incapable de suivre. Si l'homme a été en mesure de le sauver une fois, pourquoi pas une seconde ? Et si on parvenait à retirer ce qui ne va pas dans—

Non.
Kaze n'a pas besoin de ça. Sa tête se secoue, lentement.
Il faut simplement rentrer.

Kaze ne parvient pas à s'empêcher de penser.
Son esprit arrive, souvent, à se vider, à ne se focaliser que sur ce qu'il est. Pas là. Tout est embrouillé, et son unique envie est de suivre l'homme, sans être certain que ses jambes suivront le mouvement. La faux à ses pieds n'est d'aucune aide, elle ne peut pas couper les fils qui le relient à ce monde d'un coup sec, ça ne marcherait pas.

Son regard évite celui de l'aîné, incapable de s'y mêler. Néanmoins, Kaze attrape le bras, ce qui autrefois fut une manche et qui a trop gelée pour être discernable de la peau, et s'y accroche. Il faut que l'homme le ramène, encore. Qui d'autre pourrait l'aider ?

(Des noms se pressent sur le bout de sa langue et il les envoie balader.)

L'Orbleu s'accroche à son semblable, refusant de lâcher.
L'homme est celui qui sauve.
Smee. Smee. Smee. Smee.

Mission d'abord.

Impossible de rentrer sans avoir terminé ce qu'ils doivent faire. Cela serait offenser le Seigneur, et—c'est tout simplement impardonnable.

Le contact l'aurait dérangé avant, au point que Kaze se serait débattu. Il n'a plus ce problème, ou peut-être qu'il a perdu la capacité de s'en soucier. Son corps suivra, pas la peine d'envisager une autre possibilité. La faux revient dans sa main d'elle-même, sa main libre s'y accrochant avec ferveur. L'arme est lourde et encombrante, et Kaze ne l'imagine pas autrement qu'ainsi. Elle doit rester dévastatrice, pour mieux servir le Seigneur.

Qu'importe qu'elle racle derrière eux avec un son absolument insupportable tandis qu'ils avancent. Le groupe ne va pas les attendre. Pas besoin. Ils savent où chaque membre se situe. Même Kaze perçoit, vaguement, l'existence des siens.

Pénible.

Les autres Orbleus ne sont pas comme lui, ou alors ils parviennent à le cacher. Ce n'est pas juste, après tout ce que Kaze a enduré, qu'il ne soit même pas capable de se lier correctement à sa famille.

Pas la peine de le dire à Smee. Il le sait, puisqu'il vient toujours le chercher.

Un bruit l'arrête néanmoins, forçant l'aîné à faire de même. Quelque chose de presque imperceptible, là où le Givre est encore à sa limite. La faux pressée contre son épaule se soulève un peu, quoique guère parce qu'il n'a qu'une main de libre.

Stop. Quelqu'un. Quelque chose.

La peur, c'est ce que n'importe qui ressentirait en face de monstres comme eux, n'est-ce pas ? Kaze ne se souvient plus de ses sentiments lorsqu'il a rencontré Smee, que les doigts gelés ont pressé contre sa peau. Pas important.

Est-ce l'homme—pirate peut-être ? Le bandana coloré est un si piètre déguisement face à ce déferlement de bleu—va fuir ou bien se battre ?

Il y a un cri, une arme qui se lève se façon désespérée. Oh, quiconque se refuse au Seigneur doit— Kaze redresse la tête pour observer Smee, avant de tirer sur son bras, un peu plus.

Qui ?

Est-ce utile qu'ils se battent tous les deux ? Après tout, ce n'est qu'un humain, qu'est-ce qu'il pourrait bien leur faire ?

Visiblement courir vers eux en brandissant ce qui semble être un hachoir. Kaze lâche son aîné, ses doigts glissants contre le manche de son arme. Disons que ça sera à qui recevra le coup le premier. Si c'est Smee, alors Kaze se reculera. Et si c'est l'inverse— Kaze pourra se défouler.

L'homme se jette en avant avec la fureur du désespoir. Il ne lui reste probablement rien d'autre, à ce niveau. Kaze est incapable de s'en soucier, son esprit lui intimant de faire quelque chose de raisonnable pour le Seigneur. Est-ce qu'il aurait hésité, en tant qu'humain ? La question ne se pose pas tandis que la lame du hachoir ne parvient pas à faire quoi que ce soit à sa peau recouverte de glace. Tout son corps pivote avec son arme, son poids forçant Kaze à bien calculer son attaque.

Aveuglé par sa défaite à venir, le pirate fait n'importe quoi, tentant de frapper uniquement pour que son arme heurte le manche de la faux à plusieurs reprises. Kaze le laisse faire un moment, capable de remplacer les maigres marques juste en se concentrant. Il n'a jamais attaqué quelqu'un ainsi. Jamais tué.

Le coin de ses lèvres se redresse à l'instant opportun et il s'élance. Sa Chère Mort s'abat avec lui, laissant le pirate sur le sol, la lame à quelques centimètres de son visage. Il ne l'a pas touché, pour l'instant. Uniquement terrifié et c'est assez. Une litanie de mots s'échappent soudainement des lèvres de l'homme, sans que Kaze ne parvienne à suivre. Sa tête se penche sur le côté, tandis qu'il attend que Smee décide de ce qu'ils vont accomplir avec le malheureux.

A quoi bon s'égarer avec la voix, déblatérer des paroles si vides ne changera rien au sort du malheureux. Kaze patiente, jusqu'à ce que Smee décide de ce qui est une évidence. Le hachoir est bien loin, s'étant échappé des mains de son propriétaire durant le duel, ne laissant rien pour protéger l'homme. Il jure, il prie. Ou quelque chose du style, Kaze n'écoutant absolument pas ce qu'il raconte. La faux est soulevée avec aise, juste assez pour que l'ennemi ferme les yeux en pensant la fin arrivée.

Si seulement l'adolescent pouvait faire preuve d'une telle clémence.

Le coup est mineur, la lame glissant contre le front pour laisser une fine marque qui est pourtant déjà vibrante, le gel s'infiltrant au sein des chairs. Rien d'immédiat, quoique assez pour lui laisser le choix de renaître ou de mourir.

Kaze préférerait que ça soit le premier, pour qu'il rejoigne leur famille. Mais le second—l'idée de pouvoir contrôler la fin de quelqu'un—il y songe un moment, pour ensuite se tourner vers Smee, ignorant la victime à ses pieds.

Et maintenant ?