Une fraction de seconde s'étira, laissant au prêtre le temps de se questionner, peut-être…

Puis un coup de feu.

Contre les muscles tendus par l'effort de Tijl, l'animal convulsa avant d'enfin, enfin s'immobiliser. Entre ses yeux, la balle avant percé un trou sanguinolent. Un éclat d'os dépassait de guingois. Tranquillement, comme si rien n'était sorti de l'ordinaire, Smee rangea son pistolet.

– Mon cher, vous avez choisi une manœuvre risquée, commenta-t-il d'un ton neutre.

Smee connaissait bien les matelots. Suffisamment pour comprendre sans mots, en silence. Cela participait sans aucun doute au malaise que ressentaient certains face à lui. Pouvait-il lire dans les pensées ?

S'il lui était arrivé de se tromper quand, dans la fureur d'un combat, il interprétait ainsi les gestes des pirates, nul n'osait en parler. Ou peut-être que les témoins étaient morts.

Smee s'approcha du cadavre du narval et posa le bout de ses doigts contre la corne, quelque chose de songeur au fond des yeux. Pendant quelques longues secondes, il parut ailleurs, puis son regard accrocha Tijl avec surprise.

– Que disions-nous, déjà ?

Quelques pas précipités rejoignirent le pont ; une poignée de matelots attirés par le bruit du coup de feu qui avait percé la nuit malgré les sons de l'orage. Smee les ignora.

La situation est intenable. D'ailleurs, il faut toute son énergie au Frère pour lutter contre l'animal pourtant affaiblie par la perte de sang. Mais cette faiblesse, c'est par la fureur aveugle qu'il la compense. Avec un râle, il sent ses muscles fatiguer, lutter, menacer de lâcher. Et alors qu'il se sent perdre du terrain, qu'il sait que déjà, la défaite est sienne, un coup de feu. Un spasme.

Plus rien.

L'animal, dans son agonie, s'écroule un peu plus contre Tijl qui doit s'écarter vivement pour ne pas se retrouver coincé et pris au piège. Autour, rien n'a changé. L'orage est toujours présent, la houle aussi, et le Jolly Roger tangue comme jamais. Seul le cadavre du Narval témoigne de ce qui vient de se passer sur le pont. Hochant doucement de la tête à la remarque du second, encore pantelant par l'effort, Tijl rentre les griffes et se signe devant l'animal. P'pa accueille-t-il aussi de telles créatures ? C'est une chose qu'il s'est souvent demandé.

- Qui ne tente rien n'a rien. Et mes seules armes sont mes poings. Beau tir, d'ailleurs.

Il n'a jamais excellé aux armes à feux, même bien avant l'excursion à la Machine. Il respect ceux qui, comme toi, ont un réel savoir faire avec la poudre ou une quelconque arme. Mais lui même n'est clairement pas de cette catégorie-là. Du moins, pas à son avis. D'autres ne seraient pas d'accord et argumenteraient l'opposé, mais qu'y peut-il ? La vérité de l'un sera toujours fausse pour l'autre.

Tu sembles partir ailleurs alors que tu contemples l'animal et frôle la corne. Tijl se demande un bref instant ce qui se passe dans ta tête, puis chasse cette pensée d'un haussement d'épaules. Il ne fait jamais bon vouloir s'immiscer dans l'esprit de quelqu'un, qui que ce soit. A trop supposer, on se détourne de la vérité. Ta question, d'ailleurs, le prend de court. Il te rend un regard tout aussi surpris que le tiens. Un moment de flottement, puis il éclate de rire.

- Aucune idée !

Puis se tournant vers les autres matelots qui arrivent, il leur fait un salut de la main avec un sourire et son air tranquille.

- Ahoy ! Inutile de paniquer, tout va bien.

Ceci dit, de l'aide pour pousser l'animal par dessus bord serait sans doute utile. Mort, il pèse encore plus. Un regard vers toi, Tijl se demande si tu leur donneras l'ordre de l'aider à virer l'animal. Et d'ailleurs, si tu participeras, toi. Mais de là à te demander directement, non. Le prêtre s'abstient. Il ne veut pas que tu lui demandes à nouveau quel est son plan, merci bien.

À l'éclat de rire de Tijl, Smee répondit d'un sourire où il y avait plus de vide que d'émotion. Son regard suivit ensuite celui du prêtre, et soudain la solitude vola en éclats.

– Tout va bien ? s'exclama l'un des marins. Comment ça tout va bien ? C'est quoi ce foutoir ?

Smee fronça légèrement les sourcils. Aucun respect pour l'atmosphère.

– Tout va bien, dit-il d'une voix douce, à peine audible au dessus de la pluie, signifie qu'il n'y a ni danger ni manque de contrôle, mon cher. Les seules choses qui ne sont pas à leur place, présentement, ne sont qu'à quelques mètres au dessus de leur habitat, après tout.

Il y eut une hésitation, puis un autre matelot poussa légèrement un poisson du pied avant de laisser échapper un juron.

– C'est vivant ! ajouta-t-il.
– Certains le sont, en effet, admit Smee. Voulez-vous bien les renvoyer d'où ils viennent ?

Se désintéressant des marins, Smee leur tourna le dos pour observer de nouveau le cadavre du narval. Ce ne fut que quand les matelots passèrent à côté de lui pour tenter de soulever l'animal que Smee sortit de son immobilité pour se joindre à l'effort.