Ciel sourit en découvrant la fleur.

— Dépose-moi !

Un drôle de fourmillement parcourut ses pieds, puis son échine, lorsqu'il sentit le contact du sol. Il n'avait toujours pas l'habitude. Au fond, qu'il fût dans son palais ou dans sa planète, il était toujours éloigné de la terre...

— Ne regarde pas, cela m'embarrasse !

Il attendit que Dude se fut détourné et entreprit de manger un pétale. C'était difficile, il fallait le manger en entier, et sous sa forme féérique, il était extrêmement petit. La nausée le prit très vite, puis les douleurs à l'estomac, aux articulations, aux épaules, puis partout, vraiment partout. Dans un cri qu'il tenta au mieux d'étouffer, le Lorialet grandit, grandit, grandit, jusqu'à atteindre approximativement la taille d'un enfant d'à peine neuf ans. Il était ainsi bien plus petit que Dude, pourtant la taille modeste de ce dernier le frappa quelque peu.

— Oh, tu n'es pas si grand !

Il ne se rendait pas compte qu'il pouvait être un peu vexant, car le petit prince était toujours très franc.
Il observa son propre habit, son habit vert dont on sentait, en l'effleurant du regard, qu'il n'était pas fait de matières ordinaires. Puis il considéra longuement Dude de ses grands yeux pâles. Il le voyait mieux à présent, il voyait l'ensemble.

— As-tu déjà tué des choses ? Tu ressembles vraiment à un enfant. Je ne connaissais pas d'enfant chevalier.

Ils se ressemblaient un peu, finalement. Même si Ciel était plus petit, plus frêle, plus blême. Ciel, lui, ne serait jamais chevalier. Ciel était un protégé, jamais un protegeur.

Les sourcils pâles de Ciel s'arc-boutaient vaguement à mesure que le grand chevalier Dude déclamait ses exploits.

— Je suis un célèbre chevalier au Grand Arbre, je suis le seul d'ailleurs. Tout le monde me respecte !

Le petit prince ignorait à quel point les chevaliers étaient des gens respectables, au fond. Il n'avait jamais vraiment eu à respecter qui que ce fut.

— Je comprends. Moi-même, je suis le seul petit prince des fées.

Et, comme ce constat ne lui prodiguait pas la bouffée d'orgueil qu'il eût attendu, il ajouta simplement :

— Marchons un peu.

Ainsi grandi, la forêt lui faisait moins peur, bien que l'absence de Soleil lui donnât une impression d'amputation. Ils parcoururent le Bois en silence, promenant leur regard clair sur le paysage luxuriant. Les oiseaux chantaient, mais leur piaillement avait quelque chose d'intense, d'urgent et excité que Ciel trouvait un peu inhabituel.

— Les animaux me semblent énervés. Sais-tu à quoi cela est du ?

Il remarqua alors comme des taches de bleu maculaient les herbes, les branches, et même les troncs.

— Toi qui est proche du roi, as-tu reçu quelques confidences à ce propos ?

Il sentit soudainement ses ailes, qui ne l'avaient pas quitté, vibrer dans son dos. A l'endroit où se joignait la membrane et la peau, c'était même un peu douloureux.

— Ne sens-tu rien ?

L'atmosphère s'était alourdie de quelque tension étrange, étrangère.

Mais Ciel, lui, le sentait. Les fées ont ceci que les humains n'ont pas, ou que les humains n'ont plus : la Nature leur parle. Elle murmure, soupire, rit ou hurle, et c'est toute leur peau qui entend sa voix.

— Si, si. Il se passe quelque chose.

Soudain, une rafale de vent glacée s'engouffra dans la clairière et déposa aussitôt sur les arbres ce qui ressemblait à du givre, mais n'en était pas. Cela évoquait davantage une sorte de humus de... de sel.
Alors l'atmosphère changea, le sol tambourina, l'air se fit lourd et agressif. Les feuilles s’affolaient dans les arbres, les oiseaux piaillaient avec de plus en plus de frénésie.

— On doit se cach... !!

Une ombre passa entre les troncs.
Ce n'était pas là ombre ordinaire, puisque celle-ci était luisante, blanchâtre, bleuâtre. La forêt se remplissait peu à peu d'une odeur amère et salée, corrosive, pourrie. Le coeur de Ciel pépia dans sa poitrine, ses ailes vibrèrent comme celles d'une libellule.
Il se rapprocha prudemment de Dude.

— Là !!

Une silhouette, non trois !! trois silhouettes se découpèrent à travers les troncs d'argent, trois silhouettes dont la seule nuance de couleur étai ce bleu pâle, figé, mort. Elles marchaient, lentement, pesamment, vers eux...  pourtant, on croyait voir des statues. leur figure et leur corps étaient raides, leur peau plus dure que l'écorce, leur regard plus froid que la glace.
Et surtout, surtout, ils laissaient dans leur sillage une petite traînée de poudre grisâtre qui faisait gémir la terre.

— Qu'est-ce que c'est ?!! s'écria Ciel alors que le vent chargé de sodium venait griffer son visage.

Mais si lui n'avait pas la réponse, il savait en son intérieur que Dude, tout chevalier qu'il fut, ne l'aurait pas non plus.

Ce n'est que lorsque les silhouettes fantomatiques se rapprochent et atteignent quasiment la hauteur de Dude que Ciel prend conscience de la chétivité du Chevalier. Peut-être est-il de noble stature auprès de son peuple, mais il semble bien petit face aux adversaires qu'ils s'apprêtent – il ose à peine le concevoir – à affronter.

— Tu sais te servir de ton épée ? Ça pourrait être utile.

Ciel le darda sur lui un regard ahuri. Ses yeux avaient considérablement pâli sous l'effet de la peur. Du maniement de l'épée, Ciel ne savait que ce que le maitre d'arme du palais avait daigné lui transmettre. Et en vue du soin extrême que l'ensemble des employés royaux mettaient à préserver coûte que coûte son intégrité, il doutait fort de l'efficacité d'un tel enseignement.

— Ce ne sont pas des créatures du Bois Joli. Nous ne sommes pas en mesure de les battre.

Sa voix se faisait étonnamment grave et calme.

Toutefois, déjà le premier des trois apparitions se rua sur Dude et abattit son arme sur lui. Ciel poussa un cri, ce qui eut pour conséquence d'attirer l'attention du deuxième. Celui-ci fut plus lent, mais cela ne fit qu'enfler l'angoisse qui pulsait déjà dans tout son être. Il sortit son épée qui lui parut si fragile qu'on l'eut cru conçue en tige de pissenlit.
Il trouva la force de la planter, néanmoins, dans la panse de l'ennemi qui n'exprima pas le moindre choc. Une sorte de crispation se lisait sur ses traits sculptés, mais ce n'était pas la douleur, ou la faiblesse, non, le visage était en pierre et Ciel se mit à reculer avec horreur.

— Cela ne leur fait rien ! glapit-il. Ils sont immortels !

Ou, tout du moins, avoir le ventre performé d'une lame effilée ne paraissait pas précipiter leur destin.

— Chevalier Dude !

Le troisième spectre avait fondu sur le garçon.

...
Un grognement.
Suivi d'un feulement.
Un buisson frémit à leurs côtés, et chacun se retourna, y compris les spectres.
Une zébrure orange ratura le paysage et atterrit juste devant eux. Un instant, Ciel crut reconnaitre Soleil. Ce n'était pas Soleil.

— Le Renard...

Le seul Renard de l'île. Il était si effaré qu'il ne pensa même plus à avoir peur – car les fées, même grandes, n'ont guère de place que pour un sentiment à la fois.

Le Renard montrait les crocs, les babines écumantes, fixant son regard de braise sur les trois horreurs. Très faiblement, il reculait, et parfois un éclair passait dans ses prunelles, au délà de la rage, qui semblait vouloir dire quelque chose.

— Il... Ciel ne pouvait bouger. Il veut qu'on le suive !

Le chevalier Dude avait une poigne inattendue, et Ciel se laissa entrainer sans effort. Son regard céleste allait du Renard aux Ennemis et des Ennemis au Renard. Lorsque le Renard plongea au coeur des bois, Dude se précipita à sa suite et Ciel mit tout son coeur à tenir la cadence.

Pourtant, le corps souffreteux ne résista guère longtemps à l'effort intense que le Petit Prince lui infligeait. Ciel finit par s'écrouler dans l'herbe qui tapissait le Bois Joli. Le Renard stoppa sa course et se retourna :

— Prends le sur ton dos ! lança-t-il à l'adresse de Dude. *

Il les mena ensuite à ce qui ressemblait à la porte d'un terrier, dissimulé derrière de larges fougères. Il s'y engouffra, faisant signe à Dude de l'imiter.
L'intérieur était plus vaste qu'on n'aurait cru. Dude n'avait quasiment pas à se baisser pour s'y tenir. Une forte odeur de forêt, de blé, et d'autre chose qu'on n'aurait pu définir, imprégnait l'atmosphère.

— Étends le sur ce tas de feuilles, il y sera bien.

Ciel se sentit déposé sur le sol. Il ne parvenait plus à bouger, seule l'extrémité de ses doigts consentait à remuer faiblement.
Ses paupières s'ouvrirent péniblement et il aperçut la silhouette flamboyante du renard, assis face à eux.

— Vous n'auriez pu vaincre ces êtres. Ils sont le résultat d'une maladie qui affecte l'île et l'affectera à jamais.

Ciel cligna des yeux, car il lui semblait avoir aperçu des taches bleues sur la fourure de feu du Renard. Il réussit à se redresser sur les coudes.

— Que t'est-il arrivé ? demanda-t-il.

Le Renard posa sur lui un regard brillant.

— Comme toi, petit prince, je suis un enfant de l'île. Ce qui la touche me touche. Mais les êtres que vous venez d'affronter sont encore bien plus dangereux pour les gens de ton espèce que pour les miens. Il se tourna vers Dude. Jeune chevalier. Acceptes-tu d'escorter le petit prince jusqu'à l'Arbre aux Fées ? Sa planète est importante, mais elle ne suffira pas à le protéger des menaces qui grandissent dans l'ombre du Pays. Il lui faut retourner auprès des siens.

Un pincement meurtrit le coeur de Ciel, mais il ne dit rien. Au fond de lui se vouait un combat entre l'affection pour sa planète et le désir de revoir Mab.

Son regard, devenu un peu gris, glissa jusqu'à celui de Dude. Le chevalier lui apparut alors comme une version grande, forte et vaillante de lui-même. Il y eut un nouveau pincement, mais Ciel lui adressa tout de même un petit sourire.
A défaut d'être chevalier, ce n'était pas si mal d'en avoir un pour ami.

*:

Le corps de Ciel se reposait, étendu sur le tas de feuilles, mais son esprit était trop agité pour trouver la paix. Chaque fois qu'il fermait les yeux, il revoyait les erres givrés qui avaient tenté de les... les tuer, n'est-ce pas ?
Il n'y avait jamais eu de telles choses au Bois Joli. Ciel l'avait certes peu parcouru, mais Ciel était une fée, et les fées sentent quelle magie respire autour d'eux. Ciel n'avait jamais senti le souffle de cette magie-là. Un souffle froid. Un souffle salé.

— Tu devrais dormir, petit ami. Demain, tu rentres chez toi.

Les yeux bleu sombre du Lorialet fixèrent longuement les yeux dorés du Renard. Il eut un peu l'impression de s'y perdre.

— Et s'il arrive malheur au chevalier ?

Le Renard scruta Dude qui dormait bruyamment, car c'est ainsi que les humains dorment.

— Les coeurs forts trouvent toujours un moyen d'affronter les malheurs. C'est à cela qu'on reconnait.

Ciel voulut demander quelque détail à ce sujet, mais déjà le Renard s'en allait, hors du terrier, hors de sa vue, et de toutes façons, le petit prince savait que le Renard ne parle qu'en énigmes.
Quelques secondes plus tard, ses pauplières se closaient pour de bon, comme si la voix du Renard avait su déposer quelque mystérieux baume sur son âme troublée...