Février 1968Il est encore très tôt quand Brian allume le téléviseur du salon où défilent les dernières nouvelles. En vérité, elles ne sont pas brillantes. Après ces récents événements de l’autre coté du Pacifique, Johnson est bien mal barré pour les élections. Brian n’a que onze ans, il sent que beaucoup lui échappe. Mais ce qu’il retient, c’est que Papa ne rentrera peut-être pas à la maison.
Absorbé par son programme, ses yeux restent obstinément dardé sur le petit écran. Il délaise ses gestes si bien qu’il tâtone longuement de son toast avant d’enfin le fourrer dans sa bouche.
- Brian, recule-toi sinon tu vas rentrer dans Le téléviseur… émet une voix derrière lui.
Son grand frère venait de descendre à son tour. Il le jauge d’un air réprobateur. Brian s’exécute tandis que Ruben s’attable dans la cuisine. Ce dernier se met donc aussitôt au travail et tartine quelques tranches de pain avec ardeur. Maman est encore couchée, et en tant qu’aîné, Ruben n’est pas peu fier de prendre les choses en main.
Il a déjà dis-sept ans et il pense tout comprendre. Coulant un regard vers l’odieux petit écran, il grimace. Pour lui la guerre n’a aucun sens si on désire l’ordre et la paix. Il pense tout savoir mais il ignore si quand Papa rentrera, il pourra le regarder en face. C’est peut-être devenu un de ces tueurs d’enfants.
Des petits pas raisonnent en haut des marches.
- Brian, éteins ce truc ! - ‘kay.L’écran redevient sombre et opaque au moment où une fillette fait irruption dans la pièce.
- Bonjour…murmura-t-elle, encore ensommeillée.
Ruben lui adresse un sourire, Brian se contente d’un bref signe de main.
Leur petite sœur parvient non sans en effort à escalader sa chaise et contemple vaguement ses tartines sans encore y toucher. Ses yeux sont bouffis par le sommeil. Ruben dépose devant elle un verre de lait et laisse échapper un gloussement : au réveil, elle lui rappelle une petite taupe.
Carmen n’a encore que sept ans. En sa présence, la guerre n’existe pas.
- Bien dormi ? La petite secoue doucement la tête. Une expression soucieuse supplante alors le sourire de son frère qui lance un regard vers Brian. Son cadet a l’air tout aussi songeur.
Elle a de l’imagination, Carmen, mais elle n’est pas entêtée. Pourtant, elle s’obstine à prétendre qu’un fantôme toque chaque nuit à sa fenêtre. Elle dit que ce bruit l’empêche de fermer l’œil mais elle a trop peur pour aller voir de quoi il s’agit. Cela fait trois jours qu’elle passe ses nuits terrée sous ses draps, les yeux écarquillés.
- On s’en occupera ce soir. assure Ruben.
Ruben et Brian s’étaient engagés à passer une nuit dans cette chambre
hantée dans l’espoir de dissiper les craintes de la fillette. Tandis qu’elle resterait auprès de leur mère, eux, ses frères, chasseraient le vilain monstre.
- T’inquiètes, on va le poutrer, ton Dracula.Brian ébouriffe la tête de sa petite sœur sans égard pour sa coiffure. Carmen repousse ce geste affectueux trop énergique et remet ses boucles brunes en ordre.
- C’est pas Dracula ! C’est un esprit vert ! proteste-t-elle.
Il hausse les épaules. C’était presque pareil, non ?
☺ ☺ ☺
Ils devaient partir au chant du roi, mais le soleil est pourtant bien haut dans le ciel quand ils prennent la route. Parmi les passerelles enlacées, deux sentinelles se fraient un chemin sans piper mot. Ce sont deux frères, deux enfants envoyés en vadrouille sur la grève suite à des rumeurs inquiétantes.
Justice, l’aîné, ouvre la marche, sa tête est basse. Depuis une éternité déjà, il semble moins fier et noble que le laisse entendre son sobriquet. A son arrivée pourtant, quelle fierté ! Sa dégaine de cow-boy et sa droiture avait plu à l’Enfant roi qui avait alors fait de lui son shérif, un sentinelle, un applicateur de sa loi suprême, un gardien de l’ordre. Justice s’était livré corps et âme à ses nouvelles responsabilités. Puis avec du temps, avec du recul, avec sa triste lucidité, il avait compris comment les choses fonctionnaient réellement par-ici.
C’est pour de faux, un jeu parmi d’autres, de l’héroïsme en carton. Avait-il protesté, dénoncé cette offense? Non, il s’était rangé comme toujours, silencieux et sage, dans une lâche fidélité.
Pathétique imposteur. Chic justice en toc. Son idéal est sali.
Tufty, le cadet, fermait la marche, l’air tranquille. Lui ne s’était pas distingué comme l’avait fait son grand frère. Il s’était adapté, s’était intégré à la routine de l’île avec une grande facilité. Son nom lui venait de son épaisse tignasse qui lui barrait toujours la figure. Tout simplement.
Ils s’enfoncent dans les bois. Les mètres les éloignent peu à peu de leur nouveau foyer, bientôt les kilomètres. Et à mesure que la silhouette imposante du Grand Arbre disparaît sous le couvert des feuillages, Justice respire plus librement. Il en va bientôt de même pour la parole.
- Tufty ? Tu te souviens de mon vrai prénom ?Il ne se retourne pas mais il entend toujours les pas de son cadet derrière lui.
- Non mais c’est pas une grande perte. Il craignait tellement ton nom…Justice cache difficilement sa déception. Il poursuit sa progression sans émettre de commentaire mais finit par rouvrir le dialogue.
- Tufty ?- Quoi encore ?Il hésite.
- Ce serait tellement bien, l’île sans roi avec de vraies règles qu’on aurait choisit nous-même. De bonnes lois, de vraies lois…Tufty ne dit rien. Justice se retient de faire volte-face, de le secouer, de lui crier de répondre quelque chose, que c’est insupportable de parler à un mur. Mais il sait que fanfaron comme il était, son frère allait rétorquer qu’on ne lui a pas posé de question. Et c’était vrai.
- Tu me suivrais si j’avais une idée ?- Non. Elle est foireuse ton idée.Justice garde alors le silence. Oui, c’est vrai qu’elle est foireuse son idée. Et pourtant il veut agir, mais pas seul. Une tâche lui incombe et inaction lui devient insupportable.
- J’en ai marre d’être une farce…Sa voix tremble un peu.
La file ne s’arrête pas. La plage n’est plus très loin. Tufty sifflote un air qu’ils connaissent comme pour leur donner du courage. Justice reprend alors contenance, il se sait trop sentimental.
Quand ils quittent enfin les bois, la plage se déroule devant eux. Elle est blanche comme dans une carte postale. Les deux sentinelles sont à l’affut mais ne voient rien de suspects. Les éclaireurs se sont sans doute trompés
et s’était pas la première fois hum.
Justice contemple ce paysage en serrant les dents, ils avaient marché pour rien alors... Tufty, lui, s’étire tranquillement, l’air satisfait. Il a fait son travail et tant pis s’il repart les mains vides.
- Faut que j’ailles communier avec la nature plaisante Tufty en désignant les rochers au loin
Tu m’attends là ou tu t’avances ?- Je t’attends ici, je bouges pas.Justice ne préfère pas relever la délicatesse de son frère. Il le regarde plutôt s’éloigner, lui lance tout de même d’être prudent. Son interlocuteur acquiesce sans se retourner. Il ne prend clairement pas ses recommandations au sérieux. Au moins, il y a des choses qui ne changent pas.
L’aîné se laisse tomber sur la sable, le nez face au vent, aux vagues.
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Le soleil se couche mais il ne s’est toujours pas décidé. Petit bonhomme tout étiré par le deuil, terré sur lui-même : les jambes sagement repliées contre lui, entourées de ses bras. Tout près de lui, un chapeau et quelques vêtements humides sont répandus sur le sable mais il n’ose pas couler un regard sur cette pagaille.
Il hésite encore, mais il sait qu’il n’y a qu’une chose à faire : rentrer, assumer. Ce n’est pas de sa faute après tout, si son frère a suivit la marinette quand ils étaient séparés. Pas de chance, ce sont des choses qui arrivent souvent par-ici.
Pourtant, il a lui-même du mal à l’avaler.
Il gémit un peu alors qu’il ose enfin mouvoir son corps lancinant. C’est douloureux de grandir aussi vite. Il n’ose pas totalement l’étirer, et s’avance en bossu vers le rivage. Il veut voir l’étendue des dégâts de ses propres yeux.
Ses mains d’hommes, larges et gauches, se posent sur son visage, explorant du bout des doigts les nouvelles courbes de sa figure, les nouveaux angles, cette nouvelle façade. Il écarte le rideau brun qui lui barre la vue et se penche sur son reflet.
Tufty a seize ans mais il n’a pas le cœur à souffler les bougies.
- T’es son portrait craché. Le coté ahuris en prime.Non, rien à faire : il n’est pas d’humeur à rire.
Il pense trop à Justice pour plaisanter, au moment où il a tenté de le tirer de là mais n’a pu repêcher qu’un tas de vêtements, véritable loque lourde et dégoulinante. Son frère était perdu.
Tufty ne pensait certainement pas le retrouver dans sa propre image.
- Enfin, lui, il…Sa main se referme machinalement sur une poignée de boucles brunes.
- Il les a plus court.Bientôt, un touffe volette, volage. Elle est suivie d’une autre, et encore une, et encore une. Il enfile les vêtements de son frère dans un léger frisson. Il a l’impression d’être littéralement dans la peau du personnage, et cette image ne lui plait pas.
Pour la première fois, il pose le vieux couvre-chef de Justice sur sa tête. Il est prêt à rentrer à la maison.
- Bon, eh bien c’est parti… dit-il en se mettant en route.
Il dira que Tufty s’est noyé, con comme il était. On l’enterrera pas mais on dispersera ses possessions pour le plaisir de mille petites paires de mains.
Pendant ce temps, Just allait devoir faire profil bas. Il avait une idée foireuse à tenter.
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